(Cet article a été écrit par l'un de mes amis le lendemain de l'attentat contre Charlie Hebdo v , et publié dans La Quinzaine Littéraire , N° 1118, 15 janv 2015.)
A.S.
CABU 1938-2015
Vers 1964, les
lecteurs de Pilote pouvaient lire une
bande dessinée qui ne ressemblait pas aux autres, Les carnets de croquis de Cabu. Elle avait le charme d’un trait en
noir et blanc quasi töpfferien, gentiment acerbe, qui contrastait avec les
aventures infantiles et asexuées que nous lisions dans Tintin. Pour tous ceux qui venaient d’entrer au lycée dans une
ville ennuyeuse et provinciale, le personnage du jeune potache lymphatique de
Châlons-sur-Marne en proie aux brimades des pions et à la bêtise des
professeurs, amoureux de la blonde fille du proviseur, était celui d’un frère.
Il allait bientôt devenir le Grand Duduche, traverser mai 1968, la
pompidolisation, puis la giscardisation des esprits, et se faire de plus en
plus dur dans son trait et ses cibles. Même ses dessins tendres de lycée
étaient déjà empreints d’une ironie douce-amère. Ce qu’on ne savait pas était
que Cabu avait fait la guerre d’Algérie, et que sa fille du proviseur avait
d’abord été celle du colonel dans le journal Le bled de Constantine, bien que le rapport entre le lycée et la
caserne, et la haine de l’armée et de toutes les disciplines fût déjà bien
visible dans les planches du Grand Duduche. Il ne nous avait pas échappé
non plus, quand on nous montrait les couvertures sanguinolentes de Hara Kiri, avec leurs putes aux yeux au
beurre noir, leurs flics pissant dans leurs pantalons, et leurs petits Jésus en
slip entourés de rois mages goguenards parmi lesquels trônait le professeur Choron
et son fume-cigarette, que Cabu était de la bande. On rigolait à la une célèbre
du « Bal tragique à Colombey », qui allait faire changer le nom du
journal interdit en Charlie Hebdo. Dans
les années 70 Duduche s’effaça un peu devant Catherine, pensionnaire à la fois
naïve et perverse du couvent des Oiseaux, flanquée d’un petit ami anar barbu
libidineux, tous deux fumant pétard sur pétard. Puis sous Mitterrand apparut le
personnage emblématique du Beauf,
devenu nom commun. Moustachu, gras, l’œil aviné, toujours vêtu d’un survet,
flanqué d’une épouse acariâtre habillée de vestes en simili-léopard et d’une
jeune maîtresse vulgaire et dispendieuse, il est bien plus qu’une résurrection
du bourgeois du XIXème siècle, genre Joseph Prudhomme, parce qu’il est plus
méchant encore que bête. Il ne manie pas la tautologie, comme l’idiot
flaubertien, feydeauesque ou allaisien (« les affaires sont les
affaires »), mais l’énoncé empirique (« C’est l’heure du
pastis »). Le personnage a traversé plusieurs décennies : égoïste et
resquilleur mais respectueux de toutes les autorités, haineux et xénophobe,
réac, vulgaire et dragueur misogyne. Au fil des ans, il devient un néo-beauf :
à la fin des années Mitterrand il chausse des santiags, porte un catogan et
roule en 4X4, prenant des allures de Ségala. Il est protéiforme :
récemment il avait une variante sous forme de barbu islamiste, et une autre
sous forme du fils du Beauf, au crâne rasé et aux oreilles pointues. Cabu
venait de publier L’intégrale Beauf,
où l’on voit l’évolution d’un personnage, de plus en plus noir et bête au fil
des ans, rejoint par l’adjudant Kronenbourg.
Le dessin de Cabu a toujours été politique, mais se fait plus mordant encore
quand il rejoint la galerie du Canard
enchaîné: Mitterrand et ses dents
méprisantes, Le Pen et sa mâchoire carnassière, sa fille en culotte de peau,
Tapie et son costard à rayures de gangster marseillais, Chirac et son rictus, Bernadette
et son sac, Hollande l’ahuri et Ségo la Sainte Nitouche, Sarkozy et ses petites cornes de diablotin, Juppé et ses
allures à la Keaton. Cabu avait, comme Töpffer, Daumier et Wilhelm Busch, un
talent unique pour saisir en deux coups de crayon une silhouette et son
mouvement, en même temps que l’air du temps. Il savait manier la satire comme
Hogarth, et ses provocations faisaient souvent penser à un équivalent dessiné
de celles de Swift ou de Kraus, dont il partageait l’art d’envoyer à ses
adversaires des chiens de mine. Mais il appartenait bien plus à la tradition
française des Pieds Nickelés de
Forton et de Pellos (auquel son trait ressemble souvent). Il en avait, avec ses
amis Cavanna, Wolinski et les autres, créé une, que tout le monde cherchait à
imiter. L’art du caricaturiste est
rare : il doit saisir sur le vif un ethos
incarné dans l’époque, mais aussi des constantes de l’esprit et des passions
humaines. Un homme qui détestait l’armée, le sport et la religion ne pouvait
pas être totalement mauvais. Mais sa grande obsession, comme tous les grands
satiristes, était la bêtise. Dénoncer la connerie est un art classique, et
prend autant de formes que cette Méduse mortifère. En France la Gorgone a pris
depuis quelques décennies la forme d’un envahissement de l’espace public par la
religion, la montée de l’islamisme radical et du terrorisme. Cabu, comme les
hommes des Lumières, détestait la croyance et l’obscurantisme sous toutes leurs
formes. Il était anar, mais il avait des principes. Il est mort à l’âge où l’on
perd officiellement le droit de lire Tintin,
à 77 ans, le crayon et le pinceau - les armes de la liberté, de l’intelligence et
de la paix - à la main, entouré de ses compagnons de combat.
Pascal
Engel
Merci pour ce magnifique article !..
RépondreSupprimerDe rien, c'est du réchauffé
SupprimerIl me semble que Cabu était un peu las du dessin politique et de la caricature, qui expriment une certaine opinion générale, toujours pour le même public averti, qui comprend le clin d'œil et qui vieillit. On dit qu'il préférait le reportage sur la vraie vie des gens. Il avait aussi aimé faire du dessin pour les enfants à la télévision, avec ingénuité, et il retournait perpétuellement dans les ateliers des Beaux-Arts. Sa vraie passion était la forme, pour ne pas dire l'Art, davantage que la politique ou les idées.
RépondreSupprimerOui, c'est très juste, mais les grand caricaturistes - Daumier par ex - s'intéressent aussi à la forme. Pense à la tête de poire de Louis philippe. Ils cherchent les morphologies et les structures, y compris dans la politique et la société. Il a décrit les formes de la société française de 1960 à 2015. Par exemple le beauf était devenu à la fin un beauf *islamique* ! cà c'était bien vu !
RépondreSupprimerCabu était-il gauchiste ? Mais qu'entend-on par gauchiste ? On a dit que "Charlie Hebdo" était le journal de "l'entre-deux-mai", mai 1968 et mai 1981, période pendant laquelle le gauchisme revendiqué a suivi une courbe descendante. Comme "Charlie", Cabu était plutôt satirique, critique, et défenseur d'un humanisme des droits de l'homme. Néanmoins, les lecteurs de l'époque considéraient "Charlie" comme un journal gauchiste. Pourtant, Cabu avait bien aussi un côté anarchiste "baba cool" et on n'imagine pas le "Beauf" sans Mai 68. Cependant, la charge de Cabu était moins dure que celle d'Yves Boisset, dans "Dupont Lajoie". Le "Beauf" est capable d'évoluer et de s'embourgeoiser.
RépondreSupprimerPour les sociologues qui étudient la France de la "mutacrise", celle qui a continué de changer, malgré la crise des années 70, Cabu est un symbole. Sa mort a attristé la France, davantage que celle de Wolinski. Après avoir été le dessinateur culte des baby-boomers, Cabu, l'éternel Duduche à la mèche blonde et aux pulls flous, fut à la télévision celui de leurs enfants, qui sont devenus des bobos et des hipsters. Cabu était multigénérationnel. Il était le révélateur de l'accroissement du poids statistique de la jeunesse dans la société française.
Si c'est à moi que vous posez la question, je n'ai, que je sache, dit nulle part que Cabu était gauchiste. A mon avis Cabu est bien plus qu'un reflet de la société. Il est un dessinateur de l'espèce de Daumier , de Busch , de Töpffer, c'est à dire des morphographes.
RépondreSupprimerQuand Cabu faisait de la télévision pour enfants, et qu'il immortalisait l’animatrice Dorothée en trois coups de crayon, il ressemblait à un personnage de Truffaut. Dans « L’Amour en fuite », Antoine Doinel avait lui aussi affaire à Dorothée, sa voisine, pour laquelle il faisait quelque chose de fou : il modifiait la fin de son roman, car elle ne supportait pas la mort de l’ héroïne !
RépondreSupprimerAvant de mourir, Truffaut avait de grands projets pour Dorothée, sa future muse après Claude Jade, et Cabu y était peut-être pour quelque chose. Etaient-ils dans le jeunisme, comme les sociologues des révolutions de la France en crise après 68 (P. Ory, J.-F. Sirinelli) le donneraient à penser ? L’image de la télévision avait changé, sans doute parce qu’ elle était devenue la culture des jeunes.
Il reste que l’on n’ imagine pas le Professeur Choron, ni Cavanna, en Antoine Doinel, et que Dorothée n’ était vraiment pas leur type de femme.
Oui, Cabu est un peu de dernier représentant de cette génération truffaldienne, avec Jean Pierre Léaud, peut être Dorothée ( qui est quand même plus inconsistante, Truffaut s'est reporté sur Nathalie Baye (voir l'(autel des morts, très bon film qu'on ne revoit jamais) . Je peine à trouver des gens du même genre aujourd'hui. Emmanuel Mouret ? Peut être Mathieu Amalric ? Ils sont loin de Léaud je trouve.
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