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dimanche 17 janvier 2016

L'homme qui ne fut jamais roi


                    José Moreno Carbonero  El Principe  Don Carlos de Viana, 1882 



       Le visiteur du Prado manque souvent cette salle consacrée à la peinture "realista"  parce qu'elle est située quasiment à la fin de la visite, pas loin de la sortie et aussi parce qu'on n'a guère envie de
voir de la peinture pompier dans le style de celle de Gérôme ou Cabanel après avoir vu des Greco, des Zurbaran et des Velasquez.  Mais son auteur José Moreno Carbonero a fait d'intéressants tableaux, et celui-ci est exceptionnel.

       On lira la notice du Prado. Mais to cut a long story short, le Prince Don Carlos de Viana (Charles IV d'Aragon) était l'héritier et successeur légitime de la couronne de Navarre. Mais au moment du remariage de son père Juan II d'Aragon avec une roturière, Juana Enriquez, il tomba en disgrâce, fut battu dans une bataille par son père, subit un procès, et s'exila à Messine, avant de revenir à Barcelone et y mourir en 1461, vraisemblablement empoisonné par sa belle-mère.

       Le tableau représente le Prince dans son exil, retiré dans un couvent de Messine, méditant sur son échec, entouré de livres, hébété. Le chien endormi fait la paire. Mais Don Carlos a-t-il échoué ? Non, même s'il a essayé de prendre le trône qui lui revenait. Il n'a même pas eu l'honneur d'abdiquer. Renoncer ou échouer c'est toujours renoncer ou échouer à quelque chose. Mais le Prince n'a même pas eu cette chance. Il a été déchu de son droit d'héritage, et il est tombé en disgrâce.  Le Prince est-il accablé par sa disgrâce ou parce qu'il est devenu rassoteux à force de lire trop de volumineux in folios ? Il aimait, dit-on, la poésie et avait traduit l'Ethique à Nicomaque en aragonais. Tout le poids du tableau porte sur ces énormes volumes, qui l' écrasent  autant que son destin. Tous les déchus tentés par la vie dans les livres devraient avoir une reproduction de ce tableau accroché au mur.


PS deux pistes, dont je me suis rendu compte après coup:

1) Dürer, Melancolia (merci à Jeffrey Aspern)

2) El Desdichado : " Je suis le ténébreux, le veuf ,l'inconsolé, le Prince d'Aquitaine à la tour abolie..."
( desdichado  veut dire : déshérité)

26 commentaires:

  1. Sortons notre Daniel Arasse de poche et relevons le détail significatif formidablement donné à lire par votre lien agrandisseur.
    Le peintre s' est donné les moyens techniques pour nous révéler, nous faire voir la poussière. Il faut y insister car ce n' est pas pour rien que ces touches de gris parsèment sont siège, élément central du tableau qui donne toute son importance à l' attitude signifiante du personnage central assis dedans.
    Notre personnage est bien écroulé sur un siège poussiéreux.
    Notre peintre s' est encore donné la peine, avec ce même élément pictural - la couleur grise - d' en renforcer l' effet en parsemant l' arrière plan de cette même couleur ainsi que l' avant-scène et le petit meuble à droite.
    Dans le repli, tout est gris.
    On pourrait comparer ce chef-d' œuvre de la peinture réaliste du XIXè siècle méconnu au fameux élevage de poussière de Marcel Duchamp.
    Et de se poser la question de savoir quel tableau est le plus pompier des deux.
    Vous qui êtes un éminent spécialiste en philosophie,j' ose vous poser la question ( que vous trouverez peut-être idiote ): peut-on parler à ce sujet aussi de réalisme métaphysique?

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  2. Cher Versus

    merci de ce superbe commentaire. Je m'accorde en tous points avec vous. Je n'ai pas commenté la poussière, mais elle est partout sur le tableau, que je trouve comme vous fort négligé ( mais je n'ai pas vu les expos récentes sur les pompiers, où Carbonero était peut être.
    le tableau est réaliste , de l'école du même nom. Il indique de toute évidence un thème métaphysique, qui me semble celui de la déchéance, de la perte des illusions, de l'échec et de la disgrâce politique et spirituelle, que le Prince, savant et érudit, n'a pas pu ne pas associer à sa position éminente comme homme de savoir. J'y vois aussi le destin du savoir en général, pas seulement le cas historique particulier. La poussière nous envahit tous, du moment que nous lisons encore des livres, croyant encore en les anciennes valeurs de la science et de l'esprit. Elles s'en vont et nous sommes tous , nous autres qui y croyions, des Prince de Viana, exilé dans nos couvent, en attendant qu'on nous tue pour de bon. Voilà le réalisme que je vois dans ce tableau. Il n'est pas métaphysique au sens philosophique, mais au sens moral.

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  3. Mais ne peut-on pas " élever" la poussière comme le fait Marcel Duchamp?
    Nous vivons dans un fauteuil de poussière la plus ténue qui soit et que l' on ne voit même pas. Et notre vision des choses - comme celle de Duchamp/man Ray, "vue d' un aéroplane" - n' est-elle pas opérante dans la poussière ambiante?
    J' ai raté cette fort intéressante exposition qui cite le poète Eliot :


    " Et je te montrerai quelque chose qui n’est

    ni ton ombre le matin marchant derrière toi

    ni ton ombre le soir venue à ta rencontre ;

    je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière."

    T. S. Eliot

    http://www.ac-versailles.fr/public/upload/docs/application/pdf/2015-11/dossier_presse_dust_bal_2015.pdf

    Ou encore cette notion de l' inframince chez Duchamp l' éleveur de poussières, cet élément nécessaire au " ciment des choses"?

    http://www.contrepoints.org/2014/07/28/174992-les-poussieres-des-nanos-a-linframince-de-marcel-duchamp

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  4. Le mot-clef oublié dans ces commentaires est certainement "mélancolie" : la présence des livres et du chien lové (Dürer!) accompagnent traditionnellement dans l'iconographie et la peinture, l'état de prostration du personnage, même s'il ne fait pas peser sa tête sur son poing fermé... Merci pour cette découverte.

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    1. Oui, bon dieu, mais c'est bien sûr; vous avez raison, le chien lové est dürerien. C'est évident et j'aurais dû m'en apercevoir. En revanche je crois qu'il y a plus que le thème de la mélancolie du personnage. Je lis la déchéance, le ratage , l'échec, thème plus contemporain que renaissant

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  5. Madame, Monsieur,

    S'il m'est permis de joindre mon opinion à la foire, je dirai que la remarque la plus intéressante (voire la plus très profonde) de ce billet, au-delà de l'idéologie de métier qui transparait (le destin des livres, des savants, du savoir, du monde, un seul et même élan morbide, mais jusqu'où ne s'arrêteront-ils pas ?!), c'est la remarque initiale :

    "Le visiteur du Prado manque souvent cette salle consacrée à la peinture "realista" parce qu'elle est située quasiment à la fin de la visite"

    Idiots de visiteurs !

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    1. je confesse être cet idiot.
      plusieurs fois je suis allé au Prado sans voir ce tableau.

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  6. On peut voir ce tableau comme une Vanité (du savoir, du pouvoir etc) assez atypique certes mais les livres sont souvent représentés dans les Vanités. Certes ce n'est pas une nature morte, mais c'est la vie mourante ; certes j'aurais bien aimé un crâne quelque part à l'arrière-plan, mais le visage livide du prince l'annonce... Et la poussière omniprésente le remplace avantageusement.
    Par ailleurs je lis que Dali a été un de ses élèves...

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    1. oui, certes, mais Jeffrey Aspern a tout compris. C'est un adaptation , pompier certes, mais subtile , de Melancolia de Dürer. Mais moice n'est pas la mort qui m'intéresse ( si je puis dire) mais le destin.

      Le choix des directeurs du Prado est excellent: il y a cette lignée réaliste et historique dans la peinture espagnole.



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  7. Il me semble que ce tableau va bien au-delà ( mais ne m' accusez pas de thaumaturgie, Monsieur Scalpel )de l' allusion à la Mélancolie de Dürer, qui est devenu depuis la peinture de l' époque romantique un lieu commun plutôt éculé, voire quasiment plus employé.
    Bien sûr, y coexistent le livre sur son pupitre et le chien assoupi, thèmes mélancoliques récurrents.
    Mais cette insistance sur les moyens de la peinture, ce gris qui perle à tous les grains de la toile nous donne à voir cette peinture réaliste comme un fantasme académique au sens du titre que j' emprunterai à Michel Thévoz, " L' académisme et ses fantasmes" ( Minuit).
    Cette thématique assez lourdingue cache en fait une frénésie picturale refoulée et l' échec même du peintre dans sa virtuosité réaliste.
    Juan Gris, autre élève célèbre de notre peintre avec Dali sera lui aussi, à sa manière un frénétique du style cubiste.
    Juan Gris ( n' y voyez aucune malice ni confusion avec le gris du tableau présenté )"cubistera" à fond la caisse durant toute la période de sa production artistique.
    A-t-il reconnu la leçon inconsciente du maître?
    Là, il nous faudrait pousser plus profond l' analyse.

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    1. Oui, on peut commenter le tableau , le genre realisto-historique, le peintre. C'est un de ces tableaux immenses qui couvrent tout un mur de Prado. Je ne m'intéressais qu'au thème. Il est sans doute banal, et Moreno n'est qu'un académique mineur. Je ne suis pas un bien bon iconographe. Ce qui m'intéressait était le destin du Prince de Viane, dit Charles IV d'Aragon.

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  8. En ce sens, un peintre académique n' est jamais le roi de son tableau puisque l' illusion de la maîtrise lui fait rater l' essentiel de l' effet pratique de ses matériaux;
    Il s' agit à notre sens d' un admirable autoportrait involontaire.

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    1. Pas seulement autoportrait , mais portrait de pas mal de gens ! Et pas au sens où je regretterais que Charles de Windsor ne soit sans doute jamais appelé à monter sur le trône, ni ne ma lamenterais du fait que Jacques de Monaco soit déshérité au profit des deux jumelles d 'Albert II. Comme vous voyez je lis Gala.

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    2. Lire Gala ? Mais cela s'impose si, comme nous l'apprend Philalèthe, Dali a été un élève de José Moreno Carbonero !

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  9. Dois-je lire vos commentaires sur le Prince de Viana à la lumière de votre remarque sur l'opposition entre ceux qui travaillent sur la croyance et ceux qui travaillent à produire dans telle ou telle science des croyances vraies ?

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  10. Non, c'est bien plus trivial: vous devez les lire comme un commentaire sur moi... et sur tout le monde. Nous ne sommes pas des princes, personne ne nous a déshérités. Mais nous ne sommes pas à la hauteur.

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    1. D'accord mais le prince de Viana disposait d'une définition objective parce qu' institutionnelle de la position haute qu'il n'occupait pas. Mais vous, seriez-vous en mesure de déterminer cette hauteur impossible à atteindre pour tous ?
      " les hommes ne sont pas à la hauteur " n'est-ce pas une phrase comme "je m'étonne de l'existence du monde" ?

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    2. Certes.
      Ce tableau historique montre un personnage daté. Il était né roi de Navarre, on lui a piqué son héritage, et quand il a voulu le prendre, on l'a chassé et contraint à l'exil. Il revient d'exil et se fait tuer.
      Evidemment les hardes des sujets de Murillo sont plus parlantes.
      Mais je vois en lui une sorte d'universel .Une figure romantique. Je me trompe peut être

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  11. Vous qui témoignez bien souvent du peu de cas que vous faites des blogs et même de vos propres billets, vous signez là un beau billet.

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  12. C'est gentil, mais le blog n'est pour moi qu'une sorte exutoire. en ce moment je réfléchis , mollement, au rôle des hamiltoniens en mécanique quantique, cela me détend de parler d'un prince déchu et hébété

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    1. Ma foi, tant que nous ne sommes pas des courtisans mettant toute leur intelligence dans l'interprétation des moindres vétilles des princes...
      Certes, revenant de la cour, on se fera "par là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain."

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    2. Vous avez compris que ce qui me touche chez ce Prince de Viana, ce n'est pas son infortune - si commune - d'avoir été déshérité. Cela arrive au moindre membre d'une cour européenne ou ailleurs. C'est qu'il était aussi un savant, une homme de culture, un poète et un philosophe. Je n'ai pas encore étudié la biographie de son père, Juan d'Aragon, mais je suppose qu'il était une brute . C'était quelqu'un qui aurait dû, par ses mérites intellectuels, avoir la couronne . Il fut aussi populaire dans Barcelone. Mais cela n'a pas suffit, manifestement. J'ai de l'indulgence pour cet intellectuel égaré et hébété.

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    3. Je découvre que Carbonero a souvent peint des épisodes du Quijote, qui présente un autre type d'égarement.

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  13. Sans vouloir trop occuper l' espace commentaire je vous livre ma lecture d' un texte de Pierre Reverdy à propos de son ami Juan Gris qu' il a longtemps entrevu au sein même de son atelier, constatant de visu le comment faire du peintre.
    Comme un rejet pensé de la poussière?

    DANS L'OBSCURE MÊLÉE...

    " Dans l'obscure mêlée des sentiments pré­cis qui unissent, avec tant de tendresse, avec tant d'âpreté, le passé au présent, qu'on me permette ici un peu de liberté que je me permette moi-même, dans l'incer­titude où nous sommes de vivre si près du ciel sans pouvoir le toucher.
    Nous étoufferions dans la salle sans les fenêtres qui couvrent les tableaux des reflets de la rue. Il y a une lutte entre les tableaux et les fenêtres. Il y a une lutte entre les amateurs, connaisseurs, visiteurs — un rôle assez compromettant de spectateur — une lutte où le tableau doit demeurer vain­queur.
    Les têtes se placent correctement dans les angles, les bras s'agitent, les jambes cla­quent. La rumeur ondule un moment à mi-hauteur du parquet au courant d'air qui tombe en bloc du plafond sur les épaules.
    Toutes ces toiles au mur se composent d'éléments pris à portée de la main. C'est ce dont on se préoccupe le plus. Mais — qu'on y pense — comme c'est la tête qui prend et non la main, tout ressort avec une nouvelle forme et peut être mis en place dans le tableau.
    Entre le tableau et moi, il peut naître une émotion très pure. C'est une nouvelle chose, une nouvelle existence. Et c'est la constatation de cette nouvelle existence qui peut émouvoir, ravir, transporter. On de­vrait ranger d'un côté de la salle tous ceux qu'a remués une telle émotion et leur per­mettre d'emporter le tableau qui l'a provo­quée en s'en allant.
    L'air devient plus dense, plus épais. Quelques cadres se déplacent dans le sens de l'aiguille en diagonale du cadran solaire au méridien. C'est un cas plus grave. Le cas, le local. La tristesse dans le coin du lit. Nous avons connu des verres qui ont quent. La rumeur ondule un moment à mi-hauteur du parquet au courant d'air qui tombe en bloc du plafond sur les épaules.
    Toutes ces toiles au mur se composent d'éléments pris à portée de la main. C'est ce dont on se préoccupe le plus. Mais — qu'on y pense — comme c'est la tête qui prend et non la main, tout ressort avec une nouvelle forme et peut être mis en place dans le tableau.
    Entre le tableau et moi, il peut naître une émotion très pure. C'est une nouvelle chose, une nouvelle existence. Et c'est la constatation de cette nouvelle existence qui peut émouvoir, ravir, transporter. On de­vrait ranger d'un côté de la salle tous ceux qu'a remués une telle émotion et leur per­mettre d'emporter le tableau qui l'a provo­quée en s'en allant.
    L'air devient plus dense, plus épais. Quelques cadres se déplacent dans le sens de l'aiguille en diagonale du cadran solaire au méridien.
    .../...( à suivre)

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    1. Faites vous des toiles de 3 m de haut et de 2 mètres de large ?
      Juan Gris j'en ai vu pas mal au musée Reina Sofia.
      C'est mon cubiste préféré.

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  14. .../...(suite)

    C'est un cas plus grave. Le cas, le local. La tristesse dans le coin du lit. Nous avons connu des verres qui ont


    une autre forme et une grande couleur à côté du tapis vert où se croisent des cartes troublantes. Comment peut-on ne pas aimer les cartes, les manier ? Les peintres ont pour eux cette inestimable chance de pouvoir saisir de la main l'objet de leur passion artistique — on possède une guitare, des dominos, les dés du jeu, la main s'attarde délicieusement au col d'une bouteille. On n'arrêtera jamais un nuage, on ne tournera jamais une étoile, comme un bijou, au bout des doigts et l'on ne pourra même pas embrasser son ombre fidèle ni donner des claques amicales sur la figure radieuse et sympathique du soleil.
    De là une différence dans nos âmes à laquelle il ne faut pas toucher. Mais, au ves­tiaire anonyme, on se trompe souvent de chapeau. Et le pardessus qui hausse les épaules a l'air si las à l'autre bout.
    Ici, on s'occupa d'abord de bien autre chose que de couleur et ce fut pourtant tou­jours de la peinture. Mais il n'est plus ques­tion d'étaler d'éclatantes surfaces de lumière rouge ou verte taillées dans la couleur ou de ternes détours — plutôt de dégager des formes neuves du sublime chaos. Mais en­core faut-il les concevoir. De même, comme le temps vient de passer avec les jeux faci­les, on ne peut s'attarder à faire tant de bruit avec de la poussière. "
    Pierre Reverdy, Note éternelle du présent, écrits sur l' art (1923 - 1960) Flammarion 1973 pp. 115-118.

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