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lundi 21 mai 2018

La vie primée

Maurras académicien, 9 juin 1938

   Tout le monde y va , en mai 2018, de ses souvenirs de Mai 1968. On a déjà évoqué Milou en mai ici. Tel nous évoque ses pavés, tel autre sa  plage. Quand on était provincial, et trop jeune pour aller aux manifs, le Mai parisien faisait l'effet qu'avait dû faire sur des natifs de Boétie les combats de Marathon: on entendait seulement leur lointain écho dans l'Hélicon.
 
       Au lycée je n'avais guère de revendications à faire valoir. Je n'allais pas à la cantine, donc n'avais pas de raison de la trouver mauvaise. Je m'entendais à peu près avec les profs, et n'avais guère d'occasions de me faire renvoyer. J'étais parmi les bons élèves, sans être dans les premiers. Ce qui me frappa surtout, c'est la suppression, l'année suivante, des prix au lycée. J'avais acquis une haine féroce de toutes les distributions des prix.  Cette tradition existait depuis les débuts de l’enseignement secondaire, aussi bien chez les jésuites que depuis la Révolution et l’Empire.  Je trouvais toutes ces distributions des prix injustes, récompensant les fayots, les Agnan, les lèche bottes, au détriment des élèves originaux, au nombre desquels je me comptais. La preuve : je n’avais jamais le prix d’excellence, au mieux, et les bonnes années, un prix d’honneur ou des prix locaux, avec accessits. Bref je trouvais ces raisins trop verts. Les prix d’excellence allaient toujours à des élèves modèles, travailleurs  mais niais, aux oreilles décollées, au col de chemise bien boutonné, plongés dans leur Bailly ou leurs équations, qui rendaient toujours les travaux « nets » et scolaires qui plaisaient à nos maîtres.  En plus de cela, il fallait assister, en fulminant de rage de n’avoir pas été choisi, à des distributions des prix au Théâtre municipal pour y voir triompher des ânes culottés et des chevaux de labour, et les prix que l’on recevait étaient des livres ridicules, des souvenirs de voyage, des récits d’escalade ou de promenades en mer sortis de bibliothèques roses, vertes ou rouge et or, et quand on vous offrait les poèmes de Rimbaud, ils étaient dans une édition tellement à chier que le poète de Charleville vous semblait aussi nul que François Coppée ou Sully Prudhomme. Heureusement nous n’avons pas, dans les années 60, à subir de discours de distribution des prix comme devaient en subir les générations précédentes. 1968 balaya cela, et pendant deux ou trois ans les prix disparurent. Les bons élèves en étaient pour leurs frais. Les nuls redressaient le col. Mais ils n’eurent pas pour autant leur revanche, car ils restaient, aux yeux des professeurs, des mulets. Au moins étions nous débarrassés des arrogants fayots.  En arrivant en hypokhâgne au lycée Henri IV, la révolution avait essaimé. On y avait aussi supprimé les prix. Mais le proviseur et le censeur étaient bien embêtés, car ils avaient en stock tout un ensemble de livres qui n’avaient pas été utilisés durant les années révolutionnaires (1968-71). Comme j’avais les meilleures notes de ma classe on s’avisa de me donner un prix d’excellence, mais in petto en juillet plutôt qu’en juin, quand tout le monde était parti en vacances, car cela aurait pu attirer l’attention des groupes gauchistes du lycée qui veillaient au grain à ce que les restes de l’Ancien régime scolaire ne se perpétuent pas au Quartier Latin (ces mêmes groupes ,curieusement, n’avaient rien à dire contre le bizutage ni les concours, alors même qu’ils prônaient le rejet de la sélection: on retrouve aujourd'hui le même schéma : ceux qui rejettent la sélection à l'université ne voient rien à redire à sa règle féroce aux Grandes écoles: comment tant d'énergie peut-il coexister avec tant de résignation?). On me convoqua donc vers le 14 juillet juste avant les congés, et en petit comité, en l'absence de tout public, je reçus du surveillant général Thébault (ce petit homme bossu, malheureux et digne, était un pédagogue venu d'un autre âge, sorti d'Anatole France et de Jules Ferry: il incarnait, avec une immense gentillesse  et une profonde humanité, un style d'autorité qui était en train de disparaître; tout le lycée l'aimait, et il en était l’âme, et je chéris sa mémoire: louons maintenant les grands hommes, et pas les petits *) mon prix, sous forme de plusieurs livres qui traînaient sur les étagères depuis deux ou trois ans, un peu comme les missels durent, entre l’An II et l’an III, être relégués dans le fond des églises, sinon brûlés).

       Mais la Restauration ne tarda pas. Si les prix du lycée ont à peu près disparu cinquante ans plus tard (du moins dans l'enseignement public), la pratique de donner des prix de toute sorte s'est répandue, au point qu'il n'est quasiment pas d'institution qui n'ait la sienne. Il y a de multiples  prix littéraires, ceux des Académies, comme la Française, ceux des fondations publiques ou privées, ceux des institutions universitaires. Jamais on a autant primé les arts, les sciences, les lettres, comme si l'on voulait à tout prix s'assurer que l'excellence nous entoure et que tout le monde peut être récompensé et peut faire partie des meilleurs dans tel ou tel domaine. Il y a une inflation de prix. La vie scientifique tourne autour du prix Nobel , des médailles Fields. La vie publique autour de la Légion d'honneur, etc.  Mais pour une époque sans cesse préoccupée de réparer les torts subis par les victimes de toutes sortes, soucieuse de gentillesse et d'égalité universelle, cette pratique ne laisse pas d'étonner. Car, comme le remarque Musil dans sa conférence sur la bêtise de 1937, il est malséant de se moquer de la bêtise des autres, car on peut paraître arrogant. 


   "Par peur de paraître bête autant que de manquer à la bienséance, les hommes sont nombreux qui se tiennent pour intelligents mais ne le disent pas. Et se sentent-ils contraints d'en parler, ils usent de périphrases et affirment par exemple d'eux-mêmes : “Je ne suis pas plus bête que d'autres.” Ils affectionnent plus encore de tourner la remarque avec autant de détachement et d'objectivité qu'il se peut : “Je crois pouvoir dire que je suis normalement intelligent.” Parfois le sentiment qu'une personne a de sa propre intelligence se manifeste en creux, comme par exemple lorsqu'on dit : “Je ne permets pas qu'on me prenne pour un idiot !”

    Mais si l'on a tant peur de se montrer intelligent, pourquoi existe-il des institutions comme les prix, qui semblent avoir pour but de placer certains individus, ou du moins certains de leurs achèvements, comme moins bêtes et meilleurs que d'autres? Pourquoi d'un côté déteste-t-on ceux qui sortent du rang et prétendent se trouver meilleurs en intelligence et de l'autre donne-t-on des prix à certains pour les distinguer? Pourquoi une époque éprise de médiocrité et d'égalitarisme maintient-elle ces prix? Les soixante-huitards étaient plus cohérents.  Ce n'est contradictoire qu'en apparence : on n'aime pas les vaniteux qui se disent intelligents ( et qui par là même paraissent bêtes) , mais on aime attribuer l'intelligence et le mérite à certains ( qui sont peut être les mêmes que les précédents) parce qu'on veut que l'intelligence soit attribuée par des tiers. C'est par peur que les gens se trouvent eux mêmes intelligents ( et montrent ainsi leur bêtise) qu'on s'empresse de leur donner des prix pour leur ( prétendue) intelligence. Cette pratique, comme on le voit, renforce les vaniteux dans leur vanité, en même temps qu'elle les disculpe de tout soupçon d'être vaniteux - donc bêtes- puisque ce sont les autres, et non pas eux mêmes qui les prisent.
 

    Julien Benda a souvent été décrit comme un individu vaniteux, coquelet et fier de lui ( voir son portrait à charge par Maurice Martin du Gard dans Les mémorables en 1918) . Mais il eut plus d'une occasion d'en rabattre. Il raconte lui même  (Un régulier dans le siècle p. 209) comment en 1912  le prix Goncourt, pour lequel il avait été proposé pour son roman L'ordination , lui échappa parce que Georges Sorel, blessé par son ouvrage sur Bergson, avait été dire au jury tout le mal qu'il pensait de lui. A cela s'ajoutait la rancoeur que nourrissaient contre lui les antidreyfusards, et surtout l'antisémitisme  de plusieurs membres du jury du prix, dont Léon Daudet, le féal de Maurras, qui déclara qu'il n'irait jamais  donner un prix à un juif. Plus tard Benda fut proposé pour le prix Nobel plusieurs fois, mais l'Académie suédoise trouva toujours meilleur que lui.  Il obtint la légion d'honneur et l'accepta ( Raymond Aron, lui-même peu avare d'honneurs sur sa personne, le moqua pour cela), mais fut toujours ostracisé par l'institution littéraire et  le lui rendit bien.  Dans ses Cahiers d'un clerc, il écrit de l'Académie, dont il ne faut pas oublier qu'elle accueillit son grand adversaire  Maurras en 1938 et un écrivain qu'il détestait, Valéry : " Deux partis s'affrontent au sein de la Compagnie: les uns excitent au va-de-l'avant, les autres veulent qu'elle reste une vieille dame réactionnaire. Ce son les seconds qui voient juste. L'Académie doit constituer un élément de conservatisme. C'est toute sa raison d'être (p.215-6)

       Mais l'Académie changerait-elle ?  

*PS mon ami Jean Pierre Salgas, aussi ancien élève de HIV , m'apprend que Jean Bernard Pouy  fait en 2003 un livre "HIV Blues " dans la série noire,consacré en grande partie à M. Thébault. Je savais que je n'étais pas seul dans ma reconnaissance envers cet homme que nous chérissions et n'honorions pas assez.