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jeudi 31 août 2017

μωρία πράξεως : stupidité en acte



                                                           Mr Schmidt

 
    A force de réfléchir théoriquement sur la bêtise, et face à mon échec à cerner le phénomène malgré mes tentatives répétées,  voyant aussi que quantité d’essayistes, dont Ferraris -  lequel  imitait Mulligan, tout comme moi -  m’avaient doublé,  je voulus prendre une nouvelle direction, je l’espère inédite. Je décidai de braver ma répulsion à vouloir céder à la pratique pour résoudre les problèmes théoriques, et je voulus voir ce qu’était la connerie practicaliter, en pratique, μωρία πράξεως. De même que Günter Wallraff  s’était déguisé en turc, et Flaubert avait « été » Madame Bovary, je voulais essayer de voir ce que c’était -  what it is like – que d’être un con, un vrai. Cela semblait la bonne approche : non pas se demander ce qu’est la bêtise, mais la pratiquer, voir en quoi elle consiste dans les faits, en se mettant dans ses chaussures, selon la vieille méthode empathique (aujourd'hui renommée "simulation"). Une méthode un peu existentialiste, peu conforme à mes idées, mais qu’il valait le coup d’essayer. Retournons, comme disait un homme intelligent, An die Sache selbst. Qu’est-ce que cela serait donc, que d’être un crétin dans les choses mêmes
     D’emblée se posait un problème: qu’est-ce qui serait un cas particulier, et pas simplement singulier, de bêtise, de connerie ou de stupidité ? La question ne portait pas simplement sur le concept, mais sur ce qu’il subsumait. Comment espérer être un con, sans savoir ce qu’est un con ? Je me heurtais à nouveau au même problème, presque aussi dur que celui du Ménon : comment apprendre la connerie en pratique ?  J’aurais pu évidemment me contenter de la réponse standard, celle qui consiste à examiner son propre cas : comme nous sommes des cons, l’essence de la connerie doit être en nous. Il suffit, comme le dit la tradition philosophique depuis Socrate, de se contempler soi-même. Mais je me heurtai au paradoxe de Egan et Elga, que j’ai déjà cité ici plusieurs fois: « I can’t believe I am stupid »
 
    Vouloir être con est aussi difficile que vouloir être amoureux ou même vouloir être triste. Seuls Werther  ou Oberman y réussissent (mais à quel prix !). Même si c’était vouloir se croire con, ce serait aussi difficile : ce ne sont pas des choses qui se commandent. La connerie est avant tout un naturel. Et comme l’a montré Elster dans Ulysse et les sirènes (1976), être naturel quelque chose que l’on obtient naturellement. Ou cela vous tombe dessus, comme la grâce, ou il faut se forcer à cela indirectement. Il faut, comme pour l’amour, la croyance, ou la tristesse, créer en soi un état secondaire, un by product, en se liant au mât à la manière d’Ulysse. Mais quel mât trouver ?  J’avais jadis éprouvé la technique pour arrêter de fumer : manger quantité de petits bonbons fisherman’s friend. Mais l’addiction au tabac  est une disposition simple, et pas multi-track (voir Ryle). A fortiori pour se débarrasser de l’addiction à l’intelligence. Pour  moi,  je  n'ai  jamais  présumé  que  mon  esprit  fût  en  rien  plus  parfait  que  ceux  du  commun; même  j'ai  souvent  souhaité  d'avoir  la  pensée  aussi   prompte,  ou  l'imagination  aussi nette  et  distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres comme Jean Pierre Changeux, Cédric Villani, ou même Emmanuel Macron, et jadis Foucault qui sont des gens dont il saute aux yeux qu’ils ont l’intelligence comme don, tout comme Riquet à la Houpe. Ils pétillent.  Quant à moi j’ai l’esprit fort lent. Quand, dans mon métier de professeur, je suis confronté à des étudiants, de jeunes collègues  à l’esprit ultra-rapide, qui ont une objection et une réponse à n’importe quelle question et qui sont capables de tenir sur la minute un raisonnement kalachnikovien, je me sens pataud, empâté, englué, stupide en arrêt sur image. Je vois quelquefois quoi dire, mais seulement une minute ou deux après. Je sais très bien que pour avoir l’air intelligent, il me faut m’apprêter, préparer mes flèches. Il en est de même dans ma décision de devenir bête : je ne pouvais accéder à cet état qu’avec lenteur.
    « Vous voulez aller à la bêtise, mais vous n’en savez pas le chemin… »  Ma première impulsion fut d’adhérer à un parti politique, à des événements comme la Nuit debout,  ou d’aller participer à une émission de télé. Mais c’est à double tranchant : car on trouve dans ces circonstances tant d’idiots autour de soi qu’on risque, si l’on apparaît parmi eux même minimalement intelligent, de passer pour un génie, ce qui n’est pas le but recherché. Je compris qu’il me fallait me fondre dans la connerie à la fois seul et avec les autres, dans ce que l’on appelle un joint commitment. Après une mûre réflexion (et en me méfiant tout de même de ne pas trop la prolonger, de peur de tomber sur quelque idée intelligente), je pris la décision de voyager. On dit que la bêtise est immobile, et l’on prend en exemple les imbéciles heureux nés quelque part, les idiots de village et les manants attachés à la glèbe: verrait-on Charles Bovary voyager par les champs et par les grèves ? Mais la bêtise voyage aussi, et il suffit de penser au touriste. Je sentis que je brûlais : quelle est la synthèse de la bêtise immobile et de la bêtise mobile ? La solution s’imposait de soi : c’est la bêtise automobile. Mais pas n’importe quelle automobile. On n’est pas bête parce qu’on conduit,  mais parce qu’on est plein de sa voiture. Pour avoir récemment pratiqué régulièrement les routes de Provence, et croisé toutes sortes de véhicules, je trouvai la solution : il me fallait un camping-car. Tel l’escargot, le conducteur de camping-car est à la fois est mobile et sans cesse à la maison. Reise et Heimat à la fois. Il fait du tourisme, mais sans changer un instant ses habitudes. Et surtout j’avais noté, en, les croisant dans leurs machines, leur invariable allure de brutes satisfaites, leur agressivité placide, leur vanité d’être propriétaires d’une maison roulante. Le camping-cariste, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle, fait la synthèse entre la ville et la campagne : il rebâtit la première dans la seconde. 
      Par chance il y avait à la porte de Versailles un salon du camping et du caravaning. On commença par me montrer des caravanes. Mais je n’en voulais pas : la caravane se pose, et se détache de la voiture, elle rappelle trop les gitans, le cirque, la vie bohémienne, au hasard balthazar. Mais l’aventure n’est pas très propice à l’idiotie. Il faut pour celle-ci la sécurité. Ce que je voulais était la fusion de la caravane et de l’auto, le mobile-home. Le choix était immense : il y avait des camping-car de toutes sortes, dont certains étaient de véritables wagons roulants. Mais je ne voulais pas d’un mastodonte, craignant de ne pouvoir le conduire sur les petites routes, avoir à faire des manœuvres compliquées sur les parkings. Il me fallait une taille intermédiaire, mais non plus trop petit. J’en vis de superbes, avec salon en cuir blanc, cuisine intégrée et écran plat de télé et table de salle à manger amovibles, ainsi que de petites tables qui se pliaient comme dans le film de Buster Keaton, The Scarecrow. Mais elles coûtaient très cher, la plupart du temps au moins 60 000 euros, le plus souvent entre 80 et 100 000, d’autant qu’on m’expliqua que les frais d’entretien et de carburant étaient assez considérables. J’envisageai d’en acheter un d’occasion, mais on m’en découragea, car cela impliquait trop de réparations. Je décidai de vendre mon appartement pour m’acheter un bel engin. Ma femme protesta un peu, mais je la convainquis aisément qu’un appartement serait inutile, à partir du moment où nous serions toute l’année sur les routes et que notre retraite nous le permettrait. Sa présence m’était d’autant plus nécessaire que les conducteurs de camping-car sont invariablement accompagnés d’épouses dans l’habitacle, qui conduisent rarement le véhicule et se destinent aux tâches ménagères une fois l’arrêt trouvé. Il restait à choisir la marque. Il y avait Challenger , leader sur le marché , mais dont je trouvais que le nom faisait un peu trop penser à une navette spatiale de triste mémoire, Carthago , une marque allemande qui avait des engins très solides, mais qui me rappelait un peu trop Caton et sa fameuse formule. J’optai pour un engin de la marque Kon Tiki, pour des raisons aisées à deviner. Il n’était ni trop petit ni trop grand, moyen, confortable sans être tape à l’oeil et pour le désigner je l’appelai tout simplement Tiki, car vous avions jadis eu un chien du nom de Touki (et même un de mes professeurs avait ce petit nom).

    Quelques mois plus tard, nous partîmes enfin sur les routes, comme About Schmidt dans le film d’Alexander Payne. L’Américain va vers l’Ouest, mais le Français veut avant tout faire un tour de France. Mon épouse, Josiane, avait mis une robe à fleurs, et j’arborais un bermuda blanc crème, avec un gilet reporter multipoches gris sans manches, où j’avais glissé tous les impedimenta : couteaux, lampes de poches, documents du camping- cartes, tire- bouchons, couteaux suisses, etc. Nous avions tous deux aux pieds de confortables sandales mephisto, sur de chaudes chaussettes, pour affronter la fraîcheur bretonne. Le premier sentiment que nous eûmes, une fois sur l’Autoroute de l’Ouest, fut celui de liberté : quel bonheur d’occuper une travée entière d'autoroute, de se déplacer sur la file de gauche pour doubler les camions (car les camping-cars peuvent être rapides) de sentir les grosses Audi et Mercédès piaffer derrière nous. Mais très vite nous fûmes agacés de l’agressivité des propriétaires d’Alfa et d’Audi. Nous prîmes les petites routes, à travers le bocage. Là tout changea : comme les routes étaient plus étroites, nous les occupions dans presque toute leur largeur, si bien qu’à part les camions, les autos de tourisme devraient, quand ils nous croisaient, quasiment emprunter le fossé. Je contemplais les faces furibardes qui nous voyaient débouler dans notre cockpit pour prendre le pouvoir routier. J’éprouvais un sentiment de puissance, qui montait en moi comme une vague. Le camping cariste n’est pas seulement le maître, il peut s’installer où il veut. Les municipalités entendent le confiner dans des parkings et des aires à la lisière des villes, comme les romanichels. Mais s’il en a envie, il peut aller se garer devant la Baie des trépassés, devant le mémorial de Renan à Tréguier, sur le parking devant le Mont Saint Michel ou sur un rempart de Saint Malo, et dormir devant l’Océan, ou au sommet du Galibier ou du Mont Chauve. Il s’installera devant Chambord ou Azay le Rideau, fera cuire ses merguez à Saint Cirq Lapopie ou face au château de Gordes, et ne rendra de comptes à personne, pourvu qu’il arrive tard et décampe tôt. Il est autosuffisant. Il ne paye pas d’impôts locaux, et juste les taxes sur les véhicules. Et il est sportif. Ses VTT sont accrochés à l'arrière, son Weber pour les barbecue est à portée de main. L'été il se poste sur le passage du Tour de France. Quel plaisir insigne n'éprouve-t-on pas quand on se joint le long des routes, à d'autres campingcaristes au volant de leurs vaisseaux roulants, en formant de longues files infranchissables à la manière des chenilles processionnaires, en faisant fulminer les automobilistes ordinaires! 




Le plus difficile au début fut pour moi de résister à mon tempérament asocial. Mais je pris bientôt plaisir, dans les parkings et les campings, aux parties de cartes arrosées de pastis, où nous nous recevions mutuellement entre couples campingcaravaneux, sous la voûte étoilée. Quand j’étais enfant, ma mère nous faisait souvent dormir à la belle étoile, à côté de sa deux chevaux. Près de soixante années après, je jouissais des mêmes ciels, et je pouvais dire, tel Rousseau aux Charmettes : ici commence le court bonheur de ma vie. Je ne pensais même plus que ce bonheur fût le sommet du crétinisme, et je gage que tous les crétins du monde pensent comme moi en ces moments, et y aspirent. A bêtise était montée en moi sans que j’y prenne garde.  Je n’y pensais même plus, et j’avais gagné mon pari. 

   



samedi 19 août 2017

Benda 2017



Je me suis souvent demandé ( car c'est plus ou moins le thème central de ce blog) ce que Benda aurait dit aujourd'hui de diverses situations et de divers événements. Je n'ai pas de doute que cela eût été fort semblable, dans cette circonstance ( et dans plusieurs autres) à ce que vient d'écrire Timothy Snyder dans le New York Times du 19.08.17


jeudi 3 août 2017

Hermès et Homais


                            Gabriela Manzoni dans Comics retournés  Séguier 2017
(merci à Gérard Grig) 

Natacha ne manque pas de jugeotte. La comparaison est très éclairante. 

"Je crois que pour savoir comment le temps «coule», il faut avoir été marinier sur un bateau. Descendre un fleuve n'est pas chose facile, car il y a autant de contre-courants que de courants. Quand on voit qu'il faut beaucoup ramer pour arriver à descendre, on sait très bien que le temps ne «coule» pas.   ( Michel Serres, Entretien,Humanité, 27 sept 1994
 
       « Diable !... cependant... elle est purgée, et, du moment que la cause cesse...
      – L'effet doit cesser, dit Homais ; c'est évident. » (Madame Bovary , VIII)

"L'idée que je me fais d'un philosophe est qu'il faut d'abord qu'il soit encyclopédiste, presque au sens du XVIIIe siècle. C'est-à-dire qu'il faut qu'il ait vraiment des clartés sur la science et les techniques contemporaines. La science est d'abord devenue un fait social. Elle est maintenant un fait politique majeur, une force transformatrice profonde des moeurs, du travail, et des hommes. Un philosophe qui ne connaîtrait pas ce moteur-là serait, d'une certaine manière, disqualifié dans son travail. En quinze ans, il s'est passé trois grandes révolutions scientifiques. Une dans les mathématiques, une seconde en physique, et la troisième en biologie. Or, c'est au moment où les choses changent de sens qu'elles sont les plus intéressantes. Cependant, ce qui a fait de moi un philosophe, c'est l'impact grandissant qu'a eu la science sur la société."      ( Michel Serres, ibid.)

"Croyez-vous qu'il faille, pour être agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s'agit, les gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité ! que sais-je ? Et il faut posséder à fond tous ses principes d'hygiène, pour diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux, l'alimentation des domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, posséder la botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les salutaires d'avec les délétères, quelles les improductives et quelles les nutritives, s'il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin d'indiquer les améliorations..." (Madame Bovary, ch VIII) 

  Si M. Homais existait aujourd'hui - c'est presque un conditionnel indicatif - il habiterait sans doute non plus la Normandie, mais la région d'Agen. Il ne serait pas pharmacien, mais informaticien ou à la tête d'une start up  sur internet. Il célèbrerait l'âge de la communication, de l'information et des réseaux, les MOOCS,  les i-phones et les gps.  Il ne prônerait pas la priorité de la physique ou de la chimie, mais les neurosciences et la théorie de la complexité. Il chanterait la pluralité des savoirs, contre tous les réductionnismes et tous les absolutismes. Il chérirait le gai savoir, les mélanges de la fiction et de la science , contre le rationalisme grincheux qui veut partout voir des principes et établit des partages oppressifs entre fiction et vérité, concept et métaphore. Son ontologie ne serait plus verticale, mais horizontale, avec autant de modes d'existence qu'il y a de types d'objets sociaux, branchés et construits.  Il se réclamerait non plus des principes de 1789 de Voltaire et de Franklin, mais de l'écologie politique et de Gaia. Il ne serait plus en colère contre la calotte et Bournisien: au contraire il verrait dans la religion l'accomplissement de son pluralisme, et il irait gaiement à la messe ou au culte bouddhiste:  let a million flowers bloom. Il aurait, comme le Homais de Flaubert, confiance en l'avenir. Il trouverait , malgré les résultats de PISA et les statistiques montrant que le QI des pays développés baisse, que le niveau monte. Il conseillerait à Charles Bovary d'amputer les pieds bots et de mettre des prothèses électroniques à la place.   A Emma il conseillerait le jogging.

mardi 1 août 2017

Le théorème de Hobbes

Cet article m'a été commandé par Atlantico . On n'a pas jugé bon de le publier.




     Il n’est pas très difficile d’imaginer dans un avenir pas si lointain un monde dans lequel la presse et les media traditionnels auraient totalement disparu et où l’information serait véhiculée uniquement par les réseaux sociaux, dominés par quelques grandes compagnies. L’enseignement serait effectué uniquement par ordinateur, sur des MOOCS, et il n’y aurait pas de problème de sélection à l’entrée de l’université car tout le monde aurait le droit de s’inscrire (la valeur des diplômes ainsi obtenus serait une autre affaire). Les gouvernements et les agences étatiques ne communiqueraient plus que par réseaux sociaux, de même que les groupes d’opposition. Il n’y aurait plus de manifestations dans les rues, mais des sorties massives d’opinions sur twitter, et l'on voterait électroniquement. Les armes conventionnelles auraient quasiment disparu et les guerres seraient essentiellement des guerres d’information, où la propagande et la désinformation joueraient un rôle aussi important que les armées conventionnelles, qui disparaîtraient peu à peu au profit de cyber-attaques des ordinateurs ennemis. La propagation de fausses nouvelles, les escroqueries informationnelles et les entreprises de déstabilisation par dispersion de rumeurs joueraient tel rôle que chaque utilisateur d’internet devrait se munir de logiciels détecteurs de fake news et que toutes les organisations devraient avoir des bureaux et des équipes dédiées exclusivement à la traque de ces fausses informations. Au bout d’un temps, les humains seraient submergés, et les machines prendraient le pouvoir. A supposer que les promoteurs de mensonges et de faussetés se répandent au point de devenir majoritaires dans la population, le citoyen lambda n’aurait plus aucun moyen de discerner le vrai du faux. Il n’irait plus au cinéma, ni ne commanderait de sushis ou de pizzas sur son portable, n’utiliserait plus son GPS ni son auto piratée, ni son compte en banque en ligne. Il n’oserait plus tweeter, de peur de recevoir des fake news.  Peut-être même n’oserait-il plus ouvrir son ordinateur. Sa vie se réduirait à son voisinage immédiat et à de rares communications orales empruntes de méfiance permanente. Il serait réduit à un état qui ne serait pas sans évoquer l’état de nature de guerre de tous contre tous  selon Thomas Hobbes dans le Léviathan

   Ce scenario est d’autant moins difficile à imaginer que c’est déjà en grande partie le nôtre. Si l’on en croit un récent et aussi passionnant qu’inquiétant rapport préliminaire ( working paper) du Centre d’études des medias de l’Université d’Oxford, « Troops, Trolls andTroublemakers: A Global Inventory of Organized Social Media Manipulation »  des cyber-troupes et des organisations gouvernementales, principalement dans les pays à régime autoritaires, mais aussi de plus en plus au sein des  démocraties, sont déjà actives depuis une dizaine d’années au moins pour répandre, via les réseaux sociaux, des fausses informations, à fin de déstabilisation de divers individus, groupes ou populations. Les révélations sur le rôle des  hackers russes dans l’élection de Trump, la manière dont ce dernier a usé des medias, le rôle de la NSA dans l’espionnage du gouvernement allemand, les rumeurs lancées contre Macron, le rôle joué par la Corée du Nord dans des fausses informations, l’usage des medias sociaux par Al Qaida et Daech, la guerre menée en Chine par internet interposé  nous ont rendus familiers avec ces cyber-guerres. Mais ce que l’on apprend dans le rapport d’Oxford est accablant. Il nous documente sur la variété des techniques utilisées  (trolling, faux comptes, harcèlement, hashtag poisoning dirigé contre les opposants, diffamations,  méthodes de lavage de cerveaux, production de discours de haine, et bien entendu hacking et diffusion massive de fake news), l’étendue de leur usage dans tous les pays du monde, l’implication des organisations gouvernementales, des partis, étendue du financement et des méthodes d’entrainement des cyber-troupes. Personne, après un tel rapport, ne peut ignorer que la guerre par internet est devenue non seulement une guerre d’autant plus réelle qu’elle est supposée être « virtuelle », qu’elle a ses armes, ses soldats, ses officiers, ses officines à peine secrètes, mais aussi ses contre-offensives et sa géopolitique globale. Personne ne peut ignorer, non plus comme le  notent les auteurs, Samantha Bradshaw et Paul Howard, que ces mêmes méthodes et guerres cybernétiques se déroulent au sein des démocraties occidentales, et en affectent de manière profonde le fonctionnement : les élections, les stratégies des groupes politiques, les financements des partis, les modes de scrutin, et l’opinion publique en sont profondément affectées et remodelées. Il n’y a pas qu’un seul Steve Bannon, mais de nombreux spin doctors du même genre partout, qui un jour où l’autre vont, comme ils l’ont fait aux Etats Unis, prendre le pouvoir.

     Les sceptiques répondront que nihil novi sub sole : qu’y a –t -il de nouveau, mise à part la sophistication technologique, par rapport aux entreprises de propagande, de bourrage de crâne et de désinformation du passé ? Les espions durant la première guerre mondiale, Goebbels et le KGB ont usé de telles méthodes, même si l’on frémit à l’usage qu’ils auraient pu faire d’internet et des réseaux sociaux à leur époque. Le journalisme et la publicité n’ont pas attendu internet pour user des bobards. Ce qui change cependant, ce sont les capacités technologiques, qui font que l’information ne se diffuse pas simplement exponentiellement. Desphysiciens ont montré que la diffusion de l’information sur internet obéit à des mécanismes semblables à ceux qui opèrent quand on pousse doucement du sable sur une surface plane : il s’amoncèlera jusqu’à ce qu’il atteigne un angle critique, et rien ne se passera, jusqu’à ce que soudain un grain de plus cause une avalanche.     Ces effets sont d’autant plus dangereux que les humains sont naturellement curieux et crédules : l’évolution nous a appris à enregistrer les informations sans les filtrer, et pratiquement tout notre savoir est devenu collectif, et se trouve sur internet. D’ici à peu de temps plus personne n’ira dans les bibliothèques et pratiquement tout le savoir sera du savoir googlé, c’est-à-dire du pseudo-savoir, puisqu’on a évalué pratiquement 40 % de ce qui est sur internet comme faux.


     A-t-on les moyens de résister ? Les sites de contrôle des fake news, la pédagogie de l’usage d’internet, le contre-espionnage informatique, et des techniques d’autodéfense existent et peuvent être apprises.  La guerre cybernétique comme toute guerre se joue sur de multiples fronts. Mais ce qui incite au pessimisme est aussi le fait que les gens semblent préparés à recevoir les fake news : la plupart des sites dits d’information sont basés sur le principe qu’il faut trouver ce qu’on y voit surprenant, divertissant et digne d’être tweeté aux friends. Nous avons une addiction pour l’information « intéressante » comme nous en avons une au sucre.  Les conditions même de la politique s’en trouvent profondément changées. Les campagnes électorales ne se font plus qu’en traquant les scandales supposés. Le rapport d’Oxford note qu’il existe des « banques » à informations compromettantes qu’on est prêt à ressortir en temps voulu contre telle ou telle cible. Les affaires des courriels d’Hillary Clinton, l’affaire Pénélope Fillon, les fausses rumeurs sur Macron, sont encore présents à notre mémoire. Cette technique de guerre politique n’est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau est qu’elle semble à présent l’unique forme du combat politique. On est loin du « marché libre des idées » que prônaient les théoriciens classiques de la pensée libérale. Les seules armes de résistance sont l’éducation, l’exercice du jugement critique, la vigilance intellectuelle, le réapprentissage du savoir personnel contre le savoir googlé.  Mais on a quelquefois l’impression que ces mots ont aussi peu de sens que ceux de  vérité ou de faits, qui finissent par ne plus vouloir rien dire. Les historiens ont montré combien le peuple allemand s’est laissé séduire par les idées nazies, et Czesław Miłosz a montré, dans son grand livre La pensée captive (1964)(*) , combien le stalinisme avait réussi à faire accepter des contre-vérités évidentes à de grandes franges de la population, et surtout  comment les gens se construisaient un système complexe d'aveuglement volontaire et de résistance aux faits évidents. Nous croyons être revenus de telles époques. Mais en sommes-nous tellement loin ? Hobbes, toujours lui,  remarquait que si un jour le fait que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits menaçait la volonté de pouvoir et les intérêts de certains individus puissants, ils n’hésiteraient pas à essayer de cacher ou de jeter le soupçon sur cette vérité géométrique(*). Les fake news portent sur des vérités de fait, non sur des vérités de raison, comme celles des mathématiques. Mais il y a  fort à parier que la guerre cybernétique produira un jour des manuels de géométrie et d’arithmétique  conformes aux intérêts des belligérants. Il faudra alors réapprendre que deux et deux font quatre.

  Relisons, comme toujours, Russell ( Freedom of thought and official propaganda (1922) ) 

We may say that thought is free when it is exposed to free competition among beliefs — i.e., when all beliefs are able to state their case, and no legal or pecuniary advantages or disadvantages attach to beliefs. This is an ideal which, for various reasons, can never be fully attained. But it is possible to approach very much nearer to it than we do at present. 
(..) 

"William James used to preach the “will-to-believe.” For my part, I should wish to preach the “will-to-doubt.” None of our beliefs is quite true; all have at least a penumbra of vagueness and error. The methods of increasing the degrees of truth in our beliefs are well-known; they consist in hearing all sides, trying to ascertain all the relevant facts, controlling our own bias by discussion with people who have the opposite bias, and cultivating a readiness to discard any hypothesis which has proved inadequate. These methods are practiced in science, and have built up the body of scientific knowledge. Every man of science whose outlook is truly scientific is ready to admit that what passes for scientific knowledge at the moment is sure to require correction with the progress of discovery; nevertheless, it is near enough to the truth to serve for most practical purposes, though not for all. In science, where alone something approximating to genuine knowledge is to be found, men’s attitude is tentative and full of doubt. 
 (...) 

There are two quite different evils about propaganda as now practised. On the one hand, its appeal is generally to irrational causes of belief rather than to serious argument; on the other hand, it gives an unfair advantage to those who can obtain most publicity, whether through wealth or through power. For my part, I am inclined to think that too much fuss is sometimes made about the fact that propaganda appeals to emotion rather than reason. The line between emotion and reason is not so sharp as some people think. Moreover, a clever man could frame a sufficiently rational argument in favour of any position which has any chance of being adopted. There are always good arguments on both sides of any real issue. Definite misstatements of fact can be legitimately objected to but they are by no means necessary. The mere words “Pear’s Soap,” which affirm nothing, cause people to buy that article. If, wherever these words appear, they were replaced by the words “The Labour Party,” millions of people would be led to vote for the Labour party, although the advertisements had claimed no merit for it whatever. But if both sides in a controversy were confined by law to statements which a committee of eminent logicians considered relevant and valid, the main evil of propaganda, as at present conducted, would remain. Suppose, under such a law, two parties with an equally good case, one of whom had a million pounds to spend on propaganda, while the other had only a hundred thousand. It is obvious that the arguments in favour of the richer party would become more widely known than those in favour of the poorer party, and therefore the richer party would win. This situation is, of course, intensified when one party is the Government. In Russia the Government has an almost complete monopoly of propaganda, but that is not necessary. The advantages which it possesses over its opponents will generally be sufficient to give it the victory, unless it has an exceptionally bad case."

(*) remarquablement commenté par Kevin Mulligan 
(**) cité ar Hannah Arendt dans Vérité et politique (1964)