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mercredi 17 juin 2020

OK BOOMER !




Eleuthère sur face book
                                                               



     A la fin de sa vie, on voulut initier Julien Benda au numérique.  Il regimbait, arguant qu’il n’avait jamais de sa vie possédé de machine à écrire, et que le clerc n’était pas une secrétaire. On eut beau lui expliquer que le traitement de texte n’était que l’une des fonctions d’un ordinateur, et qu’il pourrait, s’il en avait un, payer ainsi ses factures plus aisément et gérer son compte en banque, il opposa un déni catégorique : «  Le clerc n’a pas à s’occuper de faire rentrer du charbon à la cave ou d’aller à sa banque négocier un prêt», sous entendant que c’était sa femme Micia, épousée sur le tard malgré ses protestations de vieux garçon, qui devait s’ occuper de ce genre de contingences. Mais un jour Léautaud lui expliqua qu’il pourrait ainsi lire la NRF on line , écrire des mails et faire un blog et que cela rendrait sa vie sédentaire plus agréable.  « On line, mail, blog : Quésaco ? » demanda-t-il, se souvenant du parler occitan entendu jadis à Carcassonne. Qu’est-ce que ce jargon yankee ? On lui expliqua ce que c’était. Il parut intéressé. Il rappela qu’il avait dit dans son Exercice d’un enterré vif que le propre de son esprit était de se placer naturellement en l’an 3000, et admit donc qu’il lui fallait au moins acquérir les instruments des années 2000 pour y accéder. On acheta alors à Benda un ordinateur de bureau, doté d’un grand écran, pour qu’il ne s’abîme pas la vue. Pendant trois semaines le clerc contempla sans le toucher cet objet mystérieux qu’on avait posé dans le salon de sa maison de Fontenay aux Roses. Puis il se lança. Il fallut lui expliquer toutes les fonctions, et il prit encore six mois pour comprendre comment user du clavier, de la souris, et naviguer sur un internet. Au bout d’un an, le clerc maîtrisait tant bien que mal l’appareil et les bases de Word et de son moteur de recherche. On l’abonna à une messagerie électronique, et il put envoyer un premier « courriel » à Léautaud, puis à Paulhan, avec lequel il s’était rabiboché. Paulhan d’ailleurs était ravi du courrier électronique et y passait plus ou moins ses journées.


   Benda se prit au jeu. Il commençait à surfer sur internet immodérément, appréciant surtout de lire la presse gratuitement, mais pestant quand il découvrit qu’on ne pouvait lire que le début des articles. Il envoya des tribunes  au Monde et au Figaro, mais elles furent refusées. En revanche celle qu’il envoya à l’Humanité fut prise. Il y défendait, comme à l’accoutumée, le rationalisme, fustigeait le romantisme, et indiquait son soutien discret au communisme, comme idéologie des masses dominées, tout en maintenant qu’il n’était pas marxiste. On lui demanda si internet favorisait la démocratie. Il commença par dire oui, mais fut ensuite mitigé, quand il comprit que l’on ne lui demandait son point de vue que pour que les sites qu’il visitait aient beaucoup de clics et puissent augmenter leur audience et donc leurs réclames. Concernant ces dernières, il se plaignait du surgissement constant de pop ups appelant à cliquer de nouveau et à rejoindre des masses virtuelles. Le clerc répondit aussi, comme jadis dans les journaux, à des enquêtes. Il y fustigea, comme jadis, le sentimentalisme, le culte du nouveau et de la pensée frappante, et refusa à tout force le culte du progrès et de l’innovation qui suintait de tout internet.


    Il s’abonna aussi à face book, sous le pseudonyme peu surprenant d’Eleuthère, avec une photo d’une statue de Minerve. Mais ses posts ,tous aigris et rechignés, n’attiraient pas de like, et il n’avait pas de friends. Pour s’en faire, il alla liker d’autres individus du réseau, de préférence ceux qui avaient le plus de friends, afin de capitaliser sur leurs liens faibles et hymens électroniques. Il alla même, pour essayer de renforcer sa popularité, sur twitter. Il restait désespérément seul. Il décida alors de parler des idoles du temps, Foucault, Derrida, Badiou, Agamben, Bruno Latour, Bernard Stiegler, François Jullien, Stanley Cavell, Edgar Morin, Barbara Cassin. Il ne cessait de leur adresser des piques et des insultes, de flétrir leurs doctrines comme irrationalistes, fumeuses, et leurs auteurs comme des sophistes et des imposteurs. « Quand je pense, disait-il, qu’Edgar Morin  été jadis mon secrétaire ! » « Ce Foucault, quel caméléon malhonnête ! » « Cette Cassin, elle me fait regretter Anna de Noailles! » Il eut même le courage de lire Virginie Despentes, Edouard Louis, Achille Mbembé, et même Michel Onfray, dont le ton lui sembla quelquefois proche du sien, mais  dont il jugea que sous le vernis de la rebellion, il fleurait l’escroquerie intellectuelle et lui rappelait les tribuns de l’Action française, les Daudet, les Massis, les Maurras, et même le ton des plumitifs de Gringoire. Mais ses tweets et ses posts  n’attiraient toujours pas de commentaire. Silence glacé. Aurait-il manqué sa cible ? Mais un jour où se risqua à oser une comparaison entre le scepticisme d’Alain  (qu’il avait jadis traité de démagogue) et celui de Foucault , idole surgie plus tard, mais tout aussi démagogue, il eut une réponse sur face book, d’un certain Avenger , qui ne contenait que deux mots :

« OK BOOMER ! »

Benda fut interloqué. Il se demanda ce que cela voulait dire. Il posa la question à Léautaud, qui collait aussi. Etiemble, qui était sensible au langage de notre temps, lui expliqua que c’était un quolibet que les jeunes générations réservaient aux gens du baby boom, nés après-guerre, qui avaient bien profité des Trente glorieuses, et abordaient aujourd’hui la retraite dans des conditions que eux-mêmes, jeunes générations, craignaient de ne jamais connaître. Bref cela voulait dire : « Vieux schnock », voire : « Vieux con ». Le message explicite était : "Dégage!"

    Benda rit. « Je suis sans doute vieux, et con, mais certainement pas un boomer ! Je suis né en 1867, j’ai connu deux guerres, et en fait de retraite, j’ai connu l’exil à Carcassonne, et n’ai vécu que de mes piges de journalisme. »  Ce qualificatif , trouvait-il, signalait aussi l’éternelle pleurnicherie des générations face aux soi-disant privilèges qu’avaient eus les précédentes : ceux, comme lui, nés après Sedan, qui trouvaient que les gens du Second Empire avaient eu une vie meilleure, ceux d’après la Grande guerre, qui trouvaient que les gens de la Belle époque avaient eu la vie douce et se sentaient, comme les écrivains yankees, une génération perdue, ceux d’après-guerre – la seconde – qui traitaient d’insouciants leurs aînés n’ayant pas vu monter le fascisme et le communisme. Sur face book et Tweeter, Benda n’entendait parler que de victimes : celles de la Shoah, celles du Goulag, celles du machisme, celles du racisme, celles du sexisme, celles du climat, celles du colonialisme, celles de l’esclavage, celles de la conquête de l’Ouest. Il pensait à la doctrine française des réparations contre l’Allemagne en 1918, à la question des Sudètes, aux Boers, aux éternelles jérémiades d’après-guerre. Ce n’est pas, dit Benda sur un post de face book, que ces causes – féminisme, anti-racisme, anti-colonialisme, etc. – soient mauvaises. Au contraire. Mais on ne voit pas d’autres manières de les promouvoir que de faire appel aux sentiments, et en particulier à celui de l’ « identité » à un groupe, au détriment de la raison et de la pensée individuelle.

     Toute cette époque n’aspire, dit-il encore sur un tweet, qu’à deux choses seulement : penser avec ses tripes, et penser avec les foules. L’intestin est devenu la norme du vrai : toute réaction qui ne vient pas des tréfonds du corps est mauvaise, tout ce qui n’est pas attachement viscéral à une terre, une famille, une patrie, un estomac, est nul. La foule est devenue la norme du faux : elle censure, elle dénonce les conspirations,  elle aspire, elle gémit et condamne tous ceux qui ne gémissent pas ou ne s’enthousiasment pas de concert. Elle est sans cesse désireuse d’imitation . Vieux schnoque  ou boomer, j’ai en effet déjà vu çà : Dreyfus, l’Action française, les foules et les masses du fascisme. Nous y sommes derechef!

    Sur Tweeter cette fois, il eut à nouveau droit à un  « OK BOOMER ! »

   Et comme il connaissait un peu d’Américain depuis son voyage de 1937, Benda répondit illico :

-          « OK SNOWFLAKE ! »

      Et il ajouta : "Place aux vieux"



















(



samedi 13 juin 2020

Benda et Paulhan


archives IMEC 


      Jeannine Etiemble en 1974 ( Revue littéraire de la France, 1) et Antoine Compagnon ( Les antimodernes, Gallimard  2005) avaient déjà présenté et commenté les relations entre Benda et Paulhan. La mise en ligne sur le site OBVIL de leur correspondence entre 1926 et 1937 apporte de nouveaux éléments très intéressants.

      Benda, comme on sait, entre en contact avec Paulhan en 1926-27, au moment où, après avoir publié chez Grasset La trahison des clercs, il devient, après un échec antérieur à se rapprocher de la NRF, l’un des collaborateurs les plus réguliers de la revue, sous la protection de Paulhan qui publie tout ce qu’il soumet. Jusqu’en 1940, date où Gide lui signifie qu’il vaut mieux, en tant que juif, qu’il aille se faire voir ailleurs (voir dans Les cahiers d’un clerc, 1949, la lettre à Gide de 1941). Pendant toutes ces années, Benda acquiert un véritable magistère intellectuel, incarnant l’aile gauche de la NRF, ce qui irrite fort les Drieu, Jouhandeau ou Fernandez, mais encore plus les antisémites de Gringoire et de Je suis partout, qui le vouent aux gémonies. Mais, protégé par Paulhan, il garde sa liberté, jusqu’à ce qu’il soit envoyé en juin 40 en exil dans le Gard puis à Carcassonne (j’ai raconté déjà ici ces épisodes, 1 sept 2013 Benda et Blanchot , et post sur Benda et Géhenno, 2017).

    Les lettres de 1927-37 éclairent leurs relations. Beaucoup sont essentiellement, au début, seulement des correspondances sur les épreuves des textes sur publie Benda, sans contenu autre que des indications typographiques et des corrigenda. On notera au passage que Benda ne cesse se déplacer durant ces années, et envoie des cartes postales de France (la Manche, Charentes, Calvados, et à l’étranger (Vienne, le Tyrol, La Haye, La Suisse, Prague, Milan, et en1937 du Grand Canyon et de New York) sans doute pour des tournées de conférences (il rapporte des triomphes à Florence et Milan). Dans une carte postale de 1930 postée de Dijon, qui fait écho à Un régulier dans le siècle, il nous suggère ses emplois du temps :
D’une chambre d’hôtel
Bien chauffée et tranquille,
Je vise l’Eternel
En ignorant la ville.

Progressivement Benda passe du « cher monsieur » au « cher ami ». Dans une lettre de 1931, il fait état d’une lettre de Frédéric Paulhan, père de Jean, sur la lecture de Renouvier par Halévy, qu’il critique, puis de son admiration pour Frédéric Paulhan. Il le citera souvent dans La France byzantine, et Du style d’idées. En 1931, Frederic P. meurt. Très vraisemblablement cette admiration de Benda pour Paulhan père renforce l’amitié avec le fils. Puis les lettres commencent à porter sur des points plus substantiels : la rédaction par Benda de son Histoire des français en 1932,  et de son Discours à la nation européenne

 Certaines lettres sont typiquement bendesques :
[9 octobre 1932]
Mon cher Paulhan,
Mon ombre vous serait infiniment reconnaissante si vous pouviez obtenir de mes confrères qu’ils ne me fissent point d’article nécrologique.
J’ai connu de la part d’à peu près tous, uniquement leur hostilité, leur colère, leur violence malveillance systématique. J’entends rester sur ce traitement de faveur et ne point subir les ménagements hypocrites, voire les petits « éloges » que les convenances leur imposeraient nécessairement.

En 1933 , il montre peu d’empressement à être publié :

Je prends bien aisément mon parti de voir retarder l’insertion de ma prose, puisqu’elle est écrite pour l’éternité .. Je le prends beaucoup moins bien pour l’article de Le S[avoureux] qui est si proprement d’actualité .. Ne peut-il pas précéder ceux de Siegfried et de Lévy-Brühl ? Ceci inspiré par ma seule animosité contre Bergson.

La plupart des notes que Benda donnait à la NRF étaient des scolies, ou des “air du mois” dans le style :
Air du mois
Disques et animaux
On a voulu enregistrer les cris des animaux. L’aigle, l’ours, le lion n’ont rien voulu savoir. En revanche, l’âne s’est tout de suite mis à braire ; on ne pouvait plus l’arrêter.
Je pense à mes confrères auxquels les journalistes proposent des questions. Les grands répondent quatre lignes ; les petits envoient six colonnes.

En 1935, il livre un projet :

Je commence, pour le Dictionnaire philosophique de Voltaire, une préface qui va me passionner à écrire ; elle consiste à prendre les principales idées politiques lancées par V[oltaire] et à suivre leur fortune – et leur déformation – jusqu’à aujourd’hui
Benda ne manque pas de lâcher ses piques
[août ?1935]
J’ai dû me faire beaucoup de tort avec mon texte de P.V. [Paul Valéry], et irriter une fois ceux qui me reprochent de ne pas observer les règles de la confrérie.
C’est d’autant plus sot que le texte n’est décidément pas bien choisi ; la pensée qu’il exprime n’est pas absolument banale et je pouvais, dans ses pensées son ouvre trouv et dans les pâmoisons qu’elles suscitent, trouver mieux.
A vous

Il ajoute en 1935 :


cet André Rousseaux est stupide. Je n’ai pas raillé la pensée de Valéry, j’ai raillé ceux qui le saluent de profond penseur en tant qu’il dit des vérités qui, de l’aveu de R[ousseaux] lui-même, crèvent les yeux.
Mais Paulhan n’aimait pas Valéry (voir son livre PaulValéry ou la littérature considérée comme un faux)
En 1935, il donne à la NRF  des propos qui ont dû faire bondir
Air du mois [en haut et à gauche de la feuille de cahier]
Donc, Polémarque …
Donc, Polémarque, vous ne marchandez pas vos hourrah à l’éloquence d’Hitler et voudriez que la France s’unisse à lui pour faire la guerre au bolchevisme.
Que haïssez-vous dans le bolchevisme ? La destruction suppression destruction de la liberté ? La ruine de l’art ? de la civilisation ?. Toutes ces choses sont-elles si brillantes en Allemagne et en Italie,
Parlez donc net. Ce qui vous terrifie dans le bolchevisme, c’est la destruction suppression des
suppression des classes possédantes, c’est l’anéantissement des privilèges bourgeois, dont vous savez bien que le fascisme, quoi qu’il dise, les maintient.
N’espérez pas trop. Vous dites à Blum que les ouvriers français ne vont pas se faire casser la figure pour mettre au pas le fascisme italien, son ennemi personnel. Croyez qu’ils se la feront casser moins encore pour arrêter le communisme russe, qui ne menace que vos classes.


Une lettre de 1936 annonce les motifs de la future querelle Benda / Paulhan

Cher ami,

encore une fois, indiquez-moi qq jours à l’avance votre passage par Paris. J’ai des choses à vs
communiquer soumettre quant à vos dernières « fleurs »

Et une autre lettre évoque le mécontentement de Gide face à la Jeunesse d’un clerc

8 oct. 1936
Cher ami,
je vous verrai donc à Paris le 14 et vous soumettrai mes coupures de mon article de novembre.
Le mot de Gide m’a inquiété. Vous me l’avez communiqué surtout, je pense, pour me montrer combien son esprit est curieux. Mais je me suis mis dans la tête qu’il est grave pour moi qu’il ait envisagé que la NRF se séparait de moi, et que vous croyez bon de m’en avertir, pour que je ne sois pas pris en traître. J’aimerais que vous me donniez votre franc avis sur ce point.
Quant à un esprit qui trouve que je manquerais d’autant plus qu’on ne s’apercevrait pas combien je manquerais, j’avoue peu l’admirer et ne pas sentir la justesse de « d’autant plus. » Mais ne me donnez pas le mot pour l’ « admirer », sauf au sens latin.
L’« exaspération » de certains amis de la NRF devant ma Jeunesse me semble toujours inexplicable. – Je dois dire que je vois aussi des enthousiastes.

On connaît la suite, par les analyses de Compagnon (voir aussi l’auteur des Lois de l’esprit) : en 40 lors de la débâcle Paulhan aide Benda à passer dans le Gard à Lunel, puis à Carcassonne. Ils restent en contact, mais leur correspondance va porter sur Les fleurs de Tarbes, que Benda va attaquer des 1942-43, comme représentant in petto la conception de la littérature pure qu’il attaque dans La France Byzantine. La correspondance publiée par Jeanine Etiemble montre combien les relations s’enveniment. Chose intéressante, que je crois Compagnon ne note pas, l’un des motifs de la querelle passe par l’article de Maurice Blanchot publié  en 1941, « Comment la littérature est-elle possible ? » ( repris dans Faux pas) qu’on peut tenir comme le premier manifeste de la conception blanchotienne de la littérature qui allait dominer toute la vie littéraire pendant toute la seconde moitié du vingtième siècle.

En mars 45 , Benda écrit à Paulhan


Cher ami,
La personne qui m'a fait sur les Fleurs de Tarbes un rapport qui « ne vous semble pas très honnête, ni même honnête tout court » est moi-même . Votre jugement sur ce rapport ne me paraît pas juste si non-honnête signifie qui refuse de reconnaître à un écrit un caractère qui, pour tout lecteur de bonne foi, est évident. Ce caractère est selon vous, en ce qui concerne votre livre, la méthode tainienne, « purement tainienne ». En quoi consiste cette méthode ? A poser une thèse et à s'employer à la démontrer. Or, une telle attitude existe peut-être dans votre livre, mais elle y existe, si j'ose dire, incognito et ne représente aucune évidence tout au contraire 21. Pour ce qui est de votre appareil démonstratif, il s'impose si peu au lecteur que voici deux fois que vous croyez devoir me l'expliciter (que n'avez-vous mis en tête de votre livre ce plan que vous m'adressez). J'ai d'ailleurs, sur votre pratique de l'enchaînement des idées, un vôtre aveu : comme je me plaignais, lors de votre publication du Carnet dans la N.R.F. 22 de n'y point trouver d'articulations du raisonnement, vous vous tûtes mais me dites quelques jours plus tard : « Elles y sont, mais elles sont cachées ». Quant à votre idée maîtresse, elle se déclare si peu que la plupart de ceux de vos commentateurs que j'ai lus écrivent : a II semble bien que la thèse de l'auteur soit ceci : »  On peut peut-être admettre qu'elle est cela » ; que le principal d'entre eux, M. Blanchot, parle de votre conclusion « mystérieuse » et se demande (je n'ai plus son texte exact // sous les yeux) si le livre qu'on lit est exactement celui que vous voulez qu'on lise 23. En somme, vous me paraissez rester au mot de votre jeunesse : « plus curieux que convaincants » ; mais il semble qu’avec l’âge vous vous froissiez un peu qu'on les reçoive comme tels. Un autre signe du peu d'évidence de votre thèse est la divergence entre vos exégètes ; Bousquet sur Fernandez, Blanchot et réciproquement. Rien de tel avec préface Litt, anglaise ou tel livre de L’ Intelligence.

Jeannine Etiemble met en note :

C'est ici à l'un des commentateurs de Paulhan, Maurice Blanchot, que, pour l'accabler, se réfère Benda. Notons le titre exact de la plaquette en question : « Comment la littérature est-elle possible? » (Corti, 1943). Maurice Blanchot y déclarait en effet que, dans Les Fleurs de Tarbes, tout est « clair, ingénieux, sans détour » (p. 9), mais aussi : « II y a deux manières de lire Les Fleurs de Tarbes. Si l'on se contente de recevoir le texte, d'en suivre les indications, de se plaire à la première réflexion qu'il apporte, on sera récompensé par la lecture la plus agréable et la plus excitante pour l'esprit ; rien de plus ingénieux ni de plus satisfaisant que les tours et les détours du jugement en face d'une certaine conception littéraire qu'il regarde, fascine et anéantit à la fois ; on sort de ce spectacle ravi et assuré. Malheureusement, après quelques allusions dissimulées par leur évidence, divers incidents de forme et une conclusion mystérieuse donnent peu à peu à penser. Le livre dont on vient de s'approcher, est-ce bien le véritable ouvrage qu'il faut lire ? N'en est-il pas l'apparence ? Ne serait-il là que pour cacher ironiquement un autre essai, plus difficile, plus dangereux, dont on devine les ombres et l'ambition ? Voici qu'il faut reprendre la lecture, mais il serait vain de croire que M. Jean Paulhan livre jamais ses secrets. C'est par le malaise qu'on éprouve, et l'anxiété, qu'on est seulement autorisé à entrer en rapports avec les grands problèmes qu'il étudie et dont il n'accepte de montrer l'absence. »
Benda reprend ce texte et l’allusion à Blanchot  dans La France byzantine . Il y a là un tour étonnant. Benda use, pour accabler Paulhan, d’une exégèse de Blanchot. Peut être n’avait il pas lu directement Les fleurs de Tarbes. C’est son tort. Mais il avait senti, derrière cette approbation de Blanchot, la menace : se faisait jour à travers lui, et donc Paulhan lu par lui, la conception même de la littérature pure  à laquelle il voulait s’opposer , celle qu’il condamnait depuis Belphégor. Mais il y a aussi un sous texte. Pourquoi Benda a—il donné tant importance à cette analyse de Blanchot ? Certes en raison de cette même conception qui s’y fait jour. Mais aussi parce que Benda savait très bien qui était Blanchot. Il n’avait pas pu ne pas au moins entendre parler  du compte rendu de la Jeunesse d’un clerc que Blanchot avait fait quelques années avant, et qui suintait l’antisémitisme. Je l’ai commentée dans ce même blog (4 aout 2014) . Benda n’ignorait pas non plus les positions politiques de Blanchot dans les années 30 ( tout comme je crois qu’il n’ignorait pas ce que Céline avait pu écrire de lui dans Bagatelles et l’école des cadavres). Il avait compris ce qui allait être le retournement à la fois littéraire et politique de Blanchot. Et il anticipait aussi la querelle politique qui allait le séparer de Paulhan au sujet de l’Epuration et du comité national des écrivains, qui allait conduire Paulhan à écrire en 1948 ses deux articles sur « Benda ou le clerc malgré lui » dans Critique (la revue de Bataille et de Blanchot) et Benda son article dans Europe sur « Un fossoyeur de la France : Jean Paulhan ». C’est la divergence à la fois littéraire et politique qui conduisit Paulhan, qui appelait gentiment Benda « L’oncle Benda » dans les années 30, à ne plus voir en lui que le vieillard aigri, et le second à ne plus voir dans le premier qu’un fils indigne.