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vendredi 30 octobre 2015

Nuit d'octobre

                                                             

                                                                         jardin d'octobre 2015


     Un philosophe se demandait un jour d’octobre pourquoi il avait consacré la majeure partie de son travail à discuter de la question des normes, des raisons, et de la nature de la raison et de la vérité, plutôt que de s’intéresser directement aux vérités elles-mêmes, et défendre à leur sujet telle ou telle thèse.
     Peut-être devrait-il– devra-t-il - finir comme ces deux « philosophes marseillais » dont parle Nerval dans Les nuits d’octobre, l’un de ses plus charmants textes.


«  Nous nous entendons si bien, mon ami et moi, qu'en vérité, sans le désir d'agiter notre langue et de nous animer un peu, il serait inutile que nous eussions ensemble la moindre conversation. Nous ressemblerions au besoin à ces deux philosophes marseillais qui avaient longtemps abîmé leurs organes à discuter sur le grand Peut-être. A force de dissertations, ils avaient fini par s'apercevoir qu'ils étaient du même avis, - que leurs pensées se trouvaient adéquates, et que les angles sortants du raisonnement de l'un s'appliquaient exactement aux angles rentrants du raisonnement de l'autre.
Alors, pour ménager leurs poumons, ils se bornaient, sur toute question philosophique, politique ou religieuse; à un certain Hum ou Heuh, diversement accentué, qui suffisait pour amener la résolution du problème.
  L'un, par exemple, montrait à l'autre, - pendant qu'ils prenaient le café ensemble, un article sur la fusion.
  « Hum ! disait l'un.
  - Heuh ! » disait l'autre.
  La question des classiques et des scolastiques, soulevée par un journal bien connu, était pour eux comme celle des réalistes et des nominaux du temps d'Abailard.
  « Heuh ! disait l'un.
  - Hum ! » disait l'autre. »*


    Un wittgensteinien soutiendrait sans doute que la philosophie ne va pas au-delà et n'a pas à aller au delà. Le philosophe est comme ce mauvais orateur que cite Gérard , qui veut donner tous les détails: 


« En effet, le roman rendra-t-il jamais l'effet des combinaisons bizarres de la vie ! Vous inventez l'homme, ne sachant pas l'observer. Quels sont les romans préférables aux histoires comiques, ou tragiques d'un journal de tribunaux ?
  Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client s'était embarqué, s'exprimait ainsi : « Il se lève, - il s'habille, - il ouvre sa porte, - il met le pied hors du seuil, - il suit à droite la voie Flaminia, - pour gagner la place des Thermes », etc., etc.
  On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port; - mais déjà il vous intéresse, et, loin de trouver l'avocat prolixe, j'aurais exigé le portrait du client, la description de sa maison et la physionomie des rues; j'aurais voulu connaître même l'heure du jour et le temps qu'il faisait. - Mais Cicéron était l'orateur de convention, et l'autre n'était pas assez l'orateur vrai.

    Le philosophe est assez content, quand, comme Musset, ce garçon coiffeur qui avait un moulin à musique dans son coeur  (dont sans doute le titre inspire ironiquement Gérard), il peut dire

 
Jours de travail ! seuls jours où j'ai vécu !
Ô trois fois chère solitude !
Dieu soit loué, j'y suis donc revenu,
À ce vieux cabinet d'étude !
Pauvre réduit, murs tant de fois déserts,
Fauteuils poudreux, lampe fidèle,
Ô mon palais, mon petit univers    

    (Musset, La nuit d’octobre)


Et quand on est dans son cabinet, on doit être prolixe. Et donc de refuser la tentation wittgensteinienne de la promenade automnale. 

*  Ces deux philosophes sont ce que l'épistémologie contemporaine appelle des "pairs épistémiques".

mercredi 28 octobre 2015

Une infâme torture



Dans un article sur le bizutage dans le Monde ( 28.10.15) on lit que les bizuteurs soumettent les bizutés à d'infâmes tortures telles que  :

" C’est un vrai lavage de cerveau que les anciens font subir aux nouveaux : privations de sommeil et de nourriture, textes à apprendre par cœur, etc." 

 Ainsi obliger quelqu'un à apprendre par coeur, comme les fables de la Fontaine,  les tables de multiplication et de conjugaison, des poésies de Ronsard, Hugo, Baudelaire et de Mallarmé, de longues tirades de Corneille et de Racine, des centaines de mots latins, grecs, anglais, allemands, italiens, espagnols, le Desdichado de  Nerval, les Tables de la loi les paraboles du Christ, la liste des rois de France, celle des départements, la Marseillaise, la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, les formules algébriques de base, celles des équations du second degré, la liste des règles d'inférence de la logique élémentaire, la table des catégories d'Aristote, l'arbre de Porphyre, la liste des règles de la Méthode de Descartes et ses preuves de l'existence de Dieu, la table des catégories kantiennes et la formule de l'impératif catégorique,  les canons de l'induction de Stuart Mill, les deux règles de justice de Rawls, etc. seraient des formes de lavage de cerveau? 

J'avoue avoir bizuté des générations d'étudiants, en leur infligeant ces sévices, pire que sexuels, après avoir subi moi même les mêmes.






jeudi 15 octobre 2015

Roc


     "Tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc"
              

   On apprend que Charlotte Marie Pomeline Casiraghi, de la famille princière de Monaco,  égérie hippique de la marque Gucci, et people, veut faire de Monaco "la capitale de la philosophie" (information parue dans les In-rocks). Les philosophes ne doivent pas dédaigner le mécénat, et ce n'est pas la première fois que les Princesses aident la Pensée à s'épanouir. Les exigences du Rocher étant élevées, il serait un peu bêta de se contenter de discuter, comme la plupart du temps, du bonheur, de l'amour, voire de l'inégalité. Voici donc quelques conseils de sujets adressés à son Altesse pour des colloques sur le Rocher.


- La régression de Bradley est-elle inévitable pour un nominalisme de la ressemblance?
- L'argument anti-lumineux admet-il des exceptions?
- Tropes ou paquets de propriétés? Faut-il choisir?
- Peut-il y avoir une théorie adverbiale de la pensée conceptuelle?
- La phénoménologie cognitive s'étend-elle  au raisonnement déductif?
- Devoir faire quelque chose est-ce être justifié à croire qu'on doit le faire?
- Peut-on passer d'un doit à portée étroite à un doit à portée large?
- La suspension du jugement est-elle une action ?
- Les normes subjectives l'emportent-elles sur les normes objectives?
- La vérité correspondance est-elle incompatible avec le pluralisme aléthique? 

Exercice : proposer des sujets philosophiques à Madame Casiraghi

PS je ne voudrais pas donner l'impression de me moquer d'une Principauté voisine. Elle n'est que le microcosme de ce qui se produit ailleurs en philosophie.

dimanche 11 octobre 2015

Oi barbaroi einai edo

                             " Quel est l'animal qui préfère être informaticien ou médecin qu'égyptologue? "

     Les Français ont bien tort de ne pas lire les journaux suisses. Ils annoncent souvent des tendances qui s'imposeront ensuite chez les voisins européens.

     M. Tibère Adler, du Think Tank "Avenir Suisse" a des propositions quasi japonaises pour l'enseignement et la recherche en sciences humaines en Suisse. S'il regrette le radicalisme japonais en la matière, il propose deux solutions permettant de faire des économies : cesser de faire appel à l'idée d'un "université généraliste" accrochée à l'idéal obsolète du savoir et favoriser les MOOCs. On pourra ainsi supprimer des chaires dans des disciplines inutiles telles que l'égyptologie ou la linguistique. Cela n'impliquera pas l'abandon du savoir, puisqu'il suffira de coller les étudiants qui ont encore envie de s'instruire de ces disciplines devant des MOOCs. En fait, on aurait dû y penser avant. Car plutôt que de se désoler de la perte de Palmyre, on aurait pu se dire que si on avait un MOOC sur le sujet, tout le monde aurait été satisfait. Car pourquoi aller se balader dans un désert syriaque brûlant , infesté de serpents et de terroristes, pour aller voir trois colonnes branlantes? Les palmyrologues seraient bien mieux employés à faire des MOOCs.

    Il y a deux ans, quand j'ai écrit sur les MOOCs et dénoncé le projet rampant de voir des pans entiers des enseignements être purement et simplement remplacés par des MOOCs, et les cours en "présentiel" supprimés, les enseignements avec, pour ne laisser plus que dans les universités des enseignants producteurs de MOOCs, on m'a dit que j'exagérais, que je forçais les choses polémiquement, et que jamais il n'était question de supprimer des enseignements en les remplçant par des MOOCs, mais seulement d'améliorer les enseignements existants. Mais quand on lit ce que dit M.Adler, le projet est sans ambiguïté: 

" Le Japon a récemment transmis à ses universités des directives recommandant d’«orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande». Dans le collimateur: les sciences humaines et sociales (SHS), avec la conséquence prévisible et souhaitée par le gouvernement d’une drastique réduction des dépenses universitaires dans ces domaines. Le Japon fait donc un choix de priorités: les formations répondant bien à la demande du marché du travail seront mieux financées que les autres. En Suisse, l’UDC propose de diviser par deux le nombre d’étudiants dans les SHS ou d’y instaurer un numerus clausus, au motif que ces étudiants ne trouveraient pas d’emploi à leur sortie de l’Université.
Le cas japonais interpelle, car il rappelle crûment que les hautes écoles n’ont pas de ressources illimitées ni de budgets extensibles à l’infini. Même dans la prospère Suisse, elles doivent fixer des priorités pour leur financement. Mais selon quels critères décider? Privilégier les filières les plus porteuses sur le marché de l’emploi? Réduire le financement de celles qui «génèrent» le plus de chômeurs? Plus de médecins, moins de sociologues? Encore plus de juristes?
Le critère de l’utilitarisme sur le marché de l’emploi doit être pris en compte pour définir des priorités de formation: il n’est pas absurde que la Suisse affecte une part croissante de ses dépenses universitaires pour former des informaticiens ou des médecins, plutôt que des linguistes ou des égyptologues. Mais ce critère ne tient pas compte d’autres dimensions de transmission du savoir, considéré comme un rôle de civilisation. Et il serait totalement contre-productif dans la recherche: condamnés à devoir prouver des résultats économiques, les chercheurs vivraient dans la hantise de l’échec, inhibant ainsi tout esprit d’innovation.
De nombreuses disciplines universitaires, dont les SHS, n’échapperont pas à une réduction de leurs ressources financières. Plutôt que d’y voir à chaque fois une «guerre contre le savoir», la Suisse devrait prendre en compte quelques dimensions nouvelles:
– La qualité prime plus que la quantité. La Suisse compte cinq institutions universitaires classées dans le top 100 mondial. La préservation d’un tel résultat exige une concentration des ressources financières sur quelques filières du plus haut niveau. Le Japon n’a que deux Universités dans ce classement, alors que le pays compte près de 180 universités publiques.
– La «vraie» concurrence dans l’excellence est internationale, et non plus interne à la Suisse. Les SHS doivent créer des pôles d’excellence nationaux, et ne pas disperser les efforts et les chaires, sous couvert de maintien d’une Université «généraliste», concept flou qui masque souvent l’incapacité à faire des choix.
– L’accès au savoir international doit être favorisé et préservé. La Suisse n’a pas les moyens d’exceller dans tous les domaines. Mais une renonciation à financer nationalement une discipline ne signifie pas un abandon complet: la Suisse doit tenter de garantir l’accès de ses chercheurs et étudiants les plus motivés aux meilleures filières du monde, à l’étranger (par un système de bourses et d’accords). Bien entendu, une telle politique exige la réciprocité et l’accueil en Suisse d’étudiants étrangers dans nos propres filières d’excellence.
– Le savoir universel n’a jamais été aussi aisément accessible. La transmission du savoir ne doit plus nécessairement être assumée physiquement et localement pour chaque discipline dans chaque institution. Le développement des formations en ligne (MOOCs, pour Massive Open Online Courses) permet aux hautes écoles une large et efficace dissémination du savoir. L’EPFL, mais aussi les Universités de Genève et de Lausanne, sont des pionniers en la matière. Inversement, chaque résident en Suisse a accès aux MOOCs du monde entier. Le rôle de transmission et de préservation du savoir peut donc être partiellement assumé sous des formes moins onéreuses que le financement classique des hautes écoles actuelles."

Le Temps, 10 oct. 2015