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mardi 3 décembre 2019

Benda et le colonel Picquart





Baudelaire a dit : « Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires » Chienne lambda, je vais à mes affaires de concert. Mais cela ne m’empêche pas de contempler de loin celles des hommes, et notamment la plus célèbre d’entre elles, l’Affaire.

                                                                                                       Angela Cleps 





     Julien Benda a déclaré dans sa Jeunesse d’un clerc (1937) que pour lui l’affaire Dreyfus était le “Palladium de l’histoire”. Il nous dit qu’elle a joué un rôle capital dans l’histoire de son esprit car « par elle il  [lui] fut donné de [se] connaître en tant que rationaliste absolu, j’entends qui, en face d’un conflit mettant aux prises les intérêts de la raison et ceux du social et du national, opte violemment et sans le moindre balancement pour les premiers ». Disant cela, il s’oppose autant aux anti-dreyfusards qu’aux dreyfusards, à l’armée et aux nationalistes qu’aux « intellectuels » du parti révisionniste de gauche qui soutint Dreyfus. Les uns et les autres, selon Benda, commettent le même crime contre la raison, qui est d’embrasser une cause parce qu’elle sert leurs sentiments, leurs valeurs sociales et leurs attitudes temporelles. Il déteste tout autant le parti nationaliste de Brunetière, de Barrès et des antisémites que celui du « judaïsme larmoyant » qui se porte au secours de Dreyfus parce que juif, et non parce que victime d’une injustice et d’une offense à la Vérité. Elle fut pour lui , nous dit-il, son Ultimi barbarorum. Il compare sa position à celle qu’il eut quand, ayant pu bénéficier d’un passe droit grâce à des protections, obtint à un certificat de géographie à la Sorbonne une bonne note à sa licence, et porta en place publique la note indue dont il fut bénéficiaire (cela rappelle l’anecdote du jeune Benda à l’école, qui, collant sur la géographie au tableau refuse qu’on lui souffle la réponse).
   Benda dit même qu'il voudrait qu'il y eût "une affaire Dreyfus en permanence."  Les anti-Dreyfusistes pensaient de même. Cela me rappelle mon grand père, de la classe 1877 , qui 80 ans plus tard,  répétait encore: "Dreyfus était coupable".  

    Pourtant, le rôle que joua Benda dans cette affaire fut mineur. Il se limite à ses contributions à la Revue blanche, qui coïncida avec son entrée dans le monde des lettres. Là il fréquenta le Gotha : Rachilde, Valette, Jarry (qui dans La chandelle verte et dans sa pièce L'île du diable a une analyse étonnante de l’Affaire*)



les byzantins l'ont dans l'baba


, mais aussi Blum, Porto Riche. Il en sortit les dialogues à Byzance, qui sont des commentaires de tous les épisodes de l’Affaire juste avant le procès de Rennes. On y trouve déjà tous ses thèmes rationalistes, l’anticipation de son œuvre future. Les déboulonnages de Mercier, du Paty de Clam, de Brunetière, Lemaître, y sont mordants. Il attaque la rhétorique et la logique des arguments anti-dreyfusards et s’essaie à sa théorie pré-paretienne et post-schopenhauerienne selon laquelle les gens prônent des idées parce qu’ils ont des sentiments, et transforment leurs sentiments en idées, qu’il défendra dans Mon premier testament, quand il aura, juste avant la première guerre, rejoint Péguy, et communié avec lui dans la mystique, avant qu’elle ne sombre en politique. Il y donne des analyses des textes du procès de Rennes, de la presse, et fait un travail essentiellement polémique et refuse de s’intégrer au groupe de « purs littérateurs » autour de la revue, qui l’agace . Il participa peu aux actions dreyfusardes proprement dites. Il se moque de Zola, qu’il trouve juste « un brave homme ». Il rencontra plus tard Dreyfus et le trouva falot. Au moins ne fut-il pas, comme Valéry et Gide, anti-dreyfusard. Il assista néanmoins au procès de Rennes, et s’adjoint aux groupes dreyfusards qui fréquentaient le Restaurant hotel des Trois marches.


 
Les trois marches, Rennes 1899



 Il y rencontre deux personnages. Le premier est Picquart. Le second est Jaurès. De ce dernier Benda confie qu’il fait partie de ce genre d’hommes dont il a une aversion organique pour sa continuelle éloquence (« sa voix répondait pour son esprit ; bien que nous fussions une dizaine il parlait pour trois mille personnes »). De Picquart, Benda dit

    « Evident patricien, adapté par toute sa personne à la médiation solitaire, visiblement gêné du tapage dont il était le centre. D’une culture très poussée, notamment musicale, il me contait que, dans sa prison, un de ses baumes était de s’asseoir sur son lit de fer et de se réciter une sonate de Beethoven. Il les savait à fond.




Comme je venais de lui jouer par cœur l’Aurore et avais très légèrement changé quelques mesures du finale, il m’en fit, sans ombre de pédantisme mais très exactement, la remarque. Je lui demandais un jour s’il jouait lui-même. « Oh non ! me dit-il comme avec la pudeur du page parlant de sa dame, j’aime trop la musique pour cela. Sa religion évidente pour l’état militaire donnait sa philosophie, on pourrait dire à sa mélancolie, une tenue toute spéciale, comme on la voit chez les Vauvenargues et les Vigny, dont il semblait un fils et dont la race m’a, pour cette cause, toujours fort retenu. Je n’oublierai jamais le regard de charité si haute qu’il donna à Dreyfus ( c’était la première fois qu’il le voyait) quand il s’assit devant la table du Conseil de guerre de Rennes pour lire sa déposition. Son bon goût a sûrement souffert quand, rentré dans l’armée, jeune général tout à son cher devoir sur le terrain de manœuvre, la brutalité de Clémenceau le fit ministre de la Guerre pour le jeter à la face de l’ennemi politique. avec tristesse il aurait dit : « Je ne peux pas lui refuser ». son image, que je n’ai jamais qu’entrevue, me reste comme un des plus beaux poèmes de l’espèce humaine » ( la jeunesse d’un clerc, première ed. Gallimard 1937, p.212)

  

   
     

Il était clair que Picquart était platonicien en musique, comme Peter Kivy.  ( mais Benda se trompe sans doute: Piquart jouait du piano, et était un ami proche de Gustav Mahler)*. Plus tard Benda avoua  le sien, en fermant son piano: ce qu'il n'acceptait plus dans la musique , c'est le son.



* cf L’Île du Diable. Pièce secrète en trois ans et plusieurs tableaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1972 et les analyses de Assia Kettani
Tout lecteur d'Ubu aura aussi reconnu Mercier, Billot ou Gonse dans Ubu, et Dreyfus dans le Capitaine Bordure.
 
** l'historien Philippe Oriol, auteur d'une somme sur l'Affaire ('Histoire de l'affaire Dreyfus : de 1894 à nos jours, vol. 1 et 2, Paris, Les Belles Lettres, , a aussi écrit que Picquart était un faux ami de Dreyfus, exhibant des propos antisémites de ce dernier. Un antisémite ami de Mahler. Benda lui-même passe, aux yeux de Louis Albert Revah, pour un juif antisémite.  Sartre disait: un anticommuniste est un chien. et il fut lui-même anticommuniste. Je suis moi-même une chienne
anti-canine.


ADDENDUM 
Dans Mr Bergeret à Paris on trouve un portrait de Picart très semblable à celui deBenda :


» Et dans ce bureau même il se trouva un homme qui ne ressemblait nullement à ceux-là. Il avait l’esprit lucide, avec de la finesse et de l’étendue, le caractère grand, une âme patiente, largement humaine, d’une invincible douceur. Il passait avec raison pour un des officiers les plus intelligents de l’armée. Et, bien que cette singularité des êtres d’une essence trop rare pût lui être nuisible, il avait été nommé lieutenant-colonel le premier des officiers de son âge, et tout lui présageait, dans l’armée, le plus brillant avenir. Ses amis connaissaient son indulgence un peu railleuse et sa bonté solide. Ils le savaient doué du sens supérieur de la beauté, apte à sentir vivement la musique et les lettres, à vivre dans le monde éthéré des idées. Ainsi que tous les hommes dont la vie intérieure est profonde et réfléchie, il développait dans la solitude ses facultés intellectuelles et morales. Cette disposition à se replier sur lui-même, sa simplicité naturelle, son esprit de renoncement et de sacrifice, et cette belle candeur, qui reste parfois comme une grâce dans les âmes les mieux averties du mal universel, faisaient de lui un de ces soldats qu’Alfred de Vigny avait vus ou devinés, calmes héros de chaque jour, qui communiquent aux plus humbles soins qu’ils prennent la noblesse qui est en eux, et pour qui l’accomplissement du devoir régulier est la poésie familière de la vie.

samedi 19 octobre 2019

Un souvenir d'adolescence sur Derrida



    La publication récente du cours de Jacques Derrida , La vie la mort. Séminaires(1975-1976)  et l'inscription de son nom sur une épée de jedi ont éveillé en moi des souvenirs.

    Quand j’étais en terminale au lycée, à l’âge où l’on n’est pas sérieux, je fus une fois invité chez un professeur de philosophie qui avait à sa table quelques collègues. L’un d’eux, si je me souviens bien, enseignait à Tours. A un moment du repas, histoire de faire le malin, je prétendis que La voix et le phénomène, que je n’avais pas lu, n’était pas à hauteur de sa réputation. Le tourangeau s’exclama indigné: « Je ne tolèrerai pas qu’on dise du mal de Derrida !» Plus tard, je lus, cette fois réellement et avec peine, La grammatologie et l’Ecriture et la différence, puis La pharmacie de Platon, et trouvai derechef, mais cette fois de manière plus informée, que ces livres n’étaient pas à la hauteur de leur réputation.

Un livre controversé (videte Mulligan, How not to read)

    Entré à l’Ecole normale, je me mis à préparer l’agrégation de philosophie. Cette année-là, le thème au programme de la seconde dissertation était la vie et la mort. Nous trouvions cela bien vaste, comme si l’on nous avait collé l’être et le néant ou le ciel et la terre. Mais il fallait bien s’y coller justement, et nous étions, de par notre formation de khâgneux, rompus à l’exercice de parler de n’importe quoi (c’était même alors tout notre savoir). Derrida, qui était notre caïman, était supposé, selon son titre de maître-assistant répétiteur, nous préparer à cette épreuve. Je me rendis donc, à l’automne 1975, à son cours d’agrégation, qui portait aussi le nom de « séminaire », et qui s’annonçait traiter de « la vie et la mort ». L’agrégatif a beau être un sujet supposé savoir – savoir parler de n’importe quoi -  il lui faut quand même une accroche. J’espérais donc du séminaire de Derrida qu’il m’apportât une patère pour mes concepts flous. Las ! En fait de patère, nous n’eûmes, agrégatifs, que quelques crochets adhésifs, du genre de ceux qui se décollent quasiment tout de suite du mur. Tout était fait pour décourager l’étudiant. Le dispositif du séminaire d’abord. Le public ne contenait en fait que peu d’agrégatifs, et était essentiellement mondain, principalement féminin, et si je l'avais su à l'époque, composé de quelques célébrités. Il s’animait surtout quand Derrida parlait de Freud, du principe de plaisir et de l’instinct de mort, ce qui semblait dénoter un parterre surtout lacanien. A chaque pointe du maître, on gloussait comme Mademoiselle Kiglouss, la secrétaire de Monsieur de Maesmeker dans Gaston Lagaffe



A la première séance, Derrida commença par déclarer qu’il était partagé entre parler du sujet de l’agrégation, concours dont il se défiait, et parler d’autre chose à sa façon. Il parlait d’ailleurs essentiellement d’autre chose, se lançant dans de grands développements sur Nietzsche ou Freud, dont on ne voyait que lointainement le rapport avec le sujet. Quand il abordait des thèmes qui semblaient avoir un rapport, comme l’idée de la vie comme information, qu’il commentait à partir de la logique du vivant de François Jacob, paru quelques années auparavant (et que j’avais lu parce que Foucault l’avait recommandé), il se cantonnait à des banalités. De fait ce qu’il me semblait dire était une série de banalités, couchées dans un discours qui passait de jeux de mots dans le style Yau de poële * ou Marabout, bout de ficelle, à une série de métaphores filées à la suite en collier, dont voici un exemple :

« Qu’il existe avant toute serrure et toute ouverture-fermeture instituée, avant toute clé donnée ou reprise, une fente – qui n’est donc ni naturelle, ni survenue (technique, instituée) –, que la possibilité de cette fente permette de voir… »

Gloussements nourris dans la salle. J’avais lu Madame Edwarda, et gloussai, à ce trait, en chœur. J’eus plus tard l’occasion de constater que le trope de la fente et de l’ouverture était l’un de ses favoris, quand j’entendis aux Etats Unis une conférence qu’il faisait (en français, devant un public anglophone qui n’y comprenait pas un traître mot mais semblait apprécier grandement) sur l’invagination dans La folie du jour de Blanchot. 
   Mais ce n’était pas vraiment ce qui rendait ce séminaire pénible. Le plus pénible est la manière dont le maître s‘écoutait parler. Il le faisait en fait littéralement, en ayant devant lui un gros magnétophone, sur lequel il enregistrait le flux de son discours. Je suppose qu’il faisait ensuite coucher par écrit ses propos. A cette époque il n’y avait pas de portables ni de petites sonneries à musiques aigrelettes, mais il y avait les magnétophones et leur appareillage. Derrida avait, comme son public, le sien. Au début de chaque séance, il avait besoin de rembobiner les bandes, ce qui faisait pendant cinq minutes une espèce de grésillement insupportable, et ensuite de réécouter la fin de la séance précédente, pour raccorder – resuturer dirait l’autre – ledit flux à celui qu’il allait produire. Pendant ces moments qui suivaient celui du rembobinage, nous devions avec lui réentendre la fin de la fois d’avant, comme le petit chien Pathé Marconi qui écoute la voix de son maître. Je trouvais cela un peu paradoxal pour un philosophe qui affirmait le primat de l'écriture sur la parole vive, mais je compris plus tard que le magnéto était bien une forme d'écriture.


   

     

* un lecteur m'a rappelé François George, L'effet Yau de poële de Lacan. C'est en effet en référence à ce livre que j'ai employé cette expression.

jeudi 3 octobre 2019

CRIMES CONTRE L’ESPRIT





La Justice spirituelle et la vengeance intellectuelle poursuivant le Crime contre l'Esprit

     (On m’a dit qu’Ange Scalpel, juriste, ne semblait pas avoir manifesté sur ce blog un grand intérêt pour les problèmes juridiques. Mais j’ai retrouvé dans ses papiers posthumes certains textes comme celui-ci, qui en témoignent).

Angela Cleps


    Après la Seconde Guerre mondiale, on s’avisa que les causes de la guerre pouvaient avoir été tout autant intellectuelles et spirituelles que physiques, sociales ou historiques. Ne fut-ce pas, après tout, le manque d’intelligence de l’état-major français (réputé pour sa bêtise depuis l’affaire Dreyfus et le Chemin des Dames) qui avait conduit Gamelin à penser que les Allemands allaient attaquer par la Belgique comme en 14, et à ne pas écouter le colonel de Gaulle qui  prônait l’usage massif des chars ? La bêtise des Polonais qui avaient conduit leurs lanciers à cheval contre les chars du Reich dans une charge dérisoire ? La sottise de Chamberlain et la couardise intellectuelle de Daladier (qui ne manquait cependant pas de jugement, puisque il était capable d’appeler un con un con) qui avaient conduit à la capitulation de Munich ? Les idiots de la Grande guerre avaient, il est vrai, du fait que la victoire contre Guillaume avait été conquise par les Alliés, relégués au second plan, mais leur présence se faisait toujours sentir, ne serait-ce que parce que le plus malhonnête intellectuel parmi eux, Philippe Pétain, venait de faire le « don de sa personne » ( on notera : mais pas de son intelligence) au pays. Goering, Goebbels, Speer, Himmler ou Borman était certes plus fins que leur maître, et à bien des égards malins comme des singes, et ils n’étaient pas dépourvus de Sweckrationalität. Chez les intellectuels,  Rosenberg, Heidegger, Schmitt passaient pour des minus habens face aux grands noms de l’Allemagne weimarienne comme Mann, Husserl, Jaspers et Cassirer, mais même des demi-habiles sont habiles. Pendant l’Occupation, les collaborateurs, les partisans de Vichy ne manquèrent pas de fustiger la sottise du Front populaire, la nullité des institutions  pourries de la Troisième république, et la connerie des Rad’ soc et du Cartel des gauches. Les intellectuels fascistes, Mussolini en tête, n’avaient pas démérité en matière de sottise, de vanité et de vide intellectuel. Mais personne ne pouvait nier que la Seconde guerre mondiale ne traduise un effondrement des valeurs de l’esprit  et de l’intellect sans précédent, que des auteurs comme Kraus, Benda, Orwell, Ortega y Gasset ou Musil avaient parfaitement diagnostiqué avant-guerre, mais sur lequel ils avaient été incapables de peser (d’ailleurs comment peser sur un effondrement, sinon en s’effondrant un peu plus avec lui ?). Aussi, quand le tribunal de Nuremberg commença en 1945 à donner les contours d‘une définition de la notion de crime contre l’humanité,  de grands juristes internationaux commencèrent à réfléchir à la notion de crime contre l’esprit. Ils étaient frappés par la limitation mentale et l’absence de sens de l’esprit et des valeurs non seulement des fascistes et des nazis, mais aussi des communistes, et de nombre de leurs contemporains. Leur orientation était clairement libérale, mais ils voyaient aussi combien le libéralisme ne préserve pas de la sottise. L’idée que des individus puissent particulièrement se rendre coupables de crimes contre l’esprit leur paraissait sensée. Mais cette idée mit du temps à faire son chemin. Les marxistes s’y opposaient. D’une part ils jugeaient les masses opprimées innocentes de tels crimes, et leurs guides communistes immunisés,  et ils condamnaient comme bourgeoise la conception de l’esprit qui présidait au projet. Mais on leur opposait des épisodes comme le lyssenkisme, qui n’était pas particulièrement glorieux.  Le crétinisme libéral n’était pas en reste. Qui aurait pu dire, à la  contemplation du maccarthysme, dans des condamnations comme celles d’Alan Turing, que les valeurs de l’esprit étaient respectées ? Il n’y avait pas que dans le monde social et historique que des crimes contre l’esprit se commettaient. On accusait la Raison et les Lumières d’en avoir commis d’énormes en rendant possible le nazisme, on accusait les marxistes d’en commettre encore plus, et ces derniers voyaient dans l’idéologie libérale la ruine de l’intellect. Sartre ne disait- il pas qu’ »un anticommuniste est un chien » ? Plus tard, de graves offenses à l’esprit se produisirent souvent, avec des livres comme Le matin des magiciens, ou les ouvrages de Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie. Plus tard encore, les méfaits de la French Theory, et les dénonciations salutaires de Sokal et Bricmont, attirèrent l’attention d’autres crimes de lèse- intellect. Mais il n’y avait pas que dans le domaine des idées que ces offenses se produisaient. La littérature – que l’on songe à la cohorte de prix Nobel de littérature qui ont stupéfié tous ceux qui avaient encore un sens des valeurs de cet art – et les sciences  que l’on songe à la montée de la fraude dans les laboratoires – n’étaient pas en reste. Ajoutez à cela la nullité des productions artistiques contemporaines (chiens en plastique et plugs anaux plantés dans les décors urbains), de l’architecture, qui rendait les villes inhabitables, du kitsch qui envahit nos habitations, du théâtre, qui devenait un immense happening, et du cinéma, où les pires navets étaient portés aux nues. Le pire encore était que toutes ces œuvres nullissimes étaient jugées admirables, selon le principe qui veut que les voleurs soient les premiers à recevoir la gloire d’avoir pratiqué la truanderie. Au lieu de raser les murs, de se terrer dans des trous, les criminels contre l’esprit non seulement opéraient au grand jour, mais recevaient tous les honneurs.

      On s’attela donc, dès la fin des années 60 du vingtième siècle, à définir un nouveau statut du droit pénal, celui de crime contre l’Esprit. Reprenant les idées pionnières des juristes sus mentionnés, des spécialistes en droit international se mirent, inspirés par la cour de la Haye, à définir un statut pour ce type de crimes, et une commission se créa en vue d’établir un Tribunal international visant à juger les crimes contre l’Esprit (TICE). Mais on se heurta immédiatement à des problèmes insolubles. D’abord comment définir ces types de crimes ? En quoi concernaient-ils l’intellect universel ? Et comment distinguer des crimes relevant de l’évaluation théorique de ceux qui relèvent des applications pratiques ? Les offenses à la beauté, comme les œuvres kitsch ou l’architecture soviétique, étaient-elles des offenses à l’Esprit ? La musique rock, le rap devaient-ils aussi  être condamnés ? Fallait-il condamner un imbécile juste parce qu’on le jugeait tel et sans qu’il eût beaucoup diffusé ses idées, ou bien parce qu’il aurait essaimé mais sans que pour autant ses écrits aient réellement compté dans ses activités politiques ( à supposer qu’il y en ait eût)?  En quoi étaient-ils des crimes, plutôt que des délits ? Pourquoi devraient-ils être jugés par une cour internationale et non pas au niveau national ? Quelles sanctions leur appliquer, et selon quels critères ? Où la Cour dévolue à ces crimes siégerait-elle ? A la Haye ? A Londres ? A Oslo ?  A Paris ? A Little Rock ? A Osaka ? A Singapour ? A Sydney ? Aux Iles Samoa ? Certains marxistes voulaient pendre Milton Friedmann, des disciples de Aynd Rand voulaient pendre Sartre, des théoriciens du post-colonialisme entendaient traîner des penseurs universalistes devant le Tribunal international des crimes intellectuels, des féministes voulaient inclure des violeurs notoires d’Hollywood dans le lot, et des penseurs libéraux et conservateurs voulaient traîner Badiou ou Zizek devant la Justice. Un peu perdu, le comité destiné à constituer un tribunal proposa un programme minimal, un lieu minimal, et un jury minimal. Il se demanda d’abord s’il devait inclure dans ses membres les Prix Nobel, mais on réfléchit vite au fait que ceux-ci n’étaient peut-être pas, à de rares exceptions, les meilleurs juges du progrès de l’Esprit. Bob Dylan devrait-il juger les atteintes à l’intelligence ? On se rabattit  alors sur les récipiendaires du Prix Balzan, du Prix Hinamuro de Tokyo, puis du Prix Holberg,  puis du Pulitzer et du Booker Prize, et le même problème se posa : plus on descendait dans l’échelle du prestige, moins on avait de chances de trouver des représentants authentiques du Règne de l’Intellect. Les chefs d’Etat à la retraite, les Hautes autorités des Universités, et même les dignitaires ecclésiastiques déclinèrent, de crainte du ridicule. Pour faire bonne mesure on fit appel à de grandes figures du féminisme et du post-colonialisme, qui refusèrent. Il ne resta plus, pour composer le jury, mettre en place dans la seule capitale un peu neutre choisie, l’Andorre, que quelques inconnus. 

    Ils s’accordèrent sur le fait qu’une œuvre de mauvaise qualité, bête ou laide, ne pouvait pas compter comme un crime, et que même des monuments de stupidité ne pouvaient pas valoir à leurs auteurs plus que la réprobation et le blâme, et non pas des condamnations pénales. On ne pouvait pas revenir à la censure communiste, à Jdanov, ou à la mise à l’index vaticane des œuvres non conformes aux canons de la décence intellectuelle. Des groupes variés, au nom de minorités (ou de majorités) sexuelles, ethniques,  religieuses, ou politiques, essayèrent bien de s’immiscer dans le Tribunal, afin de faire avancer leurs  programmes moralisateurs, par exemple en bannissant les peintures blasphématoires contre le Christianisme ou l’Islam. Divers censeurs voulaient  en profiter pour réintroduire le Spirituel dans l’art – par quoi ils entendaient le religieux. Mais les juristes du TICE résistèrent à cette intrusion des considérations morales et religieuses dans le règne de l’Esprit. Ils définirent alors les crimes contre l’esprit en des termes plus classiques sur la base de la responsabilité des individus et de leurs actes. On s’attacha alors à pénaliser le plagiat, la fraude, la filouterie dans le domaine intellectuel et artistique, plutôt que des crimes indéfinissables, comme la sottise ou l’art laid. Mais d’une part, aucun de ces crimes et délits ne semblait avoir la dimension des crimes contre l’humanité, qui restait le modèle ultime de ces juristes – aucun crime comparable à un génocide n’était commis par un plagiaire ou un fraudeur en sciences –et d’autre part ces manquements à l’éthique intellectuelle étaient si nombreux qu’un tribunal de l’Esprit n’aurait jamais pu les instruire ou les juger tous. Il était bien difficile de trouver des Milosevic ou des Karadzic de l’Esprit, même si bien des noms de clercs traîtres venaient spontanément comme candidats à la condamnation. Au mieux, on pouvait mettre ces gens à l’amende. On essayait de traîner devant le tribunal des TICE quelques-uns des intellectuels que Sokal et Bricmont  avaient attaqués, puis , en réaction, Sokal et Bricmont eux-mêmes, mais tous furent acquittés. On  s’intéressa aux responsabilités collectives, car après tout la connerie n’est-elle pas de masse ? Ainsi on voulut comparer la pollution intellectuelle des GAFA , le tombereau de sottise numérique, à celle des pétroliers dont les navires s’abîmaient régulièrement sur nos côtes, tuant toute vie alentour. Greta Thunberg déclara même que ses professeurs avaient ruiné son enfance en ne lui apprenant pas à réciter par coeur l’Iliade ou l’Eneide. Impressionné  par cet argument le TICE, dont les juges avaient un semblant d’éducation humaniste,  accepta même de laisser traîner devant sa juridiction un enseignant suédois qui avait recommandé à ses élèves la lecture de Millenium plutôt que celle de Selma Lagerlöf. Personne n’y vit de crime. La comparaison fit long feu, et les mauvais professeurs répondant à ce critère furent tous acquittés. Même en distinguant ceux qui, à travers le monde, n’étaient pas responsables de leur ignorance de ceux qui étaient responsables de celle des autres, ou qui l’induisaient, la tâche était titanesque.  Le TICE avait fini par jeter l’éponge. A cela s’ajoutait un argument financier : allait-on mettre en prison, ou sous bracelet électronique, tous ces criminels contre l’esprit , même si on parvenait, tels les anciens nazis, à les traquer et les déférer devant la justice? Les coûts seraient astronomiques. 
 
    Après une dizaine d’années de travail, les juges du TICE  se résignèrent à démissionner. L’Andorre se consacra à des activités plus lucratives et refusa d’héberger encore des juristes sans doctrine et sans coupables, et le cours de l’Esprit, qui souffle, ou non, où il le veut bien, reprit son chemin.