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vendredi 30 septembre 2016

Superlatifs




    Massimo, italien de Paris, parlait un français parfait, et même meilleur que celui des natifs. Mais il avait conservé de sa langue maternelle un goût pour les superlatifs latins en –issime. Il usait bien sûr des superlatifs italiens dont nous usons en français , comme bravissimo, bellissimo, pianissimo, et de ceux que le français a gardés -  comme généralissime, brillantissime, excellentissime , urgentissime , gravissime, sérénissime  célébrissime  , éminentissime, richissime,  génialissime,  nullissime, élégantissime . Mais de plus il en forgeait d’autres : admirablissime, mochissime, vulgarissime, crétinissime, puantissime, parisianissime, chiantissime, et même postmodernissime,. Plutôt que de dire, comme les enfants et les ados: « C’est trop bien » ou « Il est trop » , il disait «  C’est benissime » , « Il est gentillissime ». Comme il était journaliste, et que cette profession aime en rajouter dans les adjectifs laudatifs ou dépréciatifs, il faisait merveille quand il s’agissait de suggérer au lecteur ou à l’auditeur l’urgence alors que ses collègues français étaient à court d’adjectifs : importantissime, indispensablissime, profondissime, admirabilissime, et même mustissime. Il excellait donc dans la chronique politique, mondaine ou cinématographique. Monica Belluci devenait sexyssime, Carla Bruni charmantissime, Nicolas Sarkozy mediatiquissime, Juppé ennuyantantissime, Hollande falotissime. Les films de Wes Anderson étaient kitchissimes, ceux de Danny Boom et de Valérie Lemercier drôlissimes, ceux de Arnaud Despléchin snobissimes, ceux où apparaissait Fabrice Luccini énervantissimes. Il donnait même des superlatifs aux noms propres : derridissime, lacaninissime, badivissime, houellebecquissime, d’ormessonissime, proustissime ou aux noms communs : félinissime, éléphantissime, cyclissime. Il étendait cela, plus curieusement, aux verbes : escroquerissime, travaillerissime, voyagerissime. Et il faisait des adverbes superlatifs : stupidissimement, amicalissimement


  Massimo s’entendait bien avec tout le monde et était un homme de son temps, car à force de superlatifs il appuyait les émotions, positives ou négatives, et couvrait tout le monde de louanges, n’allant quêter l’opprobre que quand il était public et approuvé de tous. Il donnait parfaitement dans l’excès hollywoodo- commercial: The greatest movie of all times, The best baseball player of the Earth, le baiser le plus long qu’on eût jamais donné, qu’il traduisait : le film le le plus grandissime de tous les temps, le joueur de baseball le meilleurissime, etc.  Il refusait le ton neutre, l’understatement anglais, et les jugements exacts. Sur face book il n'aimait pas simplement liker  le post d'un friend, il voulait le liker doublement , triplement, l'aimissimer . Il pratiquait la surenchère, comme internet , qui refuse qu'on soit muet, et qui veut, comme tout le marketing qu'on se manifeste, et comme les professeurs en manque d’autorité, qui délivrent toujours les plus grands compliments aux plus mauvaises copies d’étudiants. Le résultat prévisible était qu’on oubliait tous les objets de ces jugements à peine avaient-ils été prononcés, puisque tous se trouvaient au plus haut de l’échelle de comparaison. Il était aussi qu’on n’était dépourvu de tout moyen de critiquer, puisque chaque événement grave devenait gravissime, chaque scandale scandalissime, chaque chose digne de quelqu’intérêt admirablissime. Rien, finalement, n’avait d’importance, puisque tout avait la plus haute importance. Rien n'était secret , tout était public, parce que systématiquement porté aux nues.







jeudi 15 septembre 2016

DERADICALISATION



                                                                   Edouard Herriot

    Depuis quelque temps, Aloys Schönfenster manifestait des signes de radicalisation. Il affirmait un universalisme et un rationalisme intransigeants, et face à toutes les manifestations du relativisme dans l’espace public se mettait en colère et poussait des cris furieux au nom de la Raison, comme s’il eût été Saint Just ou Robespierre, au point qu’il fallait quelquefois l’écarter d’une réunion presque manu militari. Il ne fallait pas qu’il rencontrât la moindre manifestation de religion dans la rue, au bureau de poste ou dans un magasin – femmes voilées, burkinis , curés de Saint Sulpice en soutane, grosses croix de buis des sœurs du Sacré Cœur, turbans sikhs – car il perdait contenance. Il affirmait en toutes circonstances détester les études genre, la Nuit debout, les Gay Pride et la Manif pour tous, le laxisme vestimentaire, le non redoublement et l’absence de sélection à l’université. Il ne pouvait pas plus supporter Onfray, Badiou, Edgar Morin ou Latour. Mais pas plus Finkielkraut, Zemmour, Jean d’Ormesson ou Maffesoli. On ne le recevait plus dans des repas ou réunions privées, car il coupait la parole aux hôtes, ne laissait personne en placer une. Il donnait aux gens de grandes accolades et force claques dans le dos, en appuyant ses dires par des « C’est vrai ! » « C’est bien sûr ! », « Je veux mon neveu ! ». On l’écartait aussi des réunions publiques, des rencontres, des festivals et des journées d’études, parce qu’il provoquait immédiatement des incidents en exprimant à haute voix sa haine des penseurs de gauche comme de droite qui occupaient l’espace médiatique. Il n’aimait pas Wittgenstein et voyait en lui un fossoyeur de la métaphysique. Il accusait Heidegger de nazisme, Hannah Arendt de tocade des intellectuels. Foucault l’insupportait, Deleuze lui donnait des boutons. Il n’aimait pas plus Lagasnerie que Gauchet, pas plus Commentaire  que Libé . Quand on essayait de lui conseiller la lecture de Jonathan Franzen ou de Will Self, il maugréait, éructait. Il rejetait sans ambages le scepticisme, le pragmatisme et l’historicisme et affirmait le dogmatisme, le culte de la théorie, les abstractions. L’idée que notre savoir, nos règles morales, nos impératifs puissent être hypothétiques, dépendre du contexte, social, culturel ou géographique, le rendait quasiment fou. Il refusait de faire de l’histoire, d’avoir le recul temporel de nos grands historiens, de prendre le regard éloigné recommandé par les anthropologues, et se présentait toujours comme ayant un contact direct avec les Idées en soi, sans la moindre médiation de celles d’autrui. Il détestait tout autant les hommes politiques de gauche que ceux de droite, et plus encore ceux qui naviguaient au centre. Il vomissait les communistes, mais tout autant les libéraux. Ne pouvait pas supporter les nationalistes mais encore moins les tenants du cosmopolitisme. Il ne pouvait pas plus supporter les laïcards que les tolérants, les anti-européens que les pro-européens. Il haïssait Podemos, les Indignés et Syriza, mais aussi Marine Le Pen. Il détestait le victimisme. Mais il ne pouvait pas non plus supporter les fascistes, les antisémites et le FN. Il trouvait Merkel plus molle encore que Hollande, Theresa May perfide, traitait Renzi de pizzaiolo, et n’était pas loin de préférer Trump et Viktor Orban à Clinton et Obama. Par-dessus tout, il haïssait l’idée qu’on pût être soumis à l’indécision et à l’incertitude, au doute, méthodique ou pyrrhonien, suspendre son jugement et refuser d’affirmer quoi que ce soit. Il détestait l’ironie, encore plus l’humour, prenait chaque propos pour lui, avec une susceptibilité maladive et renvoyait tout le monde dans les filets. 
   Un jour qu’il beuglait dans un cinéma ses opinions tranchées, et faisait des gestes véhéments à faire peur aux petites filles, l’assistante sociale de son quartier, qui l’avait observé depuis longtemps, convoqua la police. On le mit en stage de déradicalisation dans un château du Loir et Cher, pas loin de La Borde. 
     Il en ressortit quelques années plus tard. Il avait mis beaucoup d’eau dans son vin. Il ne buvait d’ailleurs plus que de l’eau. Il exprimait des opinions modérées, ne coupait plus la parole aux gens, les écoutait sagement, avant de répondre : « Peut-être… » « Oui, d’accord ». Quand il voulait dire quelque chose il mettait toujours des bémols, tels que « si je peux me permettre… », « Mais ne pourrait-on pas dire que…. ? » Sa démarche était devenue hésitante, amène. Il accueillait toute opinion, et les épousait toutes. Le dernier qui avait parlé avait son assentiment, mais mou, car il était prêt à changer d’avis dès qu’on lui faisait voir les difficultés de sa position. D’ailleurs il n’avait plus de position.  Il se mettait à la place des gens, comprenait leur point de vue. Il tolérait tout habit, religieux ou non, y compris la mode vintage ou Jean-Paul Gaultier. Il prônait le voile à l’université, le burkini sur les plages et même dans les cinémas, se cachait tout sein qu’il ne sût voir, mais contemplait aussi tous ceux que  l'impudeur lui donnait à voir. Il ne mangeait que du quinoa. Il feuilletait à présent Le Nouvel obs sans réagir. Il se brossait les dents avant d’embrasser, ne déposait que des petites bises sur les joues de ceux qu’il rencontrait. Au second tour des primaires et à l’élection présidentielle, il ne vota que pour des candidats incolores. Sa déradicalisation était un succès.

mardi 13 septembre 2016

Toujours plus à l'Wes


   Marc Cerisuelo, l'un de nos meilleurs philosophes du cinéma, vient de publier un petit livre sur Wes Anderson, le premier du genre en français.



    Il repère avec finesse non seulement ce que tous les amateurs d'Anderson ont déjà noté, le monde complexe de ses citations et de ses allusions. Il note, comme plusieurs avant lui, les références implicites à la littérature, comme celles au Catcher in the rye et à Franny and Zoey de J.D. Salinger.
Et surtout les allusions et citations cinématographiques ( voir par exemple ce site qui en répertorie quelques unes). La référence à Lubitsch est évidente partout. Une que le présent amateur d'andersoniana avait complètement manquée est la référence constante à Preston Sturges ( de Cerisuelo on lira aussi Preston Sturges , le génie de l'Amérique ). Sa science cinématographique fait merveille. Il fallait un expert comme Cerisuelo pour prendre toute la mesure de la technique d'Anderson, de l'évolution de ses films selon ses collaborations.


                                               Claudette Colbert in The Palm Beach Story

   Cerisuelo a aussi des commentaires éclairants sur le rôle des bandes sons et de la musique chez Anderson. Nul mieux que lui ne pouvait commenter le cinéma d'Anderson dans tous ses aspects filmiques. Ici je voudrais m'intéresser à quelque chose que personne ne peut manquer, le sens du détail chez Anderson, digne des commentaires de Daniel Arasse.

    J’ai déjà commenté ailleurs (ici même sur le blog )le rôle de la citation dans le kitsch andersonien. Voici un autre exemple de citation. Les andersoniens ne me semblent pas l'avoir aperçu. Au début de Grand Budapest , on voit M. Gustav se pencher à la fenêtre de l'hotel, du balcon, avant de se retourner et de lancer ses ordres à la troupe de ses aides. C'est la première apparition du Concierge. Cela ne vous dit rien ? A moi si. 


                                                  Caillebotte, Jeune homme à sa fenêtre
 
 J'ai , dans le billet sur les Enigma variations d'Anderson, commenté l'allusion à The Birthmark de Nathanael Hawthorne et sa conclusion:

"It was the fatal flaw of humanity which Nature, in one shape or another, stamps ineffaceably on all her productions, either to imply that they are temporary and finite, or that their perfection must be wrought by toil and pain. The crimson hand expressed the ineludible gripe in which mortality clutches the highest and purest of earthly mould, degrading them into kindred with the lowest, and even with the very brutes, like whom their visible frames return to dust. In this manner, selecting it as the symbol of his wife's liability to sin, sorrow, decay, and death"

Nous retrouvons ici le fonds puritain d'Anderson, la leçon morale que contiennent tous ses films, derrière ces coq à l'âne visuels. "Un défaut fatal de l'humanité que la nature, ans une forme ou une autre, a imprimé de manière indélébile dans ses productions". C'est une des clefs de ce cinéma moral.
     Cerisuelo mentionne à plusieurs reprises le puritanisme d'Anderson. Mais il ne le documente pas. A mon avis, c'est essentiel à son cinéma. Derrière les détails incongrus, derrière le chaos des citations et la mort de la culture, il y a un ordre moral. On pourrait croire que l'humour de ces films est tissé de scepticisme moral, mais il y a derrière un réalisme moral. C'est à mon sens une leçon anti-cavellienne. Là où Cavell voyait dans les comédies hollywoodiennes de remariage une célébration d'un désenchantement moral, je verrais pour ma part chez Anderson une tentative de réenchantement moral, dont la célébration de l'enfance est une pièce essentielle.

   2.   Un autre aspect que Cerisuelo éclaire excellemment est ce qu'il appelle la cartoonisation des films de Anderson. Elle atteint son paradoxisme dans Grand Budapest ( par exemple la scène où Zéro sort de chez Mendl sur les toits dans la nuit, qu'on croirait sortie d'un Tex Avery, et la scène finale de poursuite en luge qu'on croirait sortie d'un épisode de Bip Bip). Cette cartoonisation des images et des scènes était déjà présente, commente Cerisuelo, dans Preston Sturges. Notre critique commente aussi l'usage des maritonnettes et du stop motion picture, qu'Anderson partage avec Burton. Cette marionettisation me semble au moins aussi essentielle que la cartoonisation, qui en est plutôt un sous-produit.

                                                   Frank Tashlin, the girl can't help it

     Anderson, à la suite de Kleist, de Grabbe, et de Jarry (qui traduisit le Scherz, Satire, ironie de ce dernier sous le titre Les Silènes) , s'intéresse aux "pouchenels" , aux marionnettes. Il ne faut pas oublier que Ubu  est au départ conçu pour un théâtre de marionnettes.
    Cette veine est essentielle à Anderson.  Elle est essentielle à ce que j'ai appelé le metakistch andersonien.

                     Un fan à l'exposition Wes Anderson, Lyon, musée de la marionnette, Lyonn Noël 2015


                                                 Saint François en Vespa, Porto sept 2016