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dimanche 18 mai 2014

Polémique


       Dans son dernier article dans la NRF, « Qu’est-ce que la critique ? »  (1er mai 1954, 814-822), Julien Benda écrivait : « On confond l’examen d’un ouvrage de l’esprit avec celui d’une personnalité ; au lieu de faire de la critique littéraire, on fait de la psychologie. » Il dénonce l’intérêt que l’on porte à la biographie et à la psychologie des auteurs, l’idée que l’on doive « coïncider, communier avec le créateur » pour en faire la critique. Pour lui le critique « doit chercher la vérité en se détachant de sa direction naturelle pour son époque ». « La critique, dit Benda, c’est le jugement ».
      Il y a belle lurette que plus personne ne voit les choses ainsi. Qu’il s’agisse de livres, de films, de pièces de théâtre, de disques, de concerts ou d’opéras, ou même d’un simple spectacle, si l’on écrit quoi que ce soit à ce sujet, sous quelque support, il est devenu impensable de détacher la critique qu’on en fait de la personne de l’auteur et de l’époque, non pas parce qu’on ferait de la psychologie – il y a bien longtemps aussi qu’on y a renoncé et qu’on dénonce le psychologisme– mais tout simplement parce que plus personne ne croit que la critique puisse être objective. Du temps de Benda on pouvait encore croire que le critique et l’auteur avaient avoir quelque chose en commun – et c’est pourquoi la conception fusionnelle que Benda attaque avait encore cours, mais de nos jours plus personne n’y croit. La critique aujourd’hui semble reposer sur deux principes plus ou moins explicites : a) le critique n‘exprime que son propre point de vue, nécessairement subjectif et donc, s’il est négatif , encore plus subjectif, car (b) la règle implicite de toute critique est qu’elle doit plaire avant tout à l’auteur et à ses représentants (éditeurs, agents, affidés)  et servir exclusivement à faire sa publicité, donc ou bien le critique est un cire bottes ou il est hargneux et mauvais, mais subjectif et donc injuste- où l’injustice signifie « méchant envers moi et mes amis». Bien entendu on ne cessera pas de parler du « film le plus Y de tous les temps » comme Hollywood en a promu le concept depuis des lustres (tout film produit en Californie est comme le Grand Canyon : unique), du livre le plus Z de l’histoire de l’humanité, de la représentation théâtrale la plus W depuis Hernani», de l’acteur le plus Z depuis Mounet-Sully » , du  chanteur le plus R depuis Caruso, etc.).  Mais alors qu’est-ce, pour notre époque, que la justesse critique ? Comme on ne peut pas plaire à tout le monde, c’est de ne déplaire à quiconque. Ajoutez à cela le principe selon lequel il y a des occasions multiples de déplaire, et vous obtenez la base de la correction politique, dont l’essence est que tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, et si possible au degré maximum et dans tous les mondes possibles, comme dans le système du Docteur Pangloss. Comme le dit encore Benda, on remplace la critique de discussion par la critique de concussion  ( "Sporades", NRF 264, 1935, p.350)

    Le résultat est que l’on ne sait plus, quand un compte rendu dit du bien d’un livre, s’il en dit en fait du mal. Mais aussi que quand un compte rendu dit du mal, on est incapable d’y voir autre chose que de la polémique. La plupart du temps on appelle polémique le fait de s’attaquer à des personnes plutôt qu’à des idées, de pratiquer l’argument ad hominem. On pourrait s’attendre à ce que nos contemporains, quand ils réprouvent la polémique, éprouvent à l’inverse un grand sens de l’argument et de la nécessité d’invoquer des raisons objectives de ce que l’on avance dans une discussion. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire il semble que même la simple discussion des idées ou l’argument pro et contra,  argumentée, soit a priori considérée comme polémique. En bref, la moindre critique ou le moindre dissentiment, même formulés raisons et arguments  à l’appui, sont à présent traités comme « polémique ». Par un tel critère des disputes philosophiques célèbres du passé (pour ne pas parler de celles qui agitèrent les Lettres, comme la querelle des Anciens et des Modernes)  comme celles du bergsonisme, de l’existentialisme et du structuralisme, la controverse entre Gilson et Bréhier sur la philosophie « chrétienne », ou la querelle « Alquié –Gueroult » sur la lecture de Descartes, apparaissent comme des « polémiques ». Nombre d’écrivains, comme Paul-Louis Courier, William Hazlitt ou Karl Kraus, mais aussi Benda (et ceux qui écrivent sur lui), doivent leur défaveur littéraire au fait qu’on les présente comme des « polémistes ». C’est encore plus vrai en philosophie.
    Mais encore faut-il savoir de quoi on parle. Il y a deux sortes de polémiques et de conflits. Les unes mettent en jeu des acteurs qui partagent les mêmes arrière-plans, les mêmes règles, les mêmes objectifs intellectuels, et qui sont des pairs intellectuels, non pas au sens où ils savent les mêmes choses, mais au sens où ils respectent les mêmes valeurs, et sont par là même respectueux des opinions d’autrui. Cela n’exclut pas des épisodes très rudes, comme me le disait jadis un de mes collègues français ayant beaucoup pratiqué les universités américaines : « C’est extraordinaire  combien ils se chient sur la gueule ». Mais ces épisodes, tout le monde les supporte, car ils viennent sur fond d’un accord fondamental, comme c'était le cas des discussions de Malebranche et d'Arnauld, de Leibniz et de Bayle, de Descartes et de ses objecteurs. Les autres polémiques mettent aux prises des gens qui ne partagent ni principes ni méthodes. C’est peut- être dans celles-là qu’il faut être le plus possible poli tout comme on mettait jadis les patins quand on entrait dans un appartement bourgeois au parquet ciré, ou comme quand des touristes ont à traverser un petit village dans un pays un peu sauvage, où tous les habitants se réunissent le soir sur la place du village et regardent d’un mauvais œil les étrangers. Peut être est-ce que nos contemporains veulent : comme il ne peut pas y avoir d’accord, car il n’y a pas de dialogue rationnel possible et que la raison est impossible, il faut mettre les patins quand on parle aux gens, il faut marcher sur des oeufs. 

   Michel Foucault écrivait : 

     « Je n’aime pas, c’est vrai, participer à des polémiques. Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en usent. A cette différence, je tiens comme une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l’autre. Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d’élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même… Le polémiste, lui, s’avance barbé de privilèges qu’il détient d’avance et jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits droit qui l’autorisent la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste, il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont  l’existence constitue une menace… Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. » (« Polémique, politique et problématisations »,  Dits et écrits, IV, p. 5991).  

    Il est extraordinaire que ce soit un intellectuel nietzschéen, pratiquant une grande violence dans l’interprétation et conscient du fait que la vie intellectuelle est un état de guerre de tous contre tous et ne faisant pas mystère du fait qu’il se tenait lui-même dans un telle position agonistique,  n’ayant lui-même pas rechigné à la polémique (par exemple dans sa fameuse querelle avec Derrida sur « Mon corps ce papier, ce feu »  ) qui vienne nous rappeler des règles de bienséance qui, bien qu’elles fussent sans doute au fronton des salons du XVIIIeme siècle, n’ont sans doute jamais respectées, ni même depuis lors. Foucault est encore plus hypocrite quand il nous dit qu’il entend respecter « toute  une morale, celle qui tient à la recherche de la vérité et la relation à l’autre », alors qu’il ne cesse de dénoncer la vérité comme un idéal creux.  Le moins que l’on puisse dire est que Foucault ne manquait pas de culot. S’il avait vraiment respecté la vérité, il aurait accepté la polémique, et il aurait vu que le vrai polémiste ne s’accorde aucun droit, mais au contraire respecte ses devoirs envers la vérité. Si le philosophe poitevin assimile, comme le font la plupart de nos contemporains, la polémique à l’impolitesse, à la haine ou à l’insulte, c’est parce qu’il refuse de voir dans celle-ci l’expression normale de la critique. Car la polémique ne veut dire insulte ou attaque ad hominem que pour ceux qui croient qu’il ne peut jamais y avoir de discussion rationnelle et pour ceux qui réduisent l’accord rationnel au consensus.  La vraie discussion rationnelle et la saine critique est nécessairement polémique. La converse ne vaut pas, mais uniquement parce que les polémiques d’aujourd’hui sont devenues des insultes, reposant sur des pétitions de principe, et parce que les gens mêmes qui sont supposés représenter l’esprit en ont totalement perdu les lois. Les polémiques du passé portaient souvent sur de grands sujets opposant des auteurs sur des thèses et sur des grandes orientations intellectuelles : les adversaires ne discutaient qu’à partir des points d’accord. C'est ce que voyait Deleuze à la différence de Foucault, mais pour rejeter la discussion: "Comment discuter si l'on a pas un fonds commun de problèmes, et pourquoi en discuter si l'on en a un ? ». Pour lui la discussion, c'est du simple bavardage : il ne venait pas à l'esprit à Deleuze qu'on puisse s'accorder sur un certain nombre de principes, mais néanmoins discuter.  Alquié détestait Guéroult, mais il se battait avec respect de l’adversaire. Bréhier et Gilson n’était pas amis mais ils savaient ce que controverser veut dire. Ces disputes avaient du sens. La question de savoir si l'on peut être philosophe et croyant est encore essentielle, surtout en nos temps où la fondation Templeton distribue des millions de dollars à des philosophes universitaires, et où le relativisme vient au secours de la religion.  Les querelles d’aujourd’hui portent essentiellement sur des imputations qui sont autant de pétitions de principe: « antisémitisme »  « homophobie », «  antiféminisme », « philosophe analytique », « infâme continental ». On n’accuse plus X ou Y de soutenir telle thèse au nom de telle autre thèse, et on ne donne plus d’argument. On accuse simplement X ou Y de culpabilité par association. Dans l’affaire Sokal, on ne s’intéressa qu’au fait que des intellectuels français étaient attaqués, pas au contenu de leurs écrits, qui eût suffi à faire preuve (négative). Dans l’affaire Heidegger, on ne s’intéressa qu’aux affiliations du Recteur de Fribourg au parti nazi, pas à nature de ses écrits philosophiques (qui ne résistent pas à l’examen, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la politique ou l’idéologie), dans l’affaire Benda on ne voit que les noms villipendés, comme celui de Bergson,  pas les arguments. Si seulement les gens pouvaient s’envoyer à la figure des : «  Espèce de pétitionnaire principii ! Vas donc,  eh ! non sequitur !  Vas te faire voir, espèce d’ignorant d’elenchi ! » Au moins les sophistes de jadis, les Gorgias et Protagoras, savaient ce qu’était un sophisme. 

    Ce qui vaut de la polémique vaut aussi de la satire. La satire est tenue comme de la polémique, et condamnée pour cela. Mais la satire et la polémique sont  l’essence de l’automobile de l’esprit.

PS. JC Milner, Y a t- il encore une vie intellectuelle en France ? Verdier 2002,  et  Jacques Bouveresse, « Polémique et consensus » , in Valérie Robert, ed. Intellectuels et polémistes dans l’espace germanophone, Presses de la Sorbonne nouvelle 2003, ont dit tout cela bien mieux que moi.