Pages

vendredi 21 janvier 2022

SAUVER

 

 

Basilica  del Redentore, Venezia



Le mot que les intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855, Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme, chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir. » Et, en effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le suicide même de l'intellectualité.

Julien Benda, "Clercs sauveurs", Précision , 1937
 
 

dimanche 16 janvier 2022

RENE POMMIER ET HENRI MONNIER

 

      On ne lit plus trop Les mémoires de Joseph Prudhomme d'Henri Monnier (1857) bien que le personnage soit resté dans la langue sous la forme de l'adjectif prudhommesque.  Pourtant Monnier est l'un de ceux qui ont élevé la tautologie à la hauteur de l'un des Beaux Arts. Monsieur Prudhomme est un bourgeois louisphilippard, inspiré par des personnages de Balzac, qui est devenu un type, et qui s'est réincarné  diversement chez Flaubert en Homais , en Bouvard, ou dans la voix universelle de la bêtise qui parle à travers le Dictionnaire des idées reçues ( les rapprochements entre Monnier et Flaubert sont nombreux, voir Douchin ,L'influence des publications populaires sur l'oeuvre de Flaubert). Verlaine l'a immortalisé : 

Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille

 On le retrouve aussi chez le Monsieur Fenouillard de Christophe, et peut être aujourd'hui dans le beauf de Cabu. C'est un type éternel, qui traverse les époques, et se réincarne chez Labiche, Feydeau, Alphonse Allais, Anatole France, Bloy, Jarry, Proust, entre autres. Des hommes politiques comme le Maréchal Mac Mahon l'ont incarné ("Que d'eau, que d'eau !" voir ici même) Le modèle contemporain pourrait, entre autres, en être celui du philosophe médiatique et bombastique, genre Michel Onfray, qui a un avis sur tout et prétend reconstruire le monde à partir des plateaux télé. 

   Suffisant, plein d'auto-satisfaction, Joseph Prudhomme est maître en formules ronflantes et absurdes comme "Le char de l'Etat navigue sur un volcan" ou "  Ce sabre est le plus beau jour de ma vie » et en tautologiques absurdes comme:

"Une erreur peut être vraie ou fausse selon que celui qui l'a commise s'est trompé ou non" 

"Ce sont ceux qui auraient le plus besoin d'argent qui en ont le moins"  

"Otez l'homme de la société et vous l'isolez" 

« C’est l’ambition qui perd les hommes. Si Napoléon était resté officier d’artillerie, il serait encore sur le trône. »

et on lui a attribué la fameuse formule d'Allais sur les villes qu'on devrait reconstruire à la campagne.

Flaubert a particulièrement épinglé la tautologie comme essence de la bêtise. Alain Roger, dans son grand livre Bréviaire de la bêtise l'a analysée, de même que Clément Rosset (Le démon de la tautologie, Minuit 1997). Je n'y reviendrai pas.

      René Pommier, dont il a déjà été question ici  et ailleurs n 'a rien d'un Henri Monnier,même si souvent ses accents polémiques ont quelque chose de flaubertien. Dans son dernier livre, Brocards (Kimè 2022),

 il use aussi de la tautologie , d'une manière que l'on peut appeler assassine. Ses cibles ne sont pas les bourgeois, mais les curés, les imams et tous les intellectuels que l'on a canonisés dans les journaux français depuis des décennies, comme Barthes, Freud, Girard, Dolto. Pommier pratique l'assassinat tautologique, et l'élève, sur le modèle de de Quincey, à l'un des beaux arts.  Ses brocards sont des aphorismes , des calembours et des notules piquantes, et contiennent un florilège de ses lectures, dans lesquelles il relève les absurdités et les tautologies des contemporains, mais le plus souvent sa méthode vise à extraire la tautologie implicite et absurde dans un raisonnement. Exemples:

"Le texte littéraire est produit pour être reçu et écouté à distance du lieu où il a été produit" (George Molinié et Alain Viala , Aproches de la réception, sémiostylistique et socio-poétique de Le Clézio, PUF 1993. .. Nous voilà tout à fait rassurés. Pour comprendre le dernier paragraphe des Mémoires d'outre tombe, il n'était pas nécessaire de se trouver le 16 novembre 1841 à six heures du matin au 120 de la rue du bac, dans la chambre où Chateaubriand était en train d'écrire les dernières lignes de son grand chef d'oeuvre."

"Ce n'est pas par une sociologie de la lecture qu'on arrivera à savoir ce qu'est la lecture au niveau du texte", déclare doctement Roland Barthes dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier. Assurément, mais cela n'a aucune importance, puisque tout le monde le sait déjà."

Après un long commentaire de la Genèse en vue de chercher les raisons de la préférence de Yavé pour Abel , en discutant notamment les explications de Bossuet, Pommier conclut : "Si l'on s'en tient à ce que dit la Bible, la seule raison de la préférence que Dieu manifeste pour Abel est qu'il préfère la viande aux fruits et aux légumes, et comme les dieux de l'Olympe n'aime rien tant que l'odeur de la viande grillée"

 Remarquant qu'un philosophe pédant ( Comte Sponville) ou un critique comme Barthes éprouvent le besoin , en parlant de la religion comme d'une illusion d'ajouter "au sens de Freud" ou de parler de "transformation au sens de Condillac" , Pommier suggère que ce mal atteindra bientôt les medias et qu'une présentatrice météo finira par dire : "Il est tombé beaucoup d'eau, au sens que Mac Mahon donne à ce mot".

Rappelons que Mac Mahon est  également l'auteur du mot fameux : " J'y suis, j'y reste". 

Pommier a l'humour potache. Il pose sous toutes les fesses des coussins péteurs et glisse dans tous les sermons de toutes les églises des boules puantes. Il pratique avec talent ce que Swift appelait "trifle", la bagatelle, et ce que la tradition appelle l'épigramme.



PS dans ce billet on retrouvera qu'il y a un peu trop de références à moi-même et à ce blog. Se répéter un penchant prudhommesque, et signe de vieillesse.

lundi 3 janvier 2022

UNE NOUVELLE TRADUCTION DU TRACTATUS

 

 

                                                

   Anatole France (Les fous dans la littérature), puis Raymond Queneau (Les enfants du Limon), et les pataphysiciens, ont recensé les fous littéraires. A ma connaissance on n'a pas encore recensé les fous philosophiques, même si on a ici ou là des études sur Swedenborg (Kant),  Hoené Wronski,  Fourier, ou sur les tocades de Berkeley pour l'eau de goudron et d'Auguste Comte pour l'Humanité, sans parler de l'admirable Lucien de Samosate. Peut être les post-modernes français seront-ils un jour dans une telle anthologie. Mais s'il est un livre qui a suscité toutes sortes de vocations fantaisistes, et qui peut être dans certains de ses aspects peut apparaître comme l'oeuvre d'un fou philosophe, c'est bien le Tractatus de Wittgenstein. Plusieurs contemporains émirent l'hypothèse. Il y a même un livre intitulé La folie Wittgenstein, par Francoise Davoine (Editions du Croquant 2012). Souvent la folie rôde quand il est question, de près ou de loin, de religion. Mais il y aussi des fous du Rationnel. Je voudrais attirer l'attention sur un autre tour de folie, celui de la traduction du Tractatus.  En 1962, un certain Valentin Dru, professeur de mathématiques dans un Collège de Normandie,  mécontent de la traduction de Pierre Klossowski, qu'il trouvait obscure, entreprit de traduire lui-même - partiellement -  le Tractatus, avec l'intention de rendre plus clair un texte qui pourtant proclamait que le but de la philosophie est de clarifier les pensées. Il ne parvint jamais à publier sa traduction - et je crois pour cause - mais elle a récemment été retrouvée dans le déménagement des archives d'un éditeur parisien. Nous en livrons ici au lecteur, quelques extraits. Le traducteur , on le verra, avait négligé de  larges parties du texte, celles qui portent sur la logique, dont de toute évidence il ne comprenait traître mot.


1 Le monde, c’est ce qui se passe

1.1. Le monde ce sont les faits, pas les choses dedans.

1.21 Quelque chose peut se passer sans que rien ne se passe à côté.

2. Ce qui se passe donne lieu à des situations compliquées

2.02 – Les choses pourtant sont bien simples.

2.032   Pour le dire vite : elles sont en noir et blanc

2.024   La substance c’est ce qui reste quand on a tout enlevé

2.05 La totalité de ce qui reste en place c’est le monde

2.063   Le monde est réel.

2.022 - Il est évident que, si on rêve d’un autre monde, celui-ci aura quelques traits communs avec le nôtre.

2.1 Nous imaginons

2.12 L’image ressemble à la réalité

2.141   L’image est authentique.

2. 1 5 1 – les choses ressemblent à ce qui en est l’image

2. 1 5 1 4 – L’image représente les choses

2. 1 7 1 – l’image spatiale représente tout ce qui est spatial, l'image en couleurs tout ce qui est coloré, etc.

2.202 - L'image représente une situation possible sur un tableau.

3. L'image pense à nous.

3.01 Penser nous donne une image du monde.

3.03 - Nous ne pouvons rien penser d'illogique, mais rien de logique non plus

3. 144 - Les situations peuvent être décrites, sans qu’on puisse leur donner de nom. (Les noms pointent, les propositions indiquent comme des flèches,)

4 - La pensée est une proposition pleine de sens.

4.003 - La plupart des propositions philosophiques ne sont pas fausses, mais absurdes. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur absurdité. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent du fait qu’ils ne comprennent pas la logique. (Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?) Les problèmes les plus profonds ne sont pas des problèmes.

4.01 La proposition représente la réalité. Avec les propositions nous modélisons le réel.

4.027 - Il est dans la nature de la proposition de pouvoir nous dire quelque chose de neuf.

4. 1 1 2 - Le but de la philosophie est de nous mettre au clair. La philosophie ne se théorise pas : elle se pratique. Une oeuvre philosophique doit clarifier. La philosophie n'a pas à produire des «thèses », mais à rendre claires les thèses des autres domaines. Tout est trouble. La philosophie doit dissiper ce trouble.

5 - La proposition est vraie en fonction des propositions qui la composent.

Une proposition simple est fonction de sa propre vérité

5. 1 24 - Une proposition dit déjà tout ce qui s’ensuit.

5. 1 5 1 1 – les propositions probables ne parlent de rien du tout.

5.454 1 - Les solutions des problèmes logiques doivent être simples, car elles sont le parangon de la simplicité. Les hommes ont toujours soupçonné qu'il devait y avoir un domaine de questions dont les réponses formeraient une construction close et régulière, et où Simplex sigillum veri.

5.47 1 - La forme générale de la proposition est sa nature même.

5.47 1 1 – L’essence du monde est ce que décrit la proposition

5.473 - La logique doit se prendre en mains.

. 6 – Mon langage circonscrit mon monde.

5.6 1 - Le monde est plein de logique; c’est elle qui contrôle les frontières du monde. Mais la logique ne nous dit pas ce qu’il y a dedans.

5.62 1 - Le monde c’est la vie.

5.63 – C’est moi le monde. (Le microcosme, c'est moi.)

5 .632 - Le sujet n’est pas dans le monde, il est à sa porte.

6.  et il n’y a rien d’autre à dire.

6. 1 25 1 – La logique ne peut pas nous surprendre par derrière.

6. 1 3 - La logique est une image du monde. Elle nous dépasse.

6.42 1 - Il est clair que l'éthique n’a rien à dire. Elle nous dépasse. (Éthique et esthétique c’est pareil.)

6.43 L'homme heureux n’est pas malheureux.

6.43 1 1 – Quand on est mort on ne s’en aperçoit pas

6.44 – l’élément Mystique est présent, mais on ne sait pas comment.

6.5 1 - S’il n’y a pas de question, il n’y a pas de doute. S’il n’y a pas de doute, il n’y a pas de question, et si pas de question pas de scepticisme. Donc le scepticisme est irréfutable. 

6 . 5 4  J'éclaire, mais ce que je dis est un non sens  (mon lecteur doit éviter de tomber de l'échelle.)

7 – Ceux qui n'ont a rien à dire feraient mieux de se taire.