un effet de vérité : Tirésias aveuglé pour avoir regardé Pallas nue |
Un historien réputé, mais au style quelque peu filandreux, appelé à faire un discours dans une cérémonie de remise de prix de thèse (PSL, 18 juin 2018), a déclaré :
« Quelles que soient l’hétérogénéité de leurs méthodes et l’étrangeté de leurs objets, tous nos lauréats ont en partage de chercher la bonne distance entre l’exigence de la recherche et l’urgence du présent.
Voici pourquoi il m’a semblé que ce réalisme méthodologique, qui rend visibles les conditions concrètes de l’enquête non pour fragiliser ses résultats mais au contraire pour en affirmer la scientificité, redéfinissait la visée de vérité des sciences humaines. Celle-ci est aujourd’hui soumise à un débat qui dépasse le monde académique et qui plonge bien des acteurs de la vie sociale dans une communauté de désarroi. Aussi doit-on également attendre d’une initiative comme la nôtre qu’elle produise ce que Michel Foucault appelait un « effet de vérité ». En écoutant la passion et la précision des lauréates et des lauréats qui, en quelques mots, ont su dire leur flamme et leur exigence, on ne pouvait pas ne pas y entendre également comme un message d’alerte. Nous ne pouvons accepter que ces mêmes critères de vérité, d’originalité et de nouveauté, qui les encouragent à croiser les disciplines, leur valent des prix de thèses et des difficultés à gagner des postes statutaires dans l’enseignement supérieur. »
Qu’a voulu dire ce docteur ? D’un côté il affirme que les sciences humaines ont une « visée de vérité ». Il parle même de critères de vérité. Ce qu’on doit comprendre, semble-t-il, de manière traditionnelle, comme disant que les sciences humaines recherchent, chacun dans son domaine propre, la vérité et qu’elle a des critères et de marques de reconnaissance. Il nous dit aussi que ce « réalisme méthodologique » en sciences humaines tient au fait qu’elles « rendent visibles les conditions concrètes de l’enquête». On ne sait pas très bien en quoi, ni de quel réalisme il s’agit. Il ajoute que ce même réalisme permet d’ « affirmer la scientificité » de cette même enquête. En quoi le fait d’être réaliste méthodologiquement et de « rend[re] visibles les conditions concrètes de l’enquête » conduit il à en affirmer la scientificité ? On a bien l’impression qu’on a affaire à du baratin de discours de réception des prix (genre jadis noble, qui conduisait les professeurs, souvent de philosophie, à prononcer des discours en fin d’année au lycée, et qu’on ne pratique plus que dans ces circonstances académiques à l’université). D'un autre côté, l’egregiaire historien affirme dans la foulée que ce même réalisme méthodologique redéfinit la dite visée de vérité. En quoi ? En ceci apparemment, que l’initiative consistant à remettre un prix de thèse produit « un effet de vérité ». Ici on change du tout au tout l’idée sur laquelle cet envol rhétorique était parti : il ne s’agit plus de parler de la vérité comme un trait interne d’une recherche ou de sa visée, au sens traditionnel, mais comme un « effet ». On présume que cela veut dire, en clair : ces prix, jeunes gens, qu’on vous donne, vont avoir un effet sur votre condition sociale de chercheurs, mais il faut alerter sur le fait que ces mêmes prix vont aller de pair avec des difficultés à gagner des postes dans le supérieur, et que « l’interdisciplinarité alimente aujourd’hui du même élan l’innovation et la précarisation. »
L'éminent historien a raison : les barrières disciplinaires, si on les franchit, sont souvent un obstacle pour avoir des postes. Mais en quoi est-ce un « effet de vérité » ? On nous renvoie à Michel Foucault. Comme le Poitevin est tout sauf clair quand il emploie de telles expressions, il faut se tourner vers les commentateurs. Le plus autorisé, Frédéric Gros, nous explique dans sa préface au recueil de textes de Foucault en Folio (« une philosophie de la vérité », Gallimard 2004), que dans sa dernière période
« Les années
quatre-vingt ouvrent une dernière période intellectuelle : celle des actes de
vérité. Elles se placent sous le signe d'une fidélité renouvelée à la question
kantienne “Qu'est-ce que les Lumières ? ”. Le rapport de la vérité au sujet se
trouve posé de manière plus frontale. Le sujet n'est plus réfléchi comme simple
effet de vérité (au sens où les régularités discursives archéologiques
dessinaient des positions pour des subjectivités virtuelles et où les
pouvoirs-savoirs fabriquaient des individus). Il est moins ce qui se trouve
constitué par un dispositif de vérité que ce qui se constitue et se transforme
à partir d'un discours vrai, dans un rapport déterminé à lui. »
Que veut dire que le sujet est un « simple
effet de vérité » ? Mise à part la question de savoir qui est ce sujet, cela voudrait dire " que « les régularités discursives
archéologiques dessinaient des positions pour des subjectivités virtuelles et
où les pouvoirs-savoirs fabriquaient des individus ». Autrement dit, les
effets de vérité en question sont des « fabrications » d’individus. Avant cette dernière phase, le Poitevin avait
parlé de dispositifs de vérité, de régimes de vérité, d’histoire de la vérité d’éthique
de la vérité et de politique de la vérité, et last but not least, d’ »actes de vérité ». On voit bien,
dans toutes ces expressions, qu’il ne s’agit nullement de la vérité comme une
propriété des propositions, croyances, ou théories, au sens où un certain
nombre de discours les « viserait », mais de la vérité comme un « effet ».
Expression extraordinairement ambiguë, que
ceux qui citent à tout bout de champ Foucault explicitent rarement. Elle peut vouloir dire au moins
deux choses. D’une part que la vérité n’est qu’un « effet », autrement
dit un produit de diverses causes, et non pas une entité ou une propriété
réelle. Qu’est-ce qui la cause ? Des « dispositifs », des « régularités
archéologiques » qui dessinent des positions pour des sujets. Autrement
dit, ce qui est causé ce sont des sujets
qui prétendent dire la vérité, ou la représenter, mais qui n’ont aucun titre
autre que celui qui leur est conféré en tant que pouvoir, à la posséder. La
causalité en question ne peut être efficiente, elle doit être formelle, ou
structuralisme oblige, structurale. Ce n’est pas l’effet au sens où l’on parle
d’un « effet bœuf » produit par, par exemple, le costume d’un invité
à un bal costumé ou le décolleté d’une starlette à Cannes. Mais c’est un effet
dans les têtes, sur des gens qui croient que telle idée est vraie. Mais tout le
point est justement qu’ils ne font que le croire. La vérité n’existe pas, elle
est « juste » ce qu’on croit, ce qu’on dit. (Bouveresse commente bien
ce point dans son Nietzsche contre Foucault). Mais d’autre part, « effet de
vérité » peut s’entendre au contraire en un sens réaliste : certains
discours, de par leur vérité, produisent certains effets. Par exemple la
révélation que tel médicament est dangereux peut produire des paniques, des
procès, etc. Ici on ne nie pas que la vérité existe, mais on en pointe les
conséquences. Dire que la vérité a des conséquences, autrement dit que la
découverte de la vérité est cause de certains effets, est une banalité. Mais dire
que la vérité s’identifie à ces conséquences, c’est la thèse pragmatiste, qui
définit la vérité par ses critères. Autrement dit, ce sont les manières par
lesquelles ont reconnaît la vérité qui a définissent. Voilà une confusion bien
classique, que dénonça jadis très bien Russell,
mais que n’importe quel philosophe classique évitait de faire (Descartes ne dit
jamais que la clarté et la distinction définissent la vérité, mais qu’elles en
sont le critère.
Quel que soit l’un ou l’autre des deux sens
de l’expression foucaldienne, ils sont tous deux confus et égarants, comme
toutes les autres expressions du Poitevin « régime de vérité », « dispositif
de vérité » . « X de vérité »
a toujours le sens anti-réaliste: la vérité n’existe pas, elle est juste dans
les têtes, dans les dires, dans les
pouvoirs qui la produisent et se l’approprient, et elle n’est qu’appropriée. Glissant, fuyant, le discours sur, de, pour, contre la vérité se pare de tant de masques que le consommateur banal,qui voudrait simplement accéder à une ressource, s'y perd.
L'élection de Patrick Boucheron, spécialiste de l’Italie médiévale, au Collège de France, a été vécue comme le retour de Bourdieu et Foucault, avec un discours universitaire clairement politisé, et situé à gauche. C'était dans le contexte des attentats de 2015, et il a inauguré sa leçon par une évocation très émouvante de la statue de la Place de la République, couverte de fleurs et de messages de deuil et d' espoir. Patrick Boucheron mêle la subjectivité et l’histoire personnelle au discours universitaire, sans retenue, ce qui a le mérite de l’honnêteté vis-à-vis de présupposés ou de postulats inévitables. Dans sa leçon, il a même parlé de sa vie privée. Se présentant comme une sorte de bête de savoir, très compulsive, il rendait hommage à son épouse d' avoir su l’apprivoiser.
RépondreSupprimerPatrick Boucheron se rattache à la lignée des grands historiens romantiques du XIXème siècle. Il mêle aussi beaucoup la politique et l’art, en associant Léonard de Vinci à Machiavel.
je vous sugger d
RépondreSupprimerje vous suggere d essayer de ne pas vous interesser aux individus mais aux faits et aux idees
Autrefois, « L' Histoire est-elle une science ? » était un bon sujet, pour l'épreuve de Philosophie au Bac. Avec l’Histoire, on est en tout cas en présence d’une science humaine, c'est-à-dire « molle ». Mais tout est-il permis aux historiens ? Et est-ce aux sciences formelles à redresser leurs énoncés ?
RépondreSupprimerComment évaluer le travail d’historien de Michel Foucault ? Il était reconnu comme tel par l'École des Annales, et Georges Dumézil, même si ce dernier était plutôt dans les marges de l'École. Mais on a dit que l'École était entrée en cadence, à cause d’une trop grande ouverture disciplinaire. L'École des Annales validait l’anthropologie historique, dite « étude des mentalités », de Foucault, surtout dans « Surveiller et punir », en même temps que son archéologie des sciences humaines.
Quant à Patrick Boucheron, il reconnaît que chaque époque fait sa lecture de l’Histoire, en fonction de son actualité, et qu' elle doit savoir faire l’équilibre entre Histoire et actualité, mais sans nous dire comment. C' est sans doute une affaire empirique de ressenti, ou de justesse de ton à trouver.
La philosophie analytique s'était constituée en réaction contre la philosophie de l’Histoire, et contre l’histoire de la philosophie. C' était donc un sujet tabou. Dans la Faculté de Juger, les analytiques n'abordèrent que l'esthétique, comme Nelson Goodman. À ce sujet, on peut se demander pourquoi un rationaliste préfère Julien Benda à Nelson Goodman.
Pour un historien, est-il possible d'éviter la philosophie et la politique ? Ne constituent-elles pas l’Histoire de part en part ?
Finalement, si l'on accepte cette théorie des "effets de vérité", il conviendrait de les ranger du même côté que les "effets de formulation" ou les "effets de cadrage" chers à Kahnemann et Tversky par exemple, ou plus récemment au courant neuro. Finalement, la vérité serait simplement une dimension du réel que le cerveau serait apte à percevoir ou non, en fonction du moment, en fonction de ses capacités. Elle pourrait ou non exister en fonction des circonstances, des individus. Elle serait un paramètre qui n'améliorerait pas notre accès au réel mais qui au contraire viendrait brouiller celui-ci. Elle serait utiliser pour expliquer les écarts à la norme plutôt que de constituer une norme en elle-même. Idéalement, si l'on pouvait hisser le cerveau et son mode de fonctionnement vers un fonctionnement moins entravé, plus scientifique, il conviendrait de l'éliminer totalement pour ne pas avoir à se la coltiner comme un facteur jetant l'ombre sur la conscience et sur la rationalité elle-même.
RépondreSupprimerN'est-ce pas là la continuité du raisonnement (pas le vôtre mais celui des vériphobes adeptes des neurosciences)?
oui il y a une version neuroscientifique de foucault
RépondreSupprimervoir changeux, l homme de verite
Il faudrait peut-être aussi évoquer Gombrich et Warburg, deux historiens d'autrefois, férus de Renaissance italienne. Pourquoi ce billet ne parle-t-il pas d'histoire, mais de théorie épistémique ? N'est-ce pas admettre implicitement que l'Histoire s'est réellement évaporée, dans des effets de vérité ? Entre Foucault et Boucheron, qu'est-ce qui a changé, dans le choix des thèmes et des objets historiques ? Ont-ils vraiment les mêmes objectifs et les mêmes méthodes ? L'histoire à la Foucault n'a-t-elle été qu'une parenthèse, de l'ordre de l'événement unique et imprévisible ? N'avait-elle pas épuisé tout intérêt pour l'exploration des marges et des interstices de notre culture ?
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