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samedi 30 janvier 2016

Engrossée ou gettierisée ?


        Dans un article célèbre, Steven Stich et ses associés ( Weinberg, Nichols et Stich “Normativity and Epistemic Intuitions” , 2001) ont entendu montrer qu'il y a de larges différences, voire des oppositions franches, dans la manière dont on comprend les mots "savoir" et "connaître" quand on est asiatique et  quand on est européen. Aux  cas Gettier ( voir Gettier 1963, traduction in Dutant & Engel dir., Philosophie de la connaissance)  la vaste majorité des sujets européens répondent qu'un sujet Gettierisé ne sait pas la proposition en question, alors qu'une majorité conséquente de sujets asiatiques répondent qu'il le sait. Cela semble indiquer que les asiatiques, à la différence des européens et occidentaux, ne sont pas sensibles à la différence entre croyance vraie et croyance vraie justifiée, ou emploient le mot "savoir" en un sens différent. Stich et ses associés font l'hypothèse que ces différentes dépendent de la culture et de l'arrière plan géographique et social.

   Ces études ont donné lieu à une vaste littérature de "philosophie expérimentale". Une des questions qu'elles posent est celle de savoir si les "données empiriques" ont bien été contrôlées, interprétées, etc. Il y a toute une discussion là dessus, voir par exemple "“No Cross-Cultural Differences in Gettier Car Case Intuition: A Replication Study of Weinberg et al. 2001,” by Minsun Kim & Yuan Yuan, et les articles réunis dans Stich and his Critics, et notamment les travaux de Jennifer Nagel ( ex. Nagel, J. (2012). “Intuitions and experiments”. Philosophy and Phenomenological Research, 85(3): 495-527.)
   
    Je ne sais pas s'il existe des "cross-cultural studies" au sujet des différences de sens de "savoir" entre les européens et les Africains, mais on peut se demander si ces différences sont si grandes. Sur le site d'Amnesty international USA, une jeune fille burkinabé déclare

“When I had sex and got pregnant for the first time, I didn’t know that I could get pregnant after having sex. I didn’t know anything about contraception. After my first child was born, I got pregnant again. I did not use any method of contraception because I still didn’t know what to do.”

    Je ne fais pas d'hypothèses, mais comme tout le monde, Africain ou non, je pense qu'elle utilise "savoir" au sens usuel, et que si on lui présentait des cas Gettier construits de manière à lui demander si elle croit vrai qu'elle est devenue enceinte après avoir eu des relations sexuelles et si elle croit vrai qu'il existe des moyens contraceptifs, et si cela lui semble différent d'avoir des croyances  vraies justifiées à ces sujets, je suis prêt à parier qu'elle y trouverait des différences. Je n'arrive pas à imaginer sur cet exemple que le mot "savoir" puisse avoir un sens distinct au Burkina Fasso et à Paris. Une jeune fille asiatique emploierait-elle "savoir" en un sens différent?  S'il y a un cas où il y a une différence entre croire vrai qu'on est enceinte et croire vrai de manière justifiée ( avec test ) , il semble bien que ce soit le domaine pertinent.


samedi 23 janvier 2016

Réfutations sophistiques






      Leiris, que j'ai déjà cité ici, a écrit plusieurs chapitres de La règle du jeu sur les paronymies enfantines comme " Habillé en cour".
      Enfant je me demandais pourquoi on disait de quelqu'un qu'il était "fier comme un bar tabac". Je concevais qu'un bar tabac soit un endroit dont on puisse être fier ( quand on en possédait un, comme celui qui était à côté de chez moi), mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi le bar tabac lui-même était fier.
      Certains termes m'étonnaient. Par exemple je ne comprenais pas pourquoi une église s'appelait "Saint Supplice" : était-ce une allusion au supplice de la Croix subi par le Christ?  Mais d'autres ne m'étonnaient pas: il me semblait parfaitement normal que la pâte rougeâtre qu'on extrayait quelquefois de mes oreilles soit appelée de la "cire humaine".
     Il y a quelques années, la Ministre de la ville, Fadella Amara, prétendit vouloir frapper d'un "coup de Destop"  les bandes de beurs qui avaient sifflé les joueurs français dans un match France-Algérie.  Les bandes en question se sentirent immédiatement visées par association sémantique de détergent, comme lorsque Sarkozy avait parlé de nettoyer les quartiers "au karcher".

    Le mauvais usage des mots peut produire des catastrophes, comme nous le rappelle Alphonse Allais au sujet des Canaques ( in Le parapluie de l'escouade , 1893)



C’était un pauvre diable de matelot anglais qu’un coup de mer avait balayé du pont de sa goélette et qui, à force d’énergie, venait de réussir à gagner la côte à la nage. Je recommandai aux Canaques de soigner cet homme, de le sécher, de le réchauffer, etc., et je continuai ma route.

Quelques heures plus tard, en repassant par cet endroit, mon  odorat  fut  délicieusement  affecté par un exquis fumet de rôti. – Tiens, pensai-je, il y a, par là, des drilles qui se préparent un bon petit frichti. Je   fis   quelques   pas   et   j’aperçus,   dans   les rochers, mes Canaques autour d’un grand feu sur lequel   grillait...   devinez   quoi!...   mon   pauvre Angliche de tout à l’heure. Comme vous pensez bien, je me mis à égrener tous les jurons de mon répertoire ! Alors, un des Canaques se détacha du groupe, et me dit, sur un ton que je n’oublierai jamais : – Dame! c’est toi qui nous as dit de le faire sécher !...

  Dans le cas du "Destop" de Fadella Amara et dans celui des Canaques, ces mésaventures n'auraient pas eu lieu si une police plus ferme du langage avait été en place. Pour éviter les incidents sémantiques qui peuvent à l'occasion provoquer des émeutes, il faut censurer certaines oeuvres.
On se souvient du procès fait par un citoyen belge à l'encontre des éditions Casterman qui publient les oeuvres d'Hergé pour racisme dans Tintin au Congo . 



    On imagine aisément qu'une association anti-raciste pourrait interdire la diffusion d'Ubu roi d'Alfred Jarry où figure la réplique fameuse:
    
    « Tas d’Arabes ! que vous faut-il ! »

   La political correctness  a récemment interdit d'appeler les boules meringuées au chocolat que l'on appelait , quand j'étais petit " têtes de nègres". Il ne faudrait pas s'arrêter en si bon chemin, et par exemple supprimer, dans les catalogues touristiques, la destination du Montenegro, qui pourrait rebuter des clients potentiels.
    De même les partisans de la République une et indivisible devraient exiger qu'on supprime le "nous" de majesté, qui sent trop le royalisme.
   
    Qu'on confonde supporter sa belle mère et supporter son équipe de foot favorite passe encore, mais qu'on soit incapable de  manier la différence entre verbe d'essai et verbe de succès est plus ennuyeux. On utilise de plus en plus réfuter au sens de nier . Nier , à la différence de réfuter , n'est pas un verbe de succès. Celui qui nie avoir fait quelque chose peut avoir fait la chose en question. Mais on use de réfuter au sens de nier, contredire ou démentir . Si je dis A , et que vous me dites non A, vous me contredisez, mais vous ne me réfutez pas.  Pour cela il vous faut apporter la preuve que ce que je dis est faux.

« La directrice de Elle Belgique  réfute avoir dérapé » 
Roi du Maroc: le journaliste Eric Laurent reconnait un «accord financier» mais réfute tout «chantage»

 J'étais une fois dans un colloque, où une de mes ennemies faisait une conférence dans une autre salle alors que je faisais la mienne. Une auditrice de ma collègue me rapporta : «  Elle vous a réfuté ». Elle voulait dire qu'elle avait rejeté ce que je disais. 

    Une journaliste a récemment été accusée de faire implicitement l'éloge du FN en disant que Marine Le Pen tenait un "discours de vérité" . Tollé contre la journaliste. Ce qu'elle voulait dire est que Marine Le Pen tenait un discours prétendant à la vérité, et non pas que son discours était vrai. Essayer, ce n'est pas réussir.



PS Sur les blogs de Monde il y a une mention finale " signaler les contenus inappropriés". "Inapproprié" est lui même un malaproprisme.
Mrs Malaprop  disait

"We will not anticipate the past, our retrospection will now be all to the future."