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mercredi 11 juillet 2018

Encaustique



      Tous les printemps ma grand-mère entreprenait  de "passer l'encaustique". Je ne savais pas au début ce que c'était, mais je compris vite à l'odeur infecte du produit qu'elle répandait partout, sur les meubles, les planchers, les plinthes, les fenêtres de quoi il s'agissait. La puanteur de cette cire s'imprégnait partout, pour plusieurs jours. A l'époque, ce n'était pas de la cire d'abeille, et cela dégageait une odeur âcre, suffocante. Cette petite femme énergique passait vigoureusement la cire sur le plancher, à genoux malgré ses quatre vingt ans (son minuscule appartement était au dernier étage de ce qui avait jadis été sa maison, vendue à un médecin orléanais, et elle montait les escaliers trois fois par jour). Son idéal n'était pas que les meubles reluisent mais qu'ils soient propres, ce qui ne servait à rien car ils étaient couverts d'une épaisse couche de crasse accumulée. Le terme "encaustique" allait pour moi de pair avec "astiquer". Aujourd'hui quand j'entends le terme "caustique", je ne peux m'empêcher de penser à ces séances d'encaustiquage.Il y bien un lien entre Ἐγϰαυστιϰὴ, qui était la peinture à l'encaustique chez les Grecs, et Causticus, de ϰαυστιϰὸς, de ϰαίειν, brûler, qui est l'étymologie de "caustique", "Qui brûle, qui corrode" , et au sens figuré  , "qui brûle" , "qui mord" . Emile Littré nous dit : "Avoir l'esprit caustique, c'est appliquer une espèce de fer chaud sur ce qui est dit ou fait ; on peut être caustique sans avoir l'esprit satirique ; avoir l'esprit mordant, c'est enfoncer les dents et s'acharner. Le caustique effleure la peau ; le mordant y pénètre ; on peut donc être caustique sans être mordant" .

     Etre caustique c'est astiquer, polir passer de la brosse à reluire, tout en mordillant. Le modèle de l'esprit caustique, pour moi, c'est l'Anglais cultivé, qui, comme le dit Georges Sanders , pour qui "it is a continual source of amazement and irritation that the rest of mankind does not consist of other Englismen" ( Memoirs of a professional Cad, traduit en français sous le titre Mémoires d'une fripouille, PUF)



Sanders lui même est le modèle hollywoodien de l' anglais ,bien qu'il fût né à Saint Pétersbourg. Il a laissé dans tous ses films, dont les plus célèbres sont All about Eve, The Ghost and Mrs Muir, Rebecca , Moonfleet , Pandora , la marque de sa morgue, de sa causticité. Le caustique ,Littré a raison, n'en veut pas nécessairement aux autres, et ses piques et rictus ne reviennent pas au mépris, mais à une ironie légère, distante, mais qui peut mordre. Sanders joue en général des rôles d'aimables crapules, espions, mondains, séducteurs mais souvent malheureux. Son attitude est celle du cynique.

   L'un de mes amis ayant qualifié mes textes de philosophie de "dialectiquement caustiques", cela m'a semblé assez juste. Mais je me suis demandé ce que cela voulait dire.  Peut être pensait-il à mon penchant pour la satire, l'ironie. Peut-être cela veut-il dire que je manifeste dans mes essais, après avoir exposé avec sérieux et , je l'espère,  honnêteté, les vues que j'entends critiquer, je les dépose de manière quelquefois elliptique, par une petite griffure. Bien que je me sois prétendu analytique, aie souhaité l'être, je n'y parviens pas vraiment. Cela m'ennuie de
proposer des arguments en forme, comme dans les articles anglophones, avec prémisses et conclusions, en définissant tout. Je préfère mettre une série de touches, et congédier par une petite pirouette. Le caustique n'aime pas s'étaler. Il préfère l'article concis au gros livre. C'est pourquoi,en France, il est destiné à ne pas être compris, et à être méprisé pour ne pas vraiment jouer le jeu. Il est , comme Sanders, fatigué, épuisé. Il fera ce qu'il fait encore une fois, comme Lord Ashwood dans Moonfleet, mais pas deux.


16 commentaires:

  1. Il y aurait à dire sur le cynisme de George Sanders, incarnation de la causticité. Ayant pratiquement été l'époux des trois sœurs Gabor, dont la flamboyante Zsa-Zsa, qui faisait revivre à Hollywood la religion matriarcale d'un âge d'or hétaïrique, par ses caprices et ses frasques, on dirait qu'en privé George Sanders ressemblait au Socrate, marié à Xanthippe, et dépeint par Xénophon. George Sanders aurait pu dire comme Socrate : "ce qui m’importe le plus, c’est l’art de vivre avec les hommes : c’est cette femme que j’ai prise, certain que, si je pouvais la supporter, je m’entendrais facilement avec tout le monde."
    Sanders connut la gloire avec des seconds rôles d'hommes de plus de quarante ans. Il était le Bel Ami, le compagnon idéal de fête ou de débauche, suggéré admirablement par Hitchcock dans "Rebecca". Il était l'ami sans illusions du genre humain, qu'il trouvait "charmant" avec ses vices et ses travers, dans sa lettre d'adieu précédant son suicide. Chez lui, l'amitié était la "philia" antique. Ses abus sérieux d'alcool remontaient certainement à la mort de Tyrone Power, d'avantage qu'à l'échec de son dernier mariage gaborien.
    George Sanders était un personnage, plus qu'un comédien rompu aux rôles de composition. D'une certaine façon, il exprimait toujours la vérité, car il semblait être lui-même à l'écran. Mais il était aussi complexe, difficile à définir, comme la causticité. Il y avait toujours chez lui un "je-ne-sais-quoi", et il exprimait la vérité du "je-ne-sais-quoi".
    Sanders a été utilisé à contre-emploi par Rossellini, dans "Voyage en Italie", un film sur les vestiges de l'Antiquité. Il est aussi à contre-emploi dans "Moonfleet", film dans lequel Fritz Lang le dirigea dans le rôle assez expressionniste d'un méchant, qui rappelait ceux des romans gothiques.
    La causticité de George Sanders faisait merveille dans "Scandale à Paris" de Douglas Sirk, une fantaisie historique sur Vidocq, qui montrait le noir sous la frivolité. Moraliste, Sanders citait même La Rochefoucauld.

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  2. Très bon portrait de Sanders, l'un de mes acteurs favoris. Vous aurez peut être également remarqué que ce billet était destiné à apprendre aux Anglais l'humilité. Ce qui est de circonstance.

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  3. A la suite de votre texte, et de l'article de Sosa "Serious philosophy and freedom of spirit", je me demande si le caustique est à classer dans l'une des catégories à l'exclusion de l'autre, ou indifféremment. Le sérieux et la liberté d'esprit/anti-conformisme (difficile de traduire) ne s'excluant eux-mêmes pas nécessairement. C'est remarquable à la fin de votre billet d'ailleurs : le sérieux dans l'exposition, et la pirouette à la fin. Mais est-ce que la pirouette est nécessairement de la liberté d'esprit ?
    Elle peut l'être (cf. Debray-Gödel). Mais le caustique semble aussi, dans la terminologie de Sosa, largement compatible avec l'objectivisme, l'absolutisme, le réalisme, et l'universalisme. On pourrait défendre que le sérieux, c'est avant tout ces -ismes, et pas nécessairement une sorte de complétude analytique (je ne suis ABSOLUMENT pas certain de cela, même si, dans une certaine mesure, ça n'aurait pas gêné Leibniz). Pourquoi donc, de fait, le caustique dérangerait en France, s'il peut être une marque de sérieux, et qu'en plus le sérieux n'est pas la complétude dans l'argumentation (on voit ça tous les jours dans les nouveaux livres de philo à la Fnac) ? Peut-être parce que le caustique est justement trop compatible avec la "serious philosophy", et qu'en définitive, c'est elle qui ne plaît pas beaucoup en France (on aime en revanche bien les pirouettes, souvenons-nous des dissertations de prépa). Je ne sais pas si la compatibilité entre le caustique et la "freedom of spirit" (en tant que subjectivisme, relativisme, antirealisme, et historicisme) est illégitime.
    Je me demande aussi si l'une des faces importantes de la chose en question, c'est la concision dans le style. La philosophie "free-spirited" est bavadarde (cf. *La mort* de Jankélévitch). Quand j'étais étudiant en philosophie, de la Terminale aux concours, on m'écrivait sur mes copies "soyez plus concis", mais je demande bien comment ils auraient pu m'apprendre ça (je suis sans doute de mauvaise foi).
    Bref, un caustique, "un vrai", est-ce que cela devrait seulement se manifester, sous son visage non pirouetto-debrayiste, dans du sérieux à la Sosa, ou est-ce que vos pirouettes sont de la liberté d'esprit (à la Sosa aussi) ("la honnnteuux!")?

    PS : [reminder] Gettier = 3 pages.

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    1. Qui a dit que pirouette va avec liberté d'esprit? pas moi. L'article de sosa que vous citez est d'une grande lucidité, et je l'ai admiré dès sa parution? Le caustique cherche la concision. En France on attend des philosophes de gros livres, de sérieux boursoufflé. Le modèle est Badiou. Gettier = 3 pages, mais la Gettierologie = 10 000 pages.

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    2. J'allais d'abord répondre que le caustique n'est sans doute pas un grand utilisateur d'expériences de pensée à la Gettier. Le lecteur doit souvent s'y reprendre à plusieurs fois pour les comprendre, et les relire plus tard car elles sont trop vite oubliées. Du moins, le caustique ne les apprécie pas ad infinitum. Cependant entre "faire une expérience de pensée" et "appliquer une espèce de fer chaud sur ce qui est dit ou fait", il y a certainement un air de famille.
      Bien vu pour la Gettierologie. Cependant on peut quand même préciser la chose suivante (mes sources sont cependant mauvaises) : 10000 pages de Gettierologie certes, mais toujours que 3 de Gettier. Et le monsieur est apparemment toujours en vie, après quelques centaines (voire milliers) de pages avec comme titre ou conclusion "The Gettier Problem No Longer a Problem" (page 2 de Google quand on tape "Edmund Gettier").. Si ça n'est pas rester caustique, je ne sais ce qu'il faut!

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    3. Quand je parlais de causticité, je ne voulais pas parler d'une méthode philosophique , mais d'un certain style d'écriture . Il est assez difficile de faire de l'ironie quand on fait de la philosophie analytique. Ce n'est pas impossible. Souvent Austin a un style caustique, de même que Strawson. Mais cette élégance de style s'est perdue, et les articles analytiques, même ceux que je juge intéressants, sont écrits le plus souvent dans un style insipide. Cela dit, ce billet n'a de sens que si l'on connaît un peu les écrits de l'auteur dont je parle. je ne construisais pas un idéal type d'écriture caustique. Je me permets de renvoyer à un article du même bon auteur "Bad analytic philosophy"

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    4. Oui, j'avais hésité hier à comparer l'article de Alston "The deontological conception of epistemic justification" et celui du monsieur dont vous citez un article "Volontarism and volitionism about Belief". Les ayant lu quasiment l'un à la suite de l'autre, je trouve que le style reste franchement le même. J'avais été surpris de voir d'ailleurs que le premier article ne soit pas cité dans le second (en tout cas dans une version trouvable en ligne), mais c'est une autre histoire.
      On pourrait croire que l'auteur a peut-être changé, mais il y avait quand même déjà eu *La Dispute*, un peu olé olé. C'était donc déjà là. Cela vient peut-être de la lecture frénétique d'un communiste rationaliste de la NRF qui n'était pas toujours à une pirouette près, malgré l'anti-liberté d'esprit patente, faudrait voir la chronologie.
      Je me souviens sinon d'un article paru l'année dernière qui demandait en conclusion à une connaissance du monsieur dont vous parlez : " ‘Why, malgré tout, are you so very French?’" https://newleftreview.org/II/108/jacob-collins-thinking-otherwise . Cela rejoint finalement le commentaire de Philalethe.

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    5. l'article de Alston porte sur la conception déontique de la justification, pas sur le volontarisme doxastique, même s'il y a des recoupements. Vous trouverez dans les écrits du bon auteur que vous citez un autre article daté de 2002 ," l 'éthique de la croyance et la justifcation epistémique" une discussion des thèses de Alston. On ne peut pas tout faire dans un article.

      "Francais" cela ne veut pas dire "olé olé" ou pas sérieux . et "caustique" ne veut pas dire "non analytique".

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    6. Je suis d'accord sur tous les points, quoique j'ajoute une précision sur le premier (donc le moins important): l'article d'Alston insiste justement énormément sur le volontarisme doxastique (de la section II "The problem of volontary control of belief" jusque jusqu'à la sixième "Indirect voluntary influence [etc]".) Effectivement, celui du monsieur que vous avez cité, couplé à celui de Susan Haack, étaient fort éclairants. Même si celui de cette dernière et celui d'Alston évitent trop(peut-être légitimement) de se confronter à Chisholm (Alston plus encore que Haack). J'arrête d'envahir les commentaires de votre billet, promis, surtout que c'est la première fois que je poste, c'est impoli.

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    7. L'article "volitionism and voluntarism" a été écrit en 1997 et publié en 99. A l'époque en effet le bon auteur mentionné n'avait pas pris la mesure de l'argument de Alston. Il en eu conscience une année ou deux après, en lisant l'article de Feldman , "the ethics of belief", qui en donne une formulation reprise dans l'article susmentionné " l'éthique de la croyance et la justification épistémique" (publié en 2002, écrit en 2000).

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  4. La légère distance que vous mentionnez par rapport aux argumentations impeccablement analytiques trouve peut-être sa cause dans le fait que, sauf à me tromper, vous avez reçu une formation continentale brillante avant de vous tourner vers un type de raisonnement différent. C'est peut-être votre continental touch, une manière de briller encore et toujours malgré l'austérité et les tentations "scolastiques". J'ai peut-être tort mais ce n'est pas le moment de vous passer de la cire.

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  5. En réalité, George Sanders, grand lecteur et interprète d’Oscar Wilde, connaissait le « Problème de Gettier » contenu dans « The Importance of Being Earnest », cette comédie frivole pour gens sérieux : la croyance de Gwendolen au prénom Earnest de Jack, qui est vraie et avérée par une coïncidence, est-elle une connaissance ? Dans la pièce, il n' y avait pas de rôle pour Sanders, mais elle était d' une grande causticité.
    Dans « The Portrait of Dorian Gray », tiré du roman philosophique de Wilde, Sanders était Lord Henry. Le livre était imprégné de l'influence à Oxford du courant pré-analytique de l'idéalisme absolu en version anglaise, qui s'accomplissait dans l'esthétisme. On a retenu le nom de Bernard Bosanquet, mais Russell et Moore avaient été des jeunes-turcs de l'hégélianisme oxonien. Dans le film, l'interprétation de Sanders donnait toute leur vérité aux sarcasmes de Lord Henry, personnage décadent.
    Dans « Lady Windermere's Fan », Sanders avait un rôle à sa mesure, celui de Lord Darlington, qui alterne la séduction et les coups de scalpel dans ses propos. La pièce posait le problème de l'utilité du mensonge, et rappelait les thèses de John Stuart Mill sur le bonheur, la confiance, la vérité et le mensonge. D'une certaine manière, la causticité peut procurer un bonheur, un peu étrange, à ceux qui en sont l'objet. Recevoir un trait mordant d'Oscar Wilde était considéré comme flatteur. C'était un compliment, dans le registre de la vacherie. Ce n'est pas la causticité de Wilde qui lui a attiré des ennuis judiciaires, loin s'en faut.
    Dans ses mémoires de Vieille Canaille, George Sanders exagéra le trait caustique, pour ressembler au misanthrope W.C. Fields. Il n'y avait sans doute plus d'autre emploi pour lui, et c'était aussi ce que le public attendait.
    En ce qui concerne l'auteur de "La Dispute", je dirais qu'il est un méta-analytique, un ingénieur de la philosophie. Il a préféré partir pour de nouvelles aventures, et explorer une série d'angles morts en philosophie, plutôt qu'être un rentier de la vertu épistémique, comme Ernest Sosa. Accordons-lui d'occuper cette niche, pour notre grand plaisir.

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  6. Oui, j'avais noté cet art gettieresque chez Wilde. Mais vous faites très bien de le noter. Wilde était le caustique kat exoken. Fields aussi. Mais Twain également, et ambrose Bierce, les satiristes comme Swift, Fielding, Sterne, Thackeray, de même que l'admirable Saki, Waugh, Wodhouse, shaw. C'est un art anglo saxon.
    En France nous avons Jarry, Allais , Torma.Mais peu d'autres.

    L'auteur de la dispute a brouillé les pistes. Quand il écrit en anglais, il s'efforce d'être un professionnel assez neutre. Quand il écrit e français, il ne parvient pas à oublier qu'il écrit dans la même langue que Badiou, Derrida, Foucault, Deleuze. Il truffe ses écrits d'allusions à ces démons . En contexte anglophone, c'est impossible.

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  7. Ce cocktail de deux cultures, si opposées, a également été réussi par Michael Edwards, le plus anglais des académiciens français, ou bien l'inverse. Michael Edwards, le poéticien de l'anaktisis et du rire anti-bergsonien de Molière, occupe le fauteuil de Jean Dutourd, lequel avait dû y faire quelques siestes. Quelle révolution ! By Jove, l'Académie ne serait-elle donc pas la vieille dame que l'on dit ? Pendant cette année, Michael Edwards lui a adressé un génial discours sur le malapropisme, qui n'est pas un gallicisme par hasard, parce qu'il révèle la communication souterraine de deux cultures. On pourrait aussi citer la parenté étonnante du loufoque français et du nonsense. Néanmoins, il faudrait peut-être se demander ce que Jerry Lewis devait penser du mécanique plaqué sur du vivant. Après tout, il rappelle aussi fortement le gag du burlesque américain, le slapstick.
    Quand George Sanders était à son zénith, Hollywood lui donna les plus beaux rôles de sa vie, ceux de Bel Ami et de Vidocq, deux Français. C'était ce que la postérité devait retenir de lui.
    Pour un chercheur couvert de lauriers, l'Académie n'est pas une mauvaise piste à suivre.

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  8. L'acadéfraise aurait gagné à recevoir Jerry Lewis, mais en général les acteurs vont dans l'Académie des Beaux arts. Marcel Marceau ne ferait pas un bon glosateur du dictionnaire.

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