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dimanche 24 juin 2018

EFFET DE VERITE

un effet de vérité : Tirésias aveuglé pour avoir regardé Pallas nue


  Un historien réputé, mais au style quelque peu filandreux, appelé à faire un discours dans une cérémonie de remise de prix de thèse (PSL, 18 juin 2018), a déclaré :

« Quelles que soient l’hétérogénéité de leurs méthodes et l’étrangeté de leurs objets, tous nos lauréats ont en partage de chercher la bonne distance entre l’exigence de la recherche et l’urgence du présent.
Voici pourquoi il m’a semblé que ce réalisme méthodologique, qui rend visibles les conditions concrètes de l’enquête non pour fragiliser ses résultats mais au contraire pour en affirmer la scientificité, redéfinissait la visée de vérité des sciences humaines. Celle-ci est aujourd’hui soumise à un débat qui dépasse le monde académique et qui plonge bien des acteurs de la vie sociale dans une communauté de désarroi. Aussi doit-on également attendre d’une initiative comme la nôtre qu’elle produise ce que Michel Foucault appelait un « effet de vérité ». En écoutant la passion et la précision des lauréates et des lauréats qui, en quelques mots, ont su dire leur flamme et leur exigence, on ne pouvait pas ne pas y entendre également comme un message d’alerte. Nous ne pouvons accepter que  ces mêmes critères de vérité, d’originalité et de nouveauté, qui les encouragent à croiser les disciplines, leur valent des prix de thèses et des difficultés à gagner des postes statutaires dans l’enseignement supérieur. »

     Qu’a voulu dire ce docteur ? D’un côté il affirme que les sciences humaines ont une « visée de vérité ». Il parle même de critères de vérité. Ce qu’on doit comprendre, semble-t-il, de manière traditionnelle, comme disant que les sciences humaines recherchent, chacun dans son domaine propre, la vérité et qu’elle a des critères et de marques de reconnaissance. Il nous dit aussi que ce « réalisme méthodologique » en sciences humaines tient au fait qu’elles « rendent visibles les conditions concrètes de l’enquête». On ne sait pas très bien en quoi, ni de quel réalisme il s’agit. Il ajoute que ce même réalisme permet d’ « affirmer la scientificité » de cette même enquête. En quoi le fait d’être réaliste méthodologiquement et de « rend[re] visibles les conditions concrètes de l’enquête » conduit il à en affirmer la scientificité ? On a bien l’impression qu’on a affaire à du baratin de discours de réception des prix (genre jadis noble, qui conduisait les professeurs, souvent de philosophie, à prononcer des discours en fin d’année au lycée, et qu’on ne pratique plus que dans ces circonstances académiques à l’université). D'un autre côté, l’egregiaire historien affirme dans la foulée que ce même réalisme méthodologique redéfinit la dite visée de vérité. En quoi ?  En ceci apparemment, que  l’initiative consistant à remettre un prix de thèse produit « un effet de vérité ». Ici on change du tout au tout l’idée sur laquelle cet envol rhétorique était parti : il ne s’agit plus de parler de la vérité comme un trait interne d’une recherche ou de sa visée, au sens traditionnel, mais comme un « effet ». On présume que cela veut dire, en clair : ces prix, jeunes gens, qu’on vous donne, vont avoir un effet sur votre condition sociale de chercheurs, mais il faut alerter sur le fait que ces mêmes prix vont aller de pair avec des difficultés à gagner des postes dans le supérieur, et que « l’interdisciplinarité alimente aujourd’hui du même élan l’innovation et la précarisation. »

      L'éminent historien a raison : les barrières disciplinaires, si on les franchit, sont souvent un obstacle pour avoir des postes. Mais en quoi est-ce un « effet de vérité » ? On nous renvoie à Michel Foucault. Comme le Poitevin est tout sauf clair quand il emploie de telles expressions, il faut se tourner vers les commentateurs. Le plus autorisé, Frédéric Gros, nous explique dans sa préface au recueil de textes de Foucault en Folio (« une philosophie de la vérité », Gallimard 2004), que dans sa dernière période

« Les années quatre-vingt ouvrent une dernière période intellectuelle : celle des actes de vérité. Elles se placent sous le signe d'une fidélité renouvelée à la question kantienne “Qu'est-ce que les Lumières ? ”. Le rapport de la vérité au sujet se trouve posé de manière plus frontale. Le sujet n'est plus réfléchi comme simple effet de vérité (au sens où les régularités discursives archéologiques dessinaient des positions pour des subjectivités virtuelles et où les pouvoirs-savoirs fabriquaient des individus). Il est moins ce qui se trouve constitué par un dispositif de vérité que ce qui se constitue et se transforme à partir d'un discours vrai, dans un rapport déterminé à lui. » 

    Que veut dire que le sujet est un « simple effet de vérité » ? Mise à part la question de savoir qui est ce sujet, cela voudrait dire " que « les régularités discursives archéologiques dessinaient des positions pour des subjectivités virtuelles et où les pouvoirs-savoirs fabriquaient des individus ». Autrement dit, les effets de vérité en question sont des « fabrications » d’individus.  Avant cette dernière phase, le Poitevin avait parlé de dispositifs de vérité, de régimes de vérité, d’histoire de la vérité d’éthique de la vérité et de politique de la vérité, et last but not least, d’ »actes de vérité ». On voit bien, dans toutes ces expressions, qu’il ne s’agit nullement de la vérité comme une propriété des propositions, croyances, ou théories, au sens où un certain nombre de discours les « viserait », mais de la vérité comme un « effet ».
    Expression extraordinairement ambiguë, que ceux qui citent à tout bout de champ Foucault explicitent rarement. Elle peut vouloir dire au moins deux choses. D’une part que la vérité n’est qu’un « effet », autrement dit un produit de diverses causes, et non pas une entité ou une propriété réelle. Qu’est-ce qui la cause ? Des « dispositifs », des « régularités archéologiques » qui dessinent des positions pour des sujets. Autrement dit, ce qui est causé ce sont des  sujets qui prétendent dire la vérité, ou la représenter, mais qui n’ont aucun titre autre que celui qui leur est conféré en tant que pouvoir, à la posséder. La causalité en question ne peut être efficiente, elle doit être formelle, ou structuralisme oblige, structurale. Ce n’est pas l’effet au sens où l’on parle d’un « effet bœuf » produit par, par exemple, le costume d’un invité à un bal costumé ou le décolleté d’une starlette à Cannes. Mais c’est un effet dans les têtes, sur des gens qui croient que telle idée est vraie. Mais tout le point est justement qu’ils ne font que le croire. La vérité n’existe pas, elle est « juste » ce qu’on croit, ce qu’on dit. (Bouveresse commente bien ce  point dans son Nietzsche contre Foucault). Mais d’autre part, « effet de vérité » peut s’entendre au contraire en un sens réaliste : certains discours, de par leur vérité, produisent certains effets. Par exemple la révélation que tel médicament est dangereux peut produire des paniques, des procès, etc. Ici on ne nie pas que la vérité existe, mais on en pointe les conséquences. Dire que la vérité a des conséquences, autrement dit que la découverte de la vérité est cause de certains effets, est une banalité. Mais dire que la vérité s’identifie à ces conséquences, c’est la thèse pragmatiste, qui définit la vérité par ses critères. Autrement dit, ce sont les manières par lesquelles ont reconnaît la vérité qui a définissent. Voilà une confusion bien classique, que dénonça jadis  très bien Russell, mais que n’importe quel philosophe classique évitait de faire (Descartes ne dit jamais que la clarté et la distinction définissent la vérité, mais qu’elles en sont le critère. 
   Quel que soit l’un ou l’autre des deux sens de l’expression foucaldienne, ils sont tous deux confus et égarants, comme toutes les autres expressions du Poitevin « régime de vérité », « dispositif de vérité » .  « X de vérité » a toujours le sens anti-réaliste: la vérité n’existe pas, elle est juste dans les têtes, dans  les dires, dans les pouvoirs qui la produisent et se l’approprient, et elle n’est qu’appropriée. Glissant, fuyant, le discours sur, de, pour, contre la vérité se pare de tant de masques que le consommateur banal,qui voudrait simplement accéder à une ressource, s'y perd.


lundi 11 juin 2018

Respect pour la vérité





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All I'm askin'
Is for a little respect when you come home (just a little bit) (Otis Redding)



  Je n'ai jamais bien compris ce que Benda voulait dire quand il parle, dans la Trahison des clercs,  du "respect de valeurs transcendantes" telles que la justice et la vérité. Ou encore quand il dit qu'on "honore" ces valeus.Si, comme il le dit, ces valeurs , et particulièrement celle de vérité, sont "abstraites" et "désintéressées", indépendantes des vérité particulières, comment peut-on les respecter ou les honorer? La vérité abstraite n'est pas une statue dans un Temple, et on ne voit pas comment on peut avoir vis à vis d'elle des sentiments ou des émotions tels que la peur, la crainte, ou le respect. La vérité n'est d'ailleurs pas une valeur. C'est simplement la propriété de certaines propositions, jugements, croyances ou théories. Que le jugement que la neige est blanche soit vrai est seulement une propriété de ce jugement, ou de son contenu, quand la neige est blanche. en lui lui, même le jugement n'est ni vrai ni faux e seulement susceptible de l'être. Il est vrai quand sa condition de correction  - être correct si vrai - est satisfaite. Il n'y a pas de respect , de peur ou d'émotion particulière à le constater. Certaines vérités peuvent nous inspirer crainte ou plaisir. Mais c'est parce que nous désirions, ou ne désirions pas croire ou savoir que ce sont des vérités que nos avons ces sentiments. La vérité n'est pas une valeur et ne peut inspirer des sentiments. En revanche  croire qu'un jugement est vrai, désirer qu'il soit vrai, craindre qu'il soit faux, sont des attitudes qui portent de la valeur. Ce qui a de la valeur est la croyance, ou la connaissance, de la vérité, non pas a propriété d'être vrai, et encore moins la valeur "abstraite" de vérité. De même pour la raison: nous ne valorisons pas des croyances, des actions, pour être conformes à la raison ou rationnelles, car ce sont là de simples faits. Ce que nous valorisons c'est l'attitude que nous avons quand nous jugeons ces actions ou croyances conformes à la raison. C'est pourquoi d'ailleurs Benda parle souvent non pas de clercs qui respectent ou méprisent la vérité et la raison, mais qui remplissent la fonction du clerc ou la trahissent. Pourtant, peut on remplir la fonction sans la respecter en quelque manière par une attitude de valorisation? Peut-on trahir cette fonction sans, en quelque manière la mépriser, l'ignorer volontairement ou la négliger? 
    Quand il dit que ces valeurs sont "désintéressées", Benda veut dire qu'on les respecte quelles que soient les conséquences pour nos intérêts personnels, sociaux ou politiques et quels que soient leurs effets pratiques, à la manière des impératifs catégoriques kantiens.Le respect, selon Kant est consubstantiel à la reconnaissance d'une valeur comme conforme à la raison: 

"On pourrait m'objecter que sous le couvert du terme de respect je ne fais que me réfugier dans un sentiment obscur, au lieu de porter la lumière dans la question par un concept de la raison. Mais, quoique le respect soit un sentiment. ce n'est point cependant un sentiment reçu par influence; c'est, au contraire, un sentiment spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments du premier genre, qui se rapportent à l'inclination, ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité, la détermination immédiate de la volonté par la loi et la conscience que j'en ai, c'est ce qui s'appelle le respect, de telle sorte que le respect doit être considéré, non comme la cause de la loi. mais comme l'effet de la loi sur le sujet.  A proprement parler, le respect est la représentation d'une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre
 Par conséquent, c'est quelque chose qui n’est considéré ni comme objet d’inclination. ni comme objet de crainte, bien qu'il ait quelque analogie avec les deux à la fois. L'objet du respect est donc simplement la loi, loi telle que nous nous l'imposons à nous mêmes, et cependant comme nécessaire en soi." ( Fondements de la métaphysique des moeurs, tr. Delbos, I, note 2)

Ce que Benda exprime ainsi  (préface à l'édition de 1946 de TC) : 

" je ne tiens pour cléricales que des valeurs dont l’adoption implique l’exercice de la raison, alors qu’au contraire des attitudes comme l’enthousiasme, le courage, la foi, l’amour humain, l’étreinte de la vie n’ont, en tant que reposant sur le seul sentiment, point de place dans l’idéal du clerc.

 
Mais Benda parle aussi de passion des valeurs cléricales, un peu comme s'il craignait que la simple conscience de leur conformité à la raison ne suffise pas à motiver le clerc.