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jeudi 23 janvier 2014

La blonde qui voulait tout laisser tomber







  Tout le monde connaît ces photos de chiens qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à leur maître. Il est douteux que les photos d’adorateurs des stars hollywodiennes en mal d’identification puissent ainsi être accolés à celles de leurs idoles– je n’ai jamais encore rencontré de double d’Hedy Lamarr ou de Robert Mitchum, bien qu’il me soit arrivé de croiser quelques improbables Veronika Lake et que je connaisse au moins un quasi Frank Sinatra. Mais j’avoue n’avoir jamais rencontré non plus de double de Gloria Grahame. Et pour cause. Gloria Grahame n’est pas,  à la différence de la plupart de ses contemporaines directes comme Rita Hayworth, Ava Gardner, Lana Turner ou Giene Tierney, une beauté magnétique, et peut être n’est-elle pas une beauté non plus. Elle a même quelque chose de laid : un côté girl next door , quelconque, au visage souvent vulgaire, bouffi, des yeux inexpressifs et endormis, et surtout une bouche un peu tordue, qu’elle fit refaire, et qui semble lui donner une moue perpétuelle et  un air bougon. Presque tous les films où elle a tourné sont des séries B, dans lesquels elle ne joue que des seconds rôles, au sein d’une carrière active plutôt courte (1945-55). Cela ne l’empêche pas d’être fascinante, l’une des plus grandes actrices d’Hollywood, d’une beauté décalée qui doit beaucoup à un air languide et pervers qui fut sa marque de fabrique dans la plupart de ses films, renforcé par les frasques de sa vie privée (elle épouse en secondes noces Nicholas Ray, dont elle divorce quand il la découvre au lit avec son fils d’un premier lit âgé de 13 ans, qu’elle épousera plus tard – après un autre mariage entre temps - pour se faire faire deux enfants par lui, et la suite de sa vie et de sa carrière tourne à l’eau de boudin dans les années 60).  

     Gloria Grahame tourne son premier film, Blonde Fever en 1944, où elle joue une serveuse aguicheuse, fait une apparition dans La vie est belle  de Capra en 1947,  joue avec Bogart un rôle remarqué dans In a lonely Place ( Le Violent)  de Ray en 1950, puis enchaîne les petits rôles comme dans  Macao (1952) ou Crossfire , et obtient un Oscar du meilleur second rôle dans The Bad and the Beautiful  de Minnelli ( Les ensorcelés 1952). Son rôle le plus célèbre est celui de  Debby Marsch, l’amie traîtresse de l’infâme gangster Lee Marvin qui la défigure à coup de café brûlant dans The big Heat  (1953) de Fritz Lang (traduit stupidement par Règlements de compte, ce qui manque tout le sel de la scène centrale), juste avant sa prestation fantastique dans le remake langien de La bête humaine de Renoir (1954) où  elle dynamite le rôle de Simone Simon, face à un Glenn Ford comme d’habitude assez poussif. Sa dernière apparition notable est dans le film de Robert Wise Odds against Tomorrow  ( Le coup de l’escalier, 1959) avec Robert Ryan et Harry Belafonte. L’époque du film noir passée, elle ne jouera plus que des petits films ou dans des grosses productions où elle ne fait que des apparitions, jusqu’à sa mort d’un cancer en 1981.
     Pourquoi Gloria Grahame est-elle si fascinante ? D’abord il y a le personnage, monté par Hollywood, et dont elle ne fit rien dans sa vie privée pour le démentir, de la bad girl et de la garce. D’autres, comme Bette Davis, ou Jean Simmons, et, dans la génération précédente, Marlene Dietrich, cultivèrent le style, qui fait partie intégrante de l’esthétique du film noir (entre autres). Elle n’est pas la méchante, au sens de Hitchock ( « The better the villain the better the picture), mais elle est dans tous ses films, celle qui se laisse tenter, l’incontinente, comme dans Human Desire. Elle est une nouvelle Francesca da Rimini. Cela la place, selon la hiérarchie dantesque, dans le cinquième cercle de l’enfer. Mais elle est aussi une tentatrice. Dans la comédie Blonde Fever elle joue un personnage nommé – naturellement – Sally, qui séduit le héros par amour surtout pour son argent, mais qui le perd dans l’affrontement avec l’épouse (Mary Astor) qui prend sa revanche. 

    Dans In a lonely Place  de Nicholas Ray (Le violent), elle est Laurel Gray, une femme libre et moderne – la scène où elle apparaît, les mains dans les poches, dans l’appartement de Dix, est mémorable -  qui se laisse séduire par le scénariste Dix Steele (Humphrey Bogart), mais ne cesse de se demander si le tempérament violent qu’on lui prête et dont elle est témoin ne l’a pas conduit à assassiner une pauvre fille qui était venue lui apporter un livre. Le soupçon monte durant tout le film, jusqu’à ce que le malentendu atteigne son paroxysme, quand Dix se met en colère et étrangle Laurel , laquelle se convainc aisément par là-même de sa culpabilité de l’autre meurtre, et le quitte, puis apprend, mais trop tard, qu’il est innocent. Robert Pippin, dans son commentaire étendu sur ce film, qu’il a repris dans son excellent livre sur le film noir, voit dans ce film , à l’instar de Stanley Cavell, une sorte de dramatisation du problème des « other minds » (ce que l’on appelait jadis en français, le problème de « la connaissance d’autrui ») – Laurel ne parvient pas, ni les autres protagonistes – à savoir si Dix est réellement violent au point de pouvoir avoir commis un meurtre, et elle ne peut s’appuyer que sur des témoignages peu fiables. Les philosophes sont souvent tentés, quand ils commentent les films, de plaquer leurs obsessions philosophiques sur tel aspect du scénario ou de la mise en scène, et l’auteur de ces lignes n’échappe pas à la règle. Mais j’avoue que la prégnance du problème du scepticisme au sujet de l’esprit d’autrui ne m’a pas frappé dans ce film, et que s’il y a une question épistémologique que le film pose, c’est plutôt celle de la fiabilité du témoignage (Laurel semble très influencée par ce que lui raconte sa masseuse et les autres femmes). Le vrai thème du film me semble plutôt dans le drame vécu par Laurel : elle tombe amoureuse d’un homme et le perd juste au moment où elle aurait dû l’innocenter et sceller son amour. Elle dit, découvrant que Dix n’était pas coupable « Cela n’a plus d’importance plus d’importance du tout ». C’est ce malentendu, proche  mais symétrique inverse de celui qui est au centre de l’histoire d’Othello  - à ma connaissance Dana Polan ne fait pas le rapprochement entre Othello et ce film dans le livre qu’elle consacre au film ( Le violent , editions de la transparence 1993) – qui me semble au centre du film. Laurel perd tout ( d’ailleurs elle perd aussi dans la vie réelle Nicholas Ray : elle l’avait déjà quitté quand ils tournent le film).
     Grahame n’incarne pas seulement une bad girl – personnage banal dans les films hollywoodiens depuis Marlene Dietrich et dans les films noirs en général. Elle incarne la looseuse, celle qui rate tout. Dans son film le plus célèbre, The big Heat, elle était la fiancée soumise du gangster joué par Lee Marvin, elle le trahit et il la défigure avec du café bouillant. Elle meurt au moment même où elle aurait pu trouver la rédemption avec le flic joué par Glenn Ford. Dans Human desire, évidemment basé sur La bête humaine, elle compose une Séverine ( ou une « Vicky ») extraordinaire, et sauve le film de la composition placide et terne de Glenn Ford. Le rôle aurait dû, dit-on, être joué par Rita Hayworth, sans doute en remake de Gilda. Mais heureusement on a gagné au change, avec la composition de Grahame, faible, vicieuse, lâche.  


  Dans ses autres films, Gloria Grahame n’apparaît que dans des seconds ou tiers roles, mais néanmoins mémorables, comme The Bad and the Beautiful, qui lui valut un oscar, Macao, ou Crossfire et finalemet, pour la période film noir, Odds against où elle ne fait qu’une apparition courte aux côtés de Robert Ryan. Elle ne fut jamais qu’une outsideuse.
   On a dit d’elle , très justement : She was offbeat, both in her beauty and her acting, and producers never were sure what to do with her.” Et : “She had a terrible way of appearing to be totally absent from anywhere, which is probably the very thing that made her a star in the films; she put a peculiar kind of distance between her and what was happening at the moment. This disengaged quality about her in films is what made her unique. There was a kind of loneliness about Gloria, and in a way, her greatest acting moments were lonely moments.” Cette attitude se sent nettement quand elle reçoit l’oscar du meilleur second rôle pour The Bad and the Beautiful  en 1953, où elle se passe de commenter sa victoire, et on a dit qu’elle était bourrée ce jour-là.

                                                               She and Them


     Gloria Grahame semble avoir très tôt, dès l’époque de son mariage avec Ray, eut le désir de tout laisser tomber. De se laisser tomber, séduire, par qui venait, selon les moments, avec une sorte d’acédie, d’incontinence ou de renoncement, à l’image de sa langueur : elle semble sans cesse hausser les épaules : elle s’en fout. Sa carrière ne fut pas un total échec, mais pas une réussite non plus. Après 1960, elle ne tourne que quelques navets, et quand elle meurt du cancer en 1981, on dit (dans le livre de Vincent Curcio, Suicide blonde, l’un des deux consacrés à elle) qu’elle avait négligé de se soigner.    
   William Hazlitt a très bien vu: "Grace in women has often more effect than beauty. We sometimes see a certain fine self-possession, an habitual voluptuousness of character, which reposes on its own sensations, and derives pleasure from all around it, that is more irresistible than any other attraction. There is an air of languid enjoyment in such persons, ‘in their eyes, in their arms, and their hands, and their face,’ which robs us of ourselves, and draws us by a secret sympathy towards them." (of Matter and Manner)
     Sa figure fait penser aux grands héros du renoncement, de la résignation et de la passivité. Non pas au renoncement stoïcien, ou chrétien, bien qu’il y ait chez elle quelque chose du quiétisme de Madame Guyon. Non pas au vide des actrices d’Hollywood comme Marilyn Monroe ou Jane Mansfield, qui étaient, elles, vraiment vides, mais au vide du détachement, de l’absence du moi, que Frederic Nef a si bien commenté dans son livre La force du vide, Seuil, 2011. Ou encore à ces hommes d’Etats ou rois qui abdiquent ( f. Jacques Le Brun, Le Pouvoir d'abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire, et Alain Boureau, ed Le Deuil du pouvoir : Essais sur l'abdication). Mais comme elle n’avait aucun pouvoir elle n’abdiqua jamais d’autre chose que d’elle-même. Il y a un moment où, quand on est engagé dans une course,  une recherche, une activité avec un but, y compris et surtout un but que l’on s’est soi-même fixé, on n' a qu'une seule envie, c’est de tout laisser tomber. Elle laissa tout tomber, mais continua quand même, comme il se devait.



    

                                          thanks to http://gloria-grahame.tumblr.com/  

PS 2023 Depuis ce billet, est paru Frank Cottrell Boyce Film Stars Don't Die in Liverpool: the tragic life of Hollywood sensation Gloria Grahame , dont on a tiré un film 

samedi 18 janvier 2014

Au seCoursera ! Plaidoyer pour l'alphabétisation des MOOCs


 
                                                   Si Sabra mas el discipulo ?


    La plateforme en ligne  Coursera, qui abrite (entre autres) bon nombre de MOOCs  francophones,  dont ceux de l'ENS Ulm, de l'EPFL, ou de Polytechnique, semble avoir une confiance illimitée dans le logiciel de traduction de Google (ou on ne sait quel autre logiciel de traduction), puisque son texte de présentation, transcrit directement de l'américain et bourré d'anglicismes grossiers et de fautes d'orthographe, est écrit dans un français que les singes dactylographes eux-mêmes hésiteraient à imiter.  Voici seulement quelques échantillons parmi d'autres, mais qu'on en juge (en laissant aux lecteurs le soin, comme exercice, de relever les autres perles, qui seraient dignes du Bac de français si elles n'avaient pas été écrites  - mais en est-on sûr après tout? -   par un robot) :


"Notre but est de rapprocher les gens à l'enseignement de pointe...
Nous croyons que leur objectif le plus importants est celui d'encourager l'apprentissage et la rétention des concepts à long terme....
La mesure dans laquelle l'enseignement en ligne est aussi efficace que l'enseignement classique ou présentiel fait l'objet d'une controverse...
la vidéo s'arrête souvent, et les étudiants sont demandés de répondre à une question simple afin de tester....
Les recherches ont montré que mêmes les questions simples...
En utilisant ce type d'algorithmes, nous nous attendons, en ayant de nombreux étudiants qui évaluent chaque travail, nous serons capables d'atteindre une précision comparable ou supérieure à celle fournie par un seul enseignant....
Beaucoup d'entre nos institutions partenaires prévoient d'utiliser les capacités de notre plateforme..."

Parmi des dizaines d'autres exemples , on trouve des pluriels là où il devrait y avoir des singuliers, des temps verbaux non accordés, etc.
    Autrement dit les promoteurs des MOOCs francophones , issus  "des universités et organisations prestigieuses dans le monde", n'ont même pas pris le soin de faire relire leur texte de présentation par un locuteur "présentiel" - disons humain - de la langue cible (je n'ai pas vérifié avec les autres langues , mais je serais prêt à parier que les textes espagnols, italiens, allemands ou autres sont truffés de tels barbarismes). Pire les institutions "prestigieuses" en question, ENS, Grandes Ecoles , qui ont remis leurs cours en ligne entre les mains de Coursera sont si peu regardantes  ou si pressées qu'elles n'ont même pas vérifié si la présentation en français correspondait même vaguement à l'orthographe et à la grammaire de cette langue. Et pire encore, personne, parmi les millions ( 17 000 000, venus de 190 pays selon le site) de soi-disant étudiants virtuels de ces cours, n'a jugé bon de signaler aux concepteurs que leurs textes étaient truffés de fautes d'orthographe. Ce qui laisse entendre, ou qu'ils n'ont pas lu la présentation, ou qu'ils ne sont pas allés sur le site de coursera, ou plus simplement encore que les cliqueurs francophones sont une minorité, au sein de laquelle une minorité encore connaît l'orthographe et la grammaire galliques.

        Si ces MOOCs francophones sont supposés représenter la production française et marquer son autonomie par rapport au tout-anglais de ces plateformes, c'est un peu raté. 

        Faut-il alors leur conseiller de mettre en ligne un MOOC d'alphabétisation "orthographe et grammaire du français"  faisant office de patch ou de rustine? Vite un robot pour corriger les logiciels de traduction !   Mais qui alors corrigera les erreurs de ce robot ? Pourquoi pas tout simplement un bon vieil instituteur en présentiel, issu des Ecoles normales inférieures? 



                                             Ecole normale d'instituteurs de Quimper, la bibliothèque

                                                  Ecole normale d'instituteurs de Quimper


vendredi 17 janvier 2014

SCANDALE PLANETAIRE !


                            La Vérité surprise avec la Justice à l'insu de la Raison, atterrée, par Batoni


LA VERITE TROMPE LA RAISON
 AVEC LA JUSTICE !



     Les sources  le plus sûres ( pittorazzi) l'indiquent: la Vérité a été vue avec la Justice dans les appartements de cette dernière. La Raison, se découvrant trompée, s'est écroulée et a été  placée aux hospices tout à l'heure. Comment une telle faille dans la surveillance de la Vérité, pourtant serrée de si près, a-t-elle été possible?

dimanche 12 janvier 2014

En avant la musique !






     Benda dit quelque part que nombre des productions philosophiques de ses contemporains lui font penser à l’injonction de maîtres de cérémonie : « En avant la musique !». Il suggère que c'est de la mauvaise musique. Mais de la bonne musique peut, à mon sens, être ironique.
 
    On dit que la symphonie 22 en mi bémol majeur  de Haydn (1764) intitulée « Der Philosoph » ( préférez l'interprétation de Simon Rattle), n’avait pas ce nom à l’origine, qui n’apparaît que sur une partition italienne ultérieure de 1790, et qu’elle l’a reçu parce que son rythme  lent et équilibré rappelle la disputatio scolastique traditionnelle, où la question était suivie de l’argument et du contre-argument. Chaque époque a sa notion de la philosophie, et la question de savoir ce qu’exprime la musique reste aussi mystérieuse que jamais. Dans un récent article de La Quinzaine littéraire, 1096, 1-15 janv 2014, p. 29, Thierry Laisney, fin musicologue-philosophe, discute « la théorie du Saint Bernard », selon laquelle de même que le Saint Bernard  a un visage qui exprime la tristesse, on essaie de lire dans la musique ce qui ressemble aux sentiments humains. C’est déjà assez difficile avec la tristesse ou la joie, mais avec les arguments et les idées ? Jadis Panofsky rapprocha architecture gothique et philosophie scolastique, et on peut comprendre la ressemblance, mais quel rapport entre la symphonie 22 et l’argument philosophique ? Même à supposer qu’il ait donné ce nom à sa symphonie, que pouvait savoir de la philosophie le compositeur viennois ? Quoi qu’il en soit, pour un auditeur français du vingtième siècle, cette symphonie ne peut qu’évoquer la philosophie. Le Saint Bernard est le philosophe français tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il n’est pas triste, mais fat. 

     Le premier mouvement, adagio, est lent et solennel, d’un ton  pompeux, que certains auditeurs trouvent pensif, mais que je trouve plutôt ronflant et à la limite du ridicule, surtout chez les cors anglais – on dit que c’est la seule symphonie de Haydn qui les utilise – alternant avec les cors français (à l’époque le Continent et les Isles se répondaient). 



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S’il évoque un philosophe de l’époque de Haydn, ce mouvement fait plutôt  penser au vaniteux Pangloss de Candide, que Haydn  ne pouvait pas connaître, même si le palais Esterhazy où Haydn était vice maître de chapelle  fait penser au château du Baron de Thunder-ten-tronckh (et fait, de nos jours, irrésistiblement penser à ces philosophes français au ton boursoufflé et sentencieux  qui prétendent dériver la métaphysique des mathématiques ou de la logique, et tirer d’ontologies grandioses  et obscures mais parfaitement fantaisistes des théories entières de l’histoire et de la politique. Chacun de de leurs traités est une succession d’assertions supposées les porter comme le Saint Sacrement. Ces philosophes sont de l’espèce dogmatique : ils ne connaissent ni le doute ni l’argument, et ignorent la critique. C’est le mouvement du philosophe content de soi. 






     Le second mouvement, presto,  contraste fortement avec le premier. Il est rapide, pétillant, enjoué, dramatique, donnant l’impression que le philosophe a quitté le ton bonhomme des sentences profondes pour faire jaillir des saillies, des bons mots et des sophismes. Derrière la vivacité et le brio, il y a le désir du nouveau, du  dynamique et du « vivant », et le style hit and run des philosophes qui écrivent vite et beaucoup dans un beau style. De même que la musique vole d’un thème à l’autre, ils volent de concept en concept, en « inventant » un à toutes les lignes, alors qu’ils ne font que du recyclage métaphorique. Le ton guilleret évoque ces penseurs qui nous (mais surtout à un public de troisième âge) promettent, à raison d’un livre par saison – en fait toujours le même – le bonheur néo-matérialiste, la joie spinoziste à deux sous, les fulgurances nietzschéennes ou encore qui nous expliquent qu’en courant ou en faisant de la gymnastique on atteint l’équivalent des exercices spirituels dont Hadot et Foucault nous ont dit qu’ils faisaient le tout de la philosophie antique. L’important est de penser, prestissimo, de manière intransitive, et non pas de penser quelque chose, ce qui fatiguerait le lecteur.   



   Le troisième mouvement, menuet et trio, prend l’allure d’un bal et la musique devient gracieuse et élégante, bien cadencée.  Mais le style convenu, celui de la valse de cour, transparaît. Il y a quelque chose d’artificiel et d’emprunté dans ce passage. De même nos philosophes français d’aujourd’hui. Ils sont des esprits faux  et tout chez eux transpire le toc: leur travail ne repose sur aucune érudition véritable, ils s’inventent des traditions et pratiquent le pseudo raisonnement et la pseudo discussion. Haydn n’a pas connu le kitsch viennois, mais il y avait déjà, à la cour de Vienne, cette culture brillante et clinquante qui fut la marque de Vienne. Pseudo citations, pseudo discussions, pseudo-raisonnements, brillants et charmants , mais vides et sans âme. Haydn semble ici faire écho à Alceste : 

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant, que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations (Mis, I, 1) 

   Le quatrième mouvement, presto de nouveau rapide et léger, est le plus intéressant. Il va très vite, mais en alternant des tempi plus lents.  Réalisant sa légèreté, le philosophe est pris d’une sorte de panique. Son sang s’agite, la sueur commence à perler sur son front ; il se demande : « Vais-je imprimer ma marque sur l’Eternité de la Pensée ? » et l’angoisse le prend de ne pas y parvenir. Ce qui lui reste, c’est à donner le change, faire semblant. Il s’emballe et s’occupe de son autopromotion, de son battage médiatique, et on le voit partout, sur tous les écrans, sur toutes les revues, proclamant sans cesse son originalité de peur que la postérité ironiquement ne l’en prive.

   Le ton de la symphonie est philosophique encore en cela que Haydn, pourtant si mesuré,  semble y  suggérer une forme d’exagération musicale , que je lis pour ma part comme un écho ironique de la surenchère permanente du philosophe ( beaucoup de passages chez Haydn sont ironiques, comme dans la Symphonie 94 des surprises, le fameux second mouvement).  Car à mon sens, Haydn ne prend pas du tout au sérieux ce philosophe que sa symphonie dépeint. Il le moque. Et les traits qu'il moque n'ont pas disparu trois siècles plus tard.  Vincent Descombes, dans son recueil d’entretiens avec Philippe de Lara, Exercices d’humanité, a un mot très juste sur la pensée française des années 60 et 70, dont les auteurs d’aujourd’hui restent les dignes héritiers : il dit que tout, dans leurs idées et leur style, manifeste la pratique de la surenchère, une sorte d’induction hyperbolique (que  sans doute Nietzsche, puis Heidegger, ont été les premiers à pratiquer). On découvre que le sens dépend de l’interprétation, et on en conclut que tout est interprétation et que toute signification est indéterminée parce qu’infinie. On s’avise de ce que le progrès intellectuel est relatif à des cadres conceptuels plus ou moins durables, on en conclut que tout est relatif à des schèmes ou des épistémai. On découvre que le savoir est pouvoir, et on en conclut que tout savoir est pouvoir, on trouve que la raison a des liens avec la technique, on en conclut que toute technique est produit de la raison et qu’elle est responsable de tous les maux, etc. C’est ce ton boursoufflé, bombastique, pompeux, dont nous avons hérité et qui domine encore la production philosophique contemporaine.  Dans la symphonie 22 du maître viennois, on a l'incarnation même de ce mouvement du philosophe, qui passe en sautillant du pas placide des banalités à la pétulance ridicule et pompeuse.

Benda disait “La surenchère est inscrite d’office dans une littérature mineure” (Les Cahiers d’un clerc, Paris , 1949, p. 218. C'est vrai aussi de la philosophie.