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mercredi 20 mars 2019

Encore un effort pour bendaïser !



  
Supplément à De l'esprit de faction de Saint-Évremond. Quatre cuivres de Georges Gorvel.



   Plusieurs signes indiquent que Julien Benda n’est plus une référence seulement lointaine et vague, comme quand on invoquait la Trahison des clercs de loin, sans l’avoir lue. Jacques Julliard la cite, un blog prend l’image de l’auteur des dialogues à Byzance  comme photo d’accueil, on cite Benda surl’Europe , ou on commente sa conception des intellectuels en contemplant ceuxd’aujourd’hui quand ils se mettent sur leur trente et un pour rencontrer le Président. 

   Ces coups de chapeau sont utiles et sympathiques. Ils ne prennent cependant qu’une forme très timide et chétive. Les auteurs n’ont la plupart du temps aucune idée de ce que Benda a dit sur les clercs et leur mission, sur la relation entre les valeurs désintéressées et les valeurs sociales, sur le sens d’une nation européenne ou sur le rôle de la vérité dans l’art. L’auteur de l’article du Point sur la réunion entre le président Macron et les intellectuels semble penser que Michel Onfray aurait bien pu incarner la force de résistance dont on aurait aujourd’hui besoin et qu'il ferait un Benda redivivus. Autant appeler un pyromane pour éteindre un incendie  ou un gangster pour tenir les comptes d’une banque. Jacques Julliard comprend bien que la victimologie contemporaine a quelque chose à voir avec l’individualisme contemporain dénonçait Benda, mais il aurait pu relire ce passage de Précision 

... On m'assène alors que les plus grands intellectuels, un Aristote, un Spinoza, un Kant, se sont éminemment occupés de politique. C'est là un pur jeu de mots. Quel rapport y a-t-il entre vivre dans la bataille politique, lutter de tout son être et par tous les moyens pour renverser tel ministère, voire tel régime, et donner pour aliment à sa pensée la matière politique dans le mode purement spéculatif et hors de toute poursuite d'un résultat immédiat ? C'est à peu près comme si on identifiait les champions de boxe aux hommes qui, dans leur cabinet, écrivent sur l'activité musculaire.
Le mot que les intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855, Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme, chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir1. » Et, en effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le suicide même de l'intellectualité.

1. Cité par L. Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 368. 2. Les Nouvelles littéraires, 17 décembre 1932.


"Clercs sauveurs" , in Précision (1930-1937) Gallimard.
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