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mardi 21 juin 2016

Discours à la nation européenne


                                                         Common sense = my cup of tea

      Churchill a dit, dans un discours à Zurich en 1946 : "“There can be no revival of Europe without a spiritually great France and a spiritually great Germany.”

      Et de fait on n'a pas l'impression que l'Allemagne et la France aient , ces temps ci comme depuis un demi siècle, une grande dimension spirituelle. J'ai cité ici un propos d'Helmut Schmidt peu avant sa mort, qui se préoccupait de la faiblesse de la littérature allemande. Qui, depuis Grass ? En France Jean d'Ormesson est en Pléiade, heureusement que Vargas Llosa sauve la mise, mais il n'est pas français. Peut être est ce parce que les Anglais éprouvent le  besoin, peut être très enfoui, de cette pauvreté en esprit, qu'ils entendent brexiter ? Heureux les pauvres en esprit ? N'est-ce pas parce qu'on associe la Grèce à l'esprit qu'on était, l'an passé, anxieux d'éviter le Grexit ?

      C'est en tout cas l'opinion de Roger Scruton, qui, après nous avoir expliqué, après Maritain, que le monde contemporain manque d'une dimension spirituelle dans son livre The Soul of the World (2014) , est l'un des plus ardents défenseurs du Brexit. Comprenez : les Anglais ont le spirituel nécessaire. Ses autres arguments ne sont pas bien fameux. Il en appelle en particulier à la common law, en soutenant qu'elle est incompatible avec le code Napoléon qui, selon lui, règne sur le Continent, et suppose une conception verticale de la loi et du droit, alors que la common law suppose une conception horizontale, faite de compromis, de précédents et de coutumes.
     Mais les Anglais n'ont-ils pas eux aussi l'expérience de la verticalité ? Croient-ils que la seule verticalité dans leur vie politique leur vient des normes d'une Europe qui leur dicte leur comportement? Scruton, qui est Sir, en appelle à la Queen. Veut-il rendre à Elisabeth II (90 ans aux prunes) le pouvoir de Victoria?

     Mais l' argument du manque de la dimension spirituelle est bon. C'était celui de Julien Benda en 1933, dans son Discours à la nation européenne:


"L’Europe ne sera pas le fruit d’une simple trans­formation économique, voire politique ; elle n’exis­tera vraiment que si elle adopte un certain système de valeurs, morales et esthétiques ; si elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et de sentir, la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains héros de l’Histoire, la démonétisation d’autres. Ce système devra être fait exprès pour elle. Il ne sera pas une rallonge du système qui sert aux nations, dont il signifiera, au contraire, sur la plupart des points, la négation. Ce système sera l’œuvre d’une action proprement morale, s’adressant à la région proprement morale de la sensibilité humaine, dans ce que cette région a de spécifique et d’autonome, dans la volonté qu’elle a — volonté qui est tout le fait moral — d’être spécifique et autonome. Il ne sera pas seulement la projection, dans le plan moral, de la sensibilité économique de l’Europe." 

Benda ne veut pas dire que l'Europe devrait être gouvernée par des savants ou des hommes d'esprit. Il parle plutôt, en un sens qu'il a sans doute forgé à partir de Péguy, d'une mystique.

"J’ai dit que vous deviez donner à l’Europe un système de valeurs. C’est dire que votre fonction n’a rien à voir avec la haute activité intellectuelle, si le propre de celle‑ci est de chercher la vérité, hors de tout esprit d’évaluation, hors de toute préoccupa­tion moraliste. Au reste, le véritable homme de l’esprit ne s’occupe pas de construire l’Europe, pas plus qu’il ne s’est occupé de construire la France ou l’Allemagne. Il a autre chose à faire qu’édifier des groupements politiques. 
  
C’est dire encore qu’il ne s’agit nullement pour vous d’opposer au « pragmatisme » nationaliste la pure raison ; à des idoles, la vérité. La pure raison n’a jamais rien fondé dans l’ordre terrestre. Il s’agit d’opposer au pragmatisme nationaliste un autre pragmatisme, à des idoles d’autres idoles, à des mythes d’autres mythes, à une mystique une autre mystique. Votre fonction est de faire des dieux. Juste le contraire de la science.

Vous devez être des apôtres. Le contraire des savants.
Vous ne vaincrez la passion nationaliste que par une autre passion. Celle‑ci peut être, d’ailleurs, la passion de la raison. Mais la passion de la raison est une passion, et tout autre chose que la raison.



Notons que jadis le groupe de Bloomsbury, Leonard et Virginia Woolf, Strachey et T.S. Eliot, furent de grands lecteurs de Benda.Scruton est-il bendiste ? S'il l'est, alors il devrait ne pas vouloir le Brexit.

Le problème de l'esprit, c'est que, comme l'euro, c'est une monnaie qui peut faire toutes sortes de choses. L'esprit selon BHL n'est pas l'esprit selon Valéry, Maritain, ni encore moins selon Romain Rolland, ni encore moins selon Malraux. L'esprit fut mis à toutes les sauces.


Benda pense que l'Europe a besoin d'une conception de la nation. Il pense en 1933 que l'Europe se fera comme se sont faites les nations selon Renan, par un mouvement spirituel. A cette époque ( mais pas plus tard, après la guerre, où il défendra une forme de fédéralisme) il ne pense pas qu'on puisse faire un Etat supra national. De Gaulle avait une idée un peu voisine, quand il parlait d'une Europe des nations. A présent c'est plutôt les nations contre l'Europe. Mais où sont les nations? Elles ne semblent vivre que dans des matchs de foot. Alors, voici ma suggestion : constituons une équipe de foot européenne, en envoyons la faire des matchs contre l'équipe des Amériques, ou celle de Chinois. A défaut de créer une mystique, cela nous abêtira.





 

samedi 18 juin 2016

inépuisable sujet




Tous les termes de bêtise ne sont pas synonymes. La plupart sont évaluatifs et non pas descriptifs : ils indiquent une dépréciation dans le jugement de celui qui les porte. Seuls idiot, imbécile ou crétin ont acquis le statut descriptif de catégories médicales ou psychologiques. Etre bête, n’est pas nécessairement être abruti ou brute, ou buse. On peut être bêta, ou buse, sans être un butor. On peut être ballot, lourdaud ou benêt, sans être pour autant cloche ou cruche, sans qu’il soit très aisé de voir les différences (une cloche se laisse sonner, une cruche est fragile comme le débile (debole, que Vattimo a élevé au rend de pensiero).  « Con » mériterait un traité. C’est l’adjectif maximal : il implique tous les autres, mais les autres ne l' impliquent pas. Un con n’est ni un simple crétin, ni un idiot, ni une gourde ou une godiche, mais un con qui ne serait pas un crétin ou un idiot serait un drôle de con. En revanche être gourde ou godiche, crétin ou idiot, n’implique pas qu’on soit un con. « Con » n’a pas d’équivalent aisé d’une langue à l’autre : « tonto » en espagnol n’a pas tout à fait le même sens  que con (« Besa me, tonto » c’est « embrasse-moi, idiot »), moron n’est pas tout à fait asshole , lesquels ne sont pas tout à fait cons ( asshole c’est plutôt connard). On a appliqué la thèse de Sapir-Whorf aux noms de couleur, pourrait-on l’appliquer aux noms de connerie ? Je ne crois pas : de même que la raison est universelle, la bêtise est universelle, c’est peut-être même le paradigme de l’universalité. On dit souvent qu’on ne peut pas en faire de théorie car elle est trop diverse et fluctuante, voire insaisissable. Mais c’est faux. Il y a une essence de la bêtise, qui ne varie pas. 

     Beaucoup de termes de bêtise désignent un manque ou un déficit : faible d’esprit, débile, enfoiré. Mais certains termes de bêtise peuvent impliquer une certaine intelligence : si l’on est bonhomme, ballot ou lourdingue, on n’est pas pour autant idiot, imbécile ou minus habens. Certains termes désignent surtout la crédulité : gogo, De même nunuche, cucul ou tarte, désignent une certaine forme de ridicule, qui tient à la niaiserie. La niaiserie est une forme de bêtise aimable, bienveillante, qui apporte des bonbons. Nombre de termes de bêtise désignent une faiblesse partielle –cloche, cruche, dadais, nigaud – sans impliquer un manque complet d’intelligence, à la différence d’autres termes qui indiquent une privation quasi complète : âne, buse, oie, patate, bécasse. Il est intéressant de noter, outre les termes animaliers qui consonnent avec la bêtise, que presque tous désignent des dispositions non pas seulement temporaires (ballot, maladroit, lourdingue), mais permanentes, c’est-à-dire des caractères, comme moule ou benêt.  Certains termes réfèrent essentiellement à une forme d’incapacité à l’émotion épistémique, qui est le contraire de l’étonnement et de la curiosité : stupide (qui vient de stupor) veut dire hébété, ahuri, brute. Certains termes désignent une inaptitude à la perception, comme buse, d’autres des maladresses pratiques (godiche, balourd, lourdaud, gourde). D’autres termes désignent plutôt une inaptitude au raisonnement et au jugement, comme obtus. Enfin, il y a une différence importante entre la bêtise involontaire et la bêtise volontaire : un sot n’est pas tant un crétin ou un imbécile congénital que quelqu’un qui ne respecte pas les valeurs de l’esprit et les ignore volontairement. Un sot est souvent vaniteux et fat , et la vanité est une forme de bêtise morale. Un innocent par définition ne fait pas le mal volontairement, mais il y a des bêtises qu’on presque dire réfléchies ou conscientes d’elles même. Un butor n’est pas un idiot, c’est plutôt quelqu’un d’insensible à autrui, un impoli. On peut avoir de l’esprit et être bête – quand on est bel esprit – et être intelligent et manquer d’esprit. Un homme stupide n’est pas pour autant malhonnête, ni, en ce sens, blâmable, mais il y a des formes de bêtise savante, distinguée et vaniteuses, qui sont des formes de malhonnêteté et de vice. On atteint alors la forme la plus profonde de bêtise : celle qui dévalorise consciemment et librement l’esprit. C’est ce vice, la sottise, qui se rapproche le plus de la folie. Le fool n’est pas crazy, ni mad. Il cultive sa propre sottise. Il a bien en commun avec le baratineur (bullshitter) et le snob.

     Enfin, la bêtise se prête différemment aux genres artistiques. Elle engendre des poèmes (La Dunciade, La Fontaine ) des romans et des personnages ( Pantagruel, Homais, Bouvard et Pécuchet, Sturm), des soties et des satires (Lucien, Juvénal, Swift, Voltaire), des essais (Musil, Valéry, Roger), des éloges (Erasme, Jean Paul) des pièces de théâtre (Aristophane, Plaute, Molière, Racine, Labiche, Feydeau, Ionesco, Stoppard), des chansons (Brel, Brassens), des films sur la connerie, mais pas à ma connaissance de traités philosophiques ou scientifiques. Il y a des opérettes sur la bêtise (L’opéra de quat’sous, Offenbach) mais à ma connaissance pas d’opéra. La bêtise est très présente dans la religion (pourquoi ?) et elle est même une figure de l’Evangile. Il y a la fameuse parole du sermon sur la montagne sur les pauvres en esprit, qui a fait couler bien de l’encre. Nicodème (Jean 3) est-il un idiot ou un sot, est-il un faux naïf ou un vrai naïf ? Quoiqu’il en soit, si, en colère dans un embouteillage ou un accident automobile je lance à un autre conducteur : «  Vas donc, eh Nicodème ! », je doute qu’il saisisse. Ce sera alors un con.