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jeudi 21 août 2014

Bécassine et la cinquième colonne








   En août 14, peu après la mobilisation générale, Bécassine est à Paris, Boulevard de Courcelles, où Madame de Grand Air s’est transportée pour avoir plus aisément des nouvelles de son fils mobilisé au front. Bécassine fait connaissance de la Ville Lumière, et un jour, promenant Loulotte au Parc Monceau, elle entend une conversation entre des gens de maison attroupés. Il n’y est question que de la cinquième colonne, qui mine l’arrière pendant que nos pioupious combattent au front. Comme la scène a lieu près de la Colonnade du parc, qui comporte une vingtaine de colonnes, Bécassine se demande bien ce que la cinquième peut avoir de spécial. 


                                                        Parc Monceau, la Colonnade

« Moi, j’ai beau regarder cette colonne, je lui vois rien de dangereux ! » Un élégant promeneur, du nom de Chartier, qui passait par là, professeur de philosophie au Lycée Carnot, surprenant sa remarque, lui suggère ironiquement : « Eh bien ! Comptez donc, Mademoiselle, les colonnes de votre Panthéon mental !» Cette interjection sibylline achève de mettre Bécassine dans la confusion. Les employés de maison et dames de compagnie réunis autour d’elle rient de bon cœur. « Mais non, Bécassine, la Cinquième colonne n’est pas celle du Parc Monceau. C’est le nom que l’on donne aux espions boches qui infestent la capitale pour renseigner Guillaume sur les mouvements des troupes et nos armes ! Il y en a partout, et leurs oreilles ennemies nous écoutent. » Cette information ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde. Pendant plusieurs jours, chaque fois que Bécassine est dans la rue, elle scrute les visages des passants, guettant l’espion boche. Un matin, devant la Boulangerie de Monceau, elle avise un petit moustachu aux yeux chafouins et aux joues roses, habillé d’un pantalon de golf et d’une petite veste étriquée, couvert d’un petit chapeau mou en feutre vert un peu pointu, qu’elle voit en grande conversation avec un élégant quidam en guêtres et gants blancs. Le petit moustachu parle avec un fort accent qui semble à Bécassine alsacien, et son propos est émaillé de mots qu’elle ne comprend pas : Krieg !  Kampf ! Streit ! Auseinandersetzung ! entend-elle. Intriguée, elle s’approche. Le moustachu déclare : 

 « La Krieg, Monzieur, ne goncerne  « peut-être pas zeulement le fait de gombattre en dant que gomportement humain, mais comme ze qui goncerne tout édant. Et le gombat n'est peut-être pas non plus un zimple vhénomène gongomitant (gonsidéré zertes en zon entier mais brécisément zeulement en ze qu'il aggompagne ze qui ze produit), mais zezi : ze qui détermine l'étant en zon entier, le détermine d'une fazon zbézifique. »

 - Bon sang, dit-Bécassine, j’y pige rien, mais c‘est louche ! Elle suit discrètement sur le Boulevard de Malesherbes les deux individus qui continuent de deviser. Elle tend l’oreille et le moustachu pérore de plus belle : 
 
« L'ezenze du Sein est gombat ; de fictoires en dévaites, il en va de tout être à travers une dézision. On n'est pas simplement Gott ou même homme, mais avec l'être une dézizion au gombat a été prise, laguelle a ze faizant placé le gombat au zein même du Sein ; on n'est pas ezclave parce gue quelque chose de tel existe parmi beaucoup d'autres, mais parce zet être dizimule en soi une défaite, un refus, une insuffisanz, une lâgeté, beut-être même la folonté de s'amoindrir et de se rabaizer. Dit plus glairement : le gombat nous blace dans l'être et nous y maintient ; il gonstitue l'essence de l'être, notamment de telle zorte qu'à tout étant il entremêle un garactère de dézizion, tout le tranchant figse de l'aldernative ; ou bien lui ou bien moi ; ou bien s'y maintenir ou bien tomber. »


   Bécassine cette fois voit le petit chapeau pointu plus distinctement. Il n’y a pas de doute : en dessous se cache un casque à pointe. « Un espion boche ! » s’écrie-t-elle, terrorisée. « On n’est pas simplement Gott ! » Il veut dire qu’on n’est pas simplement Goth ! Donc c’est un boche ». Elle court à toute vitesse vers le Parc par l’Allée de la comtesse de Ségur, rejoint les domestiques encore assemblés, et hors d’haleine leur crie : « Il y a un Boche sur le Boulevard de Malesherbes ! Un espion de la cinquième colonne ! » On la calme et la questionne. Comment sait-elle que c’est un boche ? « Il donne à l’autre ses instructions en boche, et ne parle que de combats, de décisions, de batailles ! » La petite troupe revient sur le Boulevard, on appelle un gendarme à la rescousse et on appréhende le suspect moustachu. Un attroupement se fait, mené par notre héroïne. « Vos papiers ! » demande le représentant de l’autorité. Le petit homme obtempère. Il se nomme Martin Hedigger, citoyen de Fribourg, en Sarine, et détient un passeport suisse tout à fait en ordre.C'est un privatdozent à l'Université de Fribourg, qui vient de publier un livre sur Duns Scot, un écossais. Les Ecossais sont nos alliés. On l’emmène quand même au poste. Son compagnon, qui n’était autre que le professeur de philosophie Chartier du Lycée Carnot, s’interpose et proteste de la bonne foi du quidam, qui n’est autre qu’un collègue helvète en visite, discutant de la différence entre l’être et l’étant et de l’advenir à l’être de la vérité comme liberté, lequel n'a pas d'impact sur le moral des troupes. Les gendarmes s’excusent : « Pardon, Monsieur, vous comprenez, les esprits sont un peu échauffés en ce moment ». Et le petit moustachu file, sans trop s’attarder, avec son compagnon en colère.



    Bécassine revient penaude à l’hôtel particulier des de Grand Air et explique sa mésaventure à Madame. « Pourtant, Madame, Zidore y m’avait bien dit : « C’te sale vermine d’espions boches, çà s’faufile partout. Y en a p’tèt ben ici même ! » Madame de Grand Air la corrige. « Ah ! Bécassine, vous êtes trop méfiante. Mais je comprends votre trouble, vous avez eu affaire à un philosophe ! » - Ma doué ! dit Bécassine, si j’avais su ! » Mais pourquoi parlait-il la langue boche !  C’était pas du français ! » Madame de Grand Air rassure Bécassine : « C’est que, voyez-vous Bécassine, les Français aiment beaucoup la philosophie germanique, particulièrement celle de Souabe, même s’ils combattent les boches. Ne confondez pas les troupiers avec les représentants de l’Esprit d’Outre Rhin. Et puis ce n’était pas un Allemand, mais un Suisse. Ses propos, d’ailleurs, tels que vous me les rapportez, me semblent bien pacifiques et inoffensifs, à l’instar de ceux de l’aimable Chartier, qui est le professeur de Loulotte à Carnot : qui nierait qu'il faille combattre dans la vie? Moi-même je dois souvent combattre pour bien tenir ma maison.» - « Mais cette histoire d’étang, répond Bécassine, à côté du bassin du Parc Monceau, cela sentait le complot, la bombe ! L’autre type ressemblait à ceux de la bande à Bonnot ! » - « Je conviens, Bécassine, que nos philosophes aient quelquefois des airs de bandits, mais cela ne peut arriver aux penseurs allemands, qui sont la distinction même. » 



        A quelque temps de là, en 1917, Bécassine se rend en Angleterre[1]. De nouveau, elle y entend parler de la Cinquième Colonne. « Cette fois, j’aurai l’œil ! » Les officiers français qu’elle a rencontrés chez les Alliés lui ont dit que les espions se reconnaissaient aisément à leur caractère louche et par leur discours très analytique. Bécassine s’interroge : « Analytiques ? kéksékçà ? » Le Capitaine de Marmontel, qui dirige le Bureau français à Londres, lui explique que ce sont les gens qui entendent tout analyser, pour troubler leurs interlocuteurs et qui négligent l’esprit de synthèse, qui permet de relier les choses entre elles, ceci à dessein, en vue de troubler les esprits et de passer leur propagande boche jusqu’Outre-Manche. Cette manie, lui dit-on, est particulièrement répandue chez les pacifistes, qui sont des alliés de boches et entendent démobiliser l’arrière. Bécassine accompagne Madame de Grand Air et Loulotte chez les d’Angerville, des amis français réfugiés à Londres, car craignant que la guerre ne s’étende jusque dans leurs terres normandes. Au moment du thé paraît un homme frêle et maigre, au long nez fouineur, fort distingué au demeurant, du nom de Russell, dont le propos compliqué attire la suspicion de Bécassine. Il parle d’analyse, dans un français parfait malgré l’accent: « On doit décompowser, dit-il, les complex into simples, jusqu’à trowver les entités ultimes.  Le Tout ne doit pas préçaïder les parties. Les faits atowmics sont à la baze maïme de l’être. » - « Encore l’être ! » se dit Bécassine. Mais cela sent l’espion analytique ! Je dois pourtant me méfier de mes impulsions. Cet homme est un gentleman, il est reçu chez des Français, et c’est un allié, même s'il n'est pas écossais. Mais il dit du mal de l’Entente Cordiale, et conspue les belligérants de tout bord. » Bécassine s’en ouvre à Madame de Grand Air. – « Vous avez bien raison, Bécassine, de vous méfier de ces Analytiques. Ils sentent le puritanisme anglais, voire le presbytérianisme écossais, à plein nez.» Un officier français, le capitaine Charles de Ségonzac, en poste à Londres, confirme le propos de Madame de Grand Air. – « Méfiez-vous, Madame, des analytiques. Ce sont pour nous des ennemis pires que les Boches. Ils prônent la libre entreprise et l’esprit libéral, si peu conforme à nos traditions, et détestent notre pensée cartésienne. Ce qu’ils appellent analyse n’a rien à voir avec notre examen des idées claires et distinctes, ce ne sont que des finasseries scolastiques. Ils manquent de profondeur germanique comme de raison française, qui sont les deux mamelles de notre tradition. Ils veulent, sous couvert d’Alliance, miner nos efforts de guerre. Ils se prétendent libres penseurs mais veulent ruiner, avec les principes puritains, le catholicisme, voire même notre République. D’ailleurs n’ont-ils pas brûlé Jeanne d’Arc au nom de leurs principes analytiques ? Rappelez-vous Cauchon, le premier analytique félon ami d’Albion, et ses analyses perfides, qui menèrent la Sainte au Bûcher. ». Le lendemain, quand le jeune Russell se présenta au domicile londonien des de Grand Air, Bécassine sauta sur lui, et n’eut pas de mal, malgré ses glapissements cambridgiens (qui sont bien plus aigus que ceux d’Oxford), à le circonvenir, le foulant aux pieds comme elle l’avait vu faire pour les lions du cirque. "Cochon d'analytique! " s'exclama-t-elle fièrement. On accourut. Il se débattit, et fit appeler ses amis du Foreign Office. Pour éviter l’incident diplomatique, on oublia. Mais quelques jours plus tard, les de Grand air apprirent que le charmant jeune homme avait été renvoyé du Trinity College où il était fellow, et emprisonné à Brixton pour pacifisme et socialisme.



 – « C’est justice, prononça Madame de Grand Air, car ce jeune homme ne me revenait pas. »

 - « Moi non plus, déclara Bécassine. Mais je ne comprends pas pourquoi on déteste l’Analytique alors qu’il est notre allié et pourquoi on prise le Boche alors qu’il est notre ennemi. »





    


   


[1] Ainsi que narré dans Bécassine chez les alliés, Gauthier-Languereau, 1917

mercredi 13 août 2014

Copie



                                                     Maurice Ronet, Bartleby, 1976


                                        Quem recitas meus est, o Fidentine, libellus :
                                        Sed male cum recitas, incipit esse tuus.

                                                                                                      Martial 


   J’ai besoin de citer Taine, Essai sur Tite Live, Hachette 1860. Je vais sur un site web, qui me donne immédiatement ce que je veux. Je copy et paste ce passage fameux de la préface où le natif de Vouziers écrit:

       « L'homme, dit Spinoza, n'est pas dans la nature « comme un empire dans un empire, » mais comme une partie dans un tout; et les mouvements de l'automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. Spinoza a-t-il raison? Peut-on employer dans la critique des méthodes exactes ? Un talent sera-t-il exprimé par une formule? Les facultés d'un homme, comme les organes d'une plante, dépendent-elles les unes des autres? Sont-elles mesurées et produites par une loi unique ? Cette loi donnée, peut-on prévoir leur énergie et calculer d'avance leurs bons et leurs mauvais effets? Peut-on les reconstruire, comme les naturalistes reconstruisent un animal fossile? Y a-t-il en nous une faculté maîtresse dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus? J'essaye de répondre oui, et par un exemple. »

    Certes j’aurais pu recopier ceci moi-même, de ma belle main, dans un cahier, puis reverser le texte dans un autre - dissertation, article ou livre- comme je le faisais jadis quand j’allais dans des bibliothèques. Mais je devais alors, outre me rendre dans celle qui était susceptible d’avoir le volume (et qu’il ne soit pas perdu, volé ou pillé), attendre au moins une heure qu’un magasinier veuille bien aller quérir le volume, après sa sieste ou son goûter, dans un rayonnage improbable. L’engorgement actuel des bibliothèques germanopratines aidant, dû essentiellement au fait – déjà connu de ma génération mais qui a pris des tours aussi catastrophiques que celui des aéroports les jours de départ en vacances – que les étudiants n’ont pas - qu'il s'agisse de ceux qui se pressent dans la vieille Sorbonne, ou dans les classes prépa locales (HIV, Louis le Grand, Sainte Barbe, etc.) - de lieux où travailler décemment, qu'il il faut attendre près de deux heures dans une queue sous la pluie pour entrer à la Ginette ou à la Bibliothèque de la Sorbonne, mieux vaudra que je me mette devant mon écran.
     La faculté de copier mécaniquement ne nous rend-elle pas plus intelligents, en nous libérant d’autres tâches, puisque nous n’avons plus besoin de toutes ces étapes intermédiaires (aller la bibliothèque, attendre le livre, faire la copie 1, puis la copie 2 ou 3 ), pour penser à autre chose ( par exemple que serait un naturalisme tainien aujourd’hui ? Le Sartre de l'Idiot de la famille n'est -il pas à sa manière un Taine ? Bourdieu aussi?) Elle permet aussi, via les recoupements que font les logiciels, de confronter la phrase de Taine de 1860 avec d’autres de ses textes, par exemple l’essai sur les fables de la Fontaine avec la fameuse métaphore du ver à soie, ou la préface de l’Histoire de la littérature anglaise. Je l’intégrerai peut être dans un logiciel de composition de notes de pages ou de bibliographies.
     Alors nos progrès techniques ne nous rendent-ils pas plus intelligents ? Pas sûr. D’abord, je vais sans doute oublier cette phrase de Taine. La copier me donnait jadis une occasion de m’en souvenir. Aujourd’hui, elle est quelque part sur mon ordinateur, « externalisée » par rapport à ma mémoire, et je peux espérer la retrouver dans mes fichiers, si je les classe bien, ou avec la fonction « search » de mon ordinateur. Certes mon fichier peut se perdre (comme mon cahier jadis). Mais l’externalisation aura lieu ailleurs. Car à la vitesse où les choses vont, mon article sur Taine sera publié sur un site web, mon blog, une plateforme. Si je le donne dans un cours, et que celui-ci est podcasté, voire mouqué, il sera accessible partout. Même si je ne fais rien de cela, et publie un livre à l’ancienne manière, celui-ci sera googlé, et on le retrouvera. Il sera en français. Mais google encore pourra le traduire pour des Persans ou des Ouïghours. Tout le monde y aura accès, et surtout pourra faire lui aussi un cut and paste . Certains mettront la référence à mon article, s’il est sur une publication officielle, d’autres non (s’il est sur un blog tout ce qui pouvait encore demeurer de vergogne citationnelle disparaîtra). La citation se transmettra finalement sans mes réflexions, sans mon nom. Le peu d’originalité que j’aurais pu avoir en citant cette phrase de Taine – c’est après tout moi qui ai eu l’idée d’aller la chercher là et la mets en avant [1]sera perdu dès qu’un de ces chaînons aura oublié mon statut initial de copiste. Peut-être qu’un site web de synthèse, comme il y en a de plus en plus, proposera cette citation à des candidats au bac, à des étudiants ou à des auteurs qui la recopieront. Quand je m’aviserai moi-même de la citer ailleurs, on me regardera comme un cuistre, qui se vante d’un savoir devenu banal. Peut-être même m'accusera-t-on de plagier. Mais peut-il y avoir encore du plagiat quand tout le monde plagie ( voir l'argumentaire d'Alain Minc que je cite ailleurs ici)? Etiemble disait que la plupart des gens, au lieu de commencer une phrase en disant "je pense que" devraient dire "je répète que". On a toujours copié, mais on condamnait jadis cette pratique. Corrélativement, dans les milieux universitaires il était considéré comme normal, outre de citer ses sources - l'essence même du travail universitaire est dans cette pratique- de permettre à ceux dont on jugeait la contribution originale d'être mieux connus, par exemple en favorisant la publication de leurs travaux. Mais comme le fait remarquer Jean-François Revel ( Le voleur dans la maison vide, Plon 1997,p.245), à partir d'un certain moment ( Revel le date dans les années 1970), "cette honnêteté devint aussi inconcevable que, pour un cafetier, de donner aux clients l'adresse du bistrot d'en face". La concurrence intellectuelle est tout simplement devenue la même que celle des bistrotiers ou épiciers entre eux. Revel commente : "Peut-être cette inversion des règles immémoriales de la civilisation vient-elle de l'anxiété fébrile répandue dans le troupeau littéraire par l'irruption des médias. Quand on ne sent plus sa propre réalité que dans la mesure où les médias la mentionnent, l'oeuvre perd son autonomie au bénéfice exclusif de l'écho qu'elle suscite". Revel compare encore la montée en puissance du plagiat, qui finit par devenir la loi même de la vie intellectuelle, avec "les chapardages du paysan d'antan qui tâchait toujours de carotter quelques pouces du champ du voisin en comptant que ce larcin passerait inaperçu dans le village, même si la victime gueulait un peu." Sauf que nous sommes tous devenus ces paysans, même dans la Haute Intelligence.

     Autrefois à l’école l’instituteur s’écriait avant de donner un devoir sur table et voyant déjà les élèves se disposer sur leurs bancs: « On ne copie pas ! ». Mais il est probable qu’aujourd’hui le cri qui ne manquait pas de fuser au bout de cinq minutes  - « M’sieur ! il copie ! » - ne sera même plus entendu, tant copier est devenu l’essence même du travail. Ne remettait-on pas au professeur sa copie, pour qu'il corrige son paquet de copies? Chercher quelque chose à copier est devenu la recherche même.
    
     Copier est bête (Bouvard et Pécuchet sont copistes, et une fois leurs aventures noétiques terminées, il reviennent à leur ancien métier), et confine à la folie (Bartleby, admirable adaptation de Maurice Ronet,  dont tous les acteurs, tous éternels seconds rôles du cinéma, se trouvent transcendés dans cette histoire: Ronet n'a pas pu ne pas faire là le clin d'oeil désabusé que son propre regard contenait). On a fait cela pendant des siècles. Que faisaient d’autre, par leurs moyens propres, les arts de la mémoire ? Pour tous ceux qui me soupçonneraient de reproduire le geste  Teutho-platonicien, je mettrais les points sur les iotas: c’est aussi le sort qui nous attend.




[1]  Parmi les commentateurs récents , seule Pascale Seys la cite entièrement en lui donnant sa place . Jean Thomas Nordmann et Nathalie Richard la citent à peine.  

samedi 9 août 2014

PASTICCIO PARA LA MASAS





  La révolte des masses on line: Ortega y Gasset tournant un MOOC (Madrid 1931)
  

Dans le New York Review of Books du 14 Aout 2014, on trouve un excellent compte rendu (par David Bromwich d'un film sorti aux US, Ivory Tower, sur le "mess high tech de l'enseignement supérieur". On y lit notamment :

" At the utopian edge of the technocratic faith, a rising digital remedy for higher education goes by the acronym MOOCs (massive open online courses). The MOOC movement is represented in Ivory Tower by the Silicon Valley outfit Udacity. “Does it really make sense,” asks a Udacity adept, “to have five hundred professors in five hundred different universities each teach students in a similar way?” What you really want, he thinks, is the academic equivalent of a “rock star” to project knowledge onto the screens and into the brains of students without the impediment of fellow students or a teacher’s intrusive presence in the room. “Maybe,” he adds, “that rock star could do a little bit better job” than the nameless small-time academics whose fame and luster the video lecturer will rightly displace.
That the academic star will do a better job of teaching than the local pedagogue who exactly resembles 499 others of his kind—this, in itself, is an interesting assumption at Udacity and a revealing one. Why suppose that five hundred teachers of, say, the English novel from Defoe to Joyce will all tend to teach the materials in the same way, while the MOOC lecturer will stand out because he teaches the most advanced version of the same way? Here, as in other aspects of the movement, under all the talk of variety there lurks a passion for uniformity.

[....]

A MOOC lecturer may interact with a small cross-section of students, but in the nature of the artifice, where class enrollments may soar upward of 100,000, this will never be more than a specimen group. A conventional delivery system for “the personal touch” in the MOOC format is the so-called “flipped classroom.” Here a teaching assistant circulates in a roomful of students who have watched the assigned video, and helps them to sort out questions about details. The assistant—as Ivory Tower suggests with a single understated caption—will often turn out to be somebody who was once a professor but whom economies facilitated by MOOCs have demoted to the status of section leader. At the heart of the MOOC model is the idea that education is a mediated but unsocial activity. This is as strange as the idea—shared by ecstatic communities of faith—that the discovery of truth is a social but unmediated activity.


Nous sommes quelques uns à avoir dit cela aussi.

Cela peut peut-être inciter à (re)lire un vieux classique oublié, le livre de Georges Gusdorf, Pourquoi des professeurs, Payot, 1963: "Enseigner, disait le vieux Gusdorf, ce n'est pas parler en l'air, c'est parler à quelqu'un , c'est parler pour quelqu'un, ce qui suppose la réciprocité des perspectives". Le MOOC suppose que , comme cette réciprocité ne peut évidemment pas se faire entre l'enseignant ou les enseignants qui apparaissent dans le MOOC et les milliers d'étudiants virtuels qu'il est supposé drainer, elle se fera par un dialogue entre les utilisateurs, qui entreront en communication entre eux. Ils feront par eux mêmes la réciprocité des perspectives...Le modèle c'est celui de l'autodidacte, qui est à lui même son propre professeur. Mais Gusdorf cite ici Leonard de Vinci: "Triste e quel discepolo che non avanza il suo maestro".

      Mais imaginons un instant - qui est peut être déjà arrivé - que l'enseignement passe entièrement sur internet via les MOOCs. De tristes épisodes comme celui-ci ne se produiront plus.  Et tout le monde sera bien tranquille.

lundi 4 août 2014

Blanchot et Benda





 
    

    On ne cesse de découvrir le passé de Maurice Blanchot, jadis décrit comme celui d’un « non conformiste »[1], mais dont il est approprié de dire qu’il fut celui d’un militant d’extrême droite, proche de l’Action française. Dans un article récent, Régis Lanno a décrit les contributions de Blanchot à cette époque à diverses revues d’extrême droite, notamment à  L’insurgé:      

« Entre 1931 et 1938, Blanchot apportera sa collaboration à diverses publications, à des niveaux de responsabilité différents, parfois en tant que rédacteur en chef, plus souvent en tant que simple journaliste. Il participera ainsi aux Cahiers Mensuels, à la Revue universelle, à la Revue française, à Réaction, à La Revue du Siècle, au Journal des Débats, au Rempart, Aux écoutes, à La Revue du vingtième siècle, à Combat, et enfin, à L’Insurgé. Si Blanchot fréquente alors assidûment les milieux d’extrême droite, son engagement, ses idées ne sont pas ceux d’un Drieu ou d’un Brasillach. On s’accorde ainsi généralement sur la date de 1938 pour situer les dernières publications politiques de Blanchot dans la presse d’extrême droite. Cependant, Mike Holland met en évidence que sa collaboration avec des journaux d’extrême droite ne s’arrête que bien plus tard, en juillet 1940. S’il est vrai qu’il ne « signe » plus d’article politique depuis 1937, il remplace en revanche Paul Lévy à la direction du journal Aux écoutes (alors replié à Clermont-Ferrand) du 15 juin au 27 juillet 1940. »[2]


       Je ne sais pas si les engagements de Blanchot, s’il faut entendre par là les engagements politiques, les affiliations à des partis ou des groupes d’extrême droite, et ses idées, ne « sont pas les mêmes que ceux de Drieu et de Brasillach ». Mais si l’on en juge par la manière dont il décline les thèmes antisémites qui forment, avec l’idée d’un déclin moral de l’occident et de la nécessité d’un sursaut révolutionnaire de type nationaliste[3], l’un des leitmotive de ses textes d’avant-guerre, les textes de Blanchot ne diffèrent pas beaucoup, dans leur ton et leur contenu, de ceux que l’on trouvait à la même époque chez Drieu et Brasillach, et chez la plupart des chroniqueurs de la droite. Caractéristique à cet égard est l’unique texte de Blanchot – à ma connaissance – consacré à Julien Benda, un compte rendu de La jeunesse d’un clerc  en 1937 dans l’Insurgé , que cite David Uhrig dans un article récent [4]


« M. Benda éprouve un plaisir profond, inépuisable à dépeindre les Juifs comme seuls les antisémites les plus intransigeants peuvent les imaginer. Visiblement M. Benda serait content de provoquer quelques pogroms dont, bien entendu, il serait exclu. Il n’est pas même sûr que dans la pensée qu’il a de se rendre odieux il ne poursuive pas le dessein d’attirer des ennuis à tout Israël et d’augmenter la violence des haines dont sa race pourrait pâtir. Ce sont là des songes voluptueux dans lesquels il trouve l’occasion d’oublier sa faiblesse de penser et son impuissance à créer. […] La preuve, c’est que ce malheureux, après tant d’efforts pour paraître inhumain, desséché, « dégénéré », comme il dit lui-même, brûle ensuite de s’accorder quelques avantages plus sensibles. » [5]


    Voici le commentaire que donne David Uhrig de ce texte : 

C’est un abîme de violence dont il connaît bien l’extrême proximité qui terrifie Blanchot ; l’irresponsabilité de Benda, par un surprenant effet de miroir, renvoie Blanchot à ses propres inconséquences et marche comme une provocation au sens le plus entier du terme. Pris au piège d’une inversion des rôles, Blanchot refuse certes d’endosser le rôle du bourreau mais ne veut pas davantage défendre la victime : à ses yeux, Benda manque à sa place dès lors « que son dessein est d’attirer des ennuis à tout Israël ». Si Blanchot s’efforce de se dédouaner in fine de la teneur raciste du vocabulaire choisi par Benda, en plaçant par exemple « dégénéré » entre guillemets, il n’en est pas moins obligé d’en recevoir une leçon de choses. Entre rhétorique politique et haine raciale, la marge est étroite : l’usage mimétique du langage, en affaiblissant son assise symbolique, ouvre à un « second degré » qui libère, en même temps que les mots, une réalité pulsionnelle dont ils perdent le contrôle, ce dont aucune esthétique – pas même maurassienne – ne saurait se satisfaire.


   Le lecteur de La jeunesse d’un clerc peut se demander de quel « abîme de violence », de quelle « provocation » dont Benda se rendrait «(ir)responsable », et en quoi cet abîme pourrait susciter la réaction  de Blanchot. Quels peuvent bien être les ennuis que Benda aurait attirés à Israël en racontant, comme il le fait, la jeunesse d’un petit français venu d’une famille bourgeoise, d’origine juive, mais dont la famille s’est totalement détachée de la religion juive, né d’un père républicain et fidèle à tous les principes de l’éducation laïque de la Troisième république, éduqué au Lycée Charlemagne, ayant passé le concours de l’Ecole polytechnique et réussi celui de Centrale, ayant démissionné de cette école par refus de devenir ingénieur, puis fait des études d’histoire à la Sorbonne. Est-ce des passages comme les suivants qui suscitent cette « violence » : 

« Le patriotisme de mes parents intéressera l’historien. Il était, je crois, celui de beaucoup de juifs français de l’époque, peut-être encore d’aujourd’hui. Mes parents avaient pour la France un attachement profond (mon père avait cessé de voir un ami qui en parlait toujours mal) mais cet attachement était toujours intellectuel ; il ne comprenait guère d’élément instinctif, charnel, irrationnel. Au vrai, ce que mon père aimait dans la France, c’était la civilisation française, c’était les moralistes français (Montaigne et La Bruyère faisaient le fond de sa lecture), c’était la grande tradition libérale, c’était la Révolution. » (La jeunesse d’un clerc, réed. Paris Gallimard 1969, p. 27)

« Sur l’emploi que nous devions faire de cette liberté qu’on venait de nous octroyer, mon père avait une idée qui, elle aussi, caractérise toute une classe de juifs de l’époque. Puisque l’Etat moderne nous ouvrait toutes les portes, nous admettait à tous les concours, nous devions profiter de cette possibilité qui nous était offerte de prouver que nous n’étions pas la race inférieure qu prétendaient nos détracteurs, mais au contraire, la race de première ordre par sa puissance de travail et par ses dons intellectuels » ( ibid, p. 28)


Blanchot veut-il dire que ce sont de tels passages qui sont « propres à provoquer des pogroms » ? Pour la droite nationaliste que combattait Benda et dont Blanchot semblait proche, l’idée que l’amour de la patrie soit purement « intellectuel » et non pas « charnel » devait sans doute être fort déplaisante, de même que l’idée, sur laquelle il insiste, selon laquelle, pour les juifs, « l’organisme politique ne comprenait que deux pièces, l’individu et l’Etat » , et que son fonctionnement ne devait comporter aucun corps intermédiaire, tel que «  clergé, magistrature, Institut, armée » parce qu’il concevaient « le mécanisme social sous le mode du rationnel et de l’abstrait » (JC, ibid p. 29). Ces idées de Benda sont celles du franco-judaïsme dont il est l’un des derniers représentants[6]. Mais ce sont aussi celles de tous les républicains. Mais qu’avaient-elles d’extraordinaire dans le contexte de l’époque ? 


Est-ce que ce sont les passages dans lesquels Benda parle de l’Affaire Dreyfus, et dans lesquels il affirme toute sa distance par rapport au « judaïsme larmoyant » de ses coreligionnaires ? 

« Que de fois , sortant d’une salle de rédaction où s’éployait Joseph Reinach, j’ai pensé à ce mot de Voltaire : » Les juifs, ce peuple enthousiaste et imbécile » (JC, ibid. p. 119)
« Mon séjour à cette revue [la revue blanche] m’a donné l’expérience d’une classe de mes coréligionnaires, dont je dois reconnaître qu’elle explique assez bien l’antipathie dont ils sont si souvent l’objet. Il y avait là certains magnats, gens de finance plus que de lettres, chez qui la croyance dans la supériorité de leur race et dans le naturel asservissement des autres était visiblement souveraine. » ( ibid, p. 123) 

Il est vrai que la publication de La jeunesse d'un clerc  en 1937 dans la NRF , en plein Front populaire, sous le gouvernement de Blum, sonnait comme une provocation: Benda s'y affirmait, comme Blum ( tout en marquant bien combien il le détestait comme intellectuel) partisan de la République, de gauche ( à défaut de se dire socialiste), et anti-fasciste. Il est probable que ce qui a le plus agacé les lecteurs de la Jeunesse d’un clerc, qu’il s’agisse de Gide, qui détesta le livre et dont l’antisémitisme était notoire [7], de Drieu, de Brasillach, de Jouhandeau  et des intellectuels d’extrême droite comme Blanchot était ce mélange arrogant de revendication par Benda de sa judéité et en même temps de toute la distance qu’il mettait entre lui et ses coreligionnaires par sa revendication des idéaux républicains, par son culte de l’esprit par opposition à leur culte de l’argent. Benda manquait à la bienséance que ne cessaient de lui rappeler ses confrères d'extrême droite quand ils s'inquiétaient de l'importance qu'il avait prise au sein de la NRF: un juif, et particulièrement un juif rationaliste et républicain, doit rester à sa place, ne pas relever le col. Mais il est vrai aussi que les hommes de droite ont toujours considéré comme typiquement juive la revendication de l’idée abstraite de République.  Est-ce cela qui, selon Blanchot, était de nature à « provoquer des pogroms » , à « attirer des ennuis à tout Israël »? Il est vrai qu’à cette époque Benda, par son magistère à la NRF, était la cible favorite de l’extrême droite, l’un des hommes les plus insultés de France et le couplet d’insultes à Benda était devenu une sorte de lieu commun de ralliement des écrivains de la presse de droite [8]


    En fait, l’article de Blanchot sur Benda a un contexte plus large que celui de l’actualité de 1937 et du Front populaire. Il ne fait en réalité que reprendre une « analyse » d’Henri  Henri Massis parue dans son recueil Jugements  (« Le cas de M. Benda, romancier et philosophe », Plon 1924, tome II, p.209-235). 

     Massis rend parfaitement clair dans cet article ses objectifs. Ils sont de mettre toute la distance possible entre Benda et l’Action française. Benda, après Belphégor (1918) attira, par sa critique de l’esthétisme et par sa revendication traditionnaliste et rationaliste, un certain nombre de gens de l’Action française [9], si bien qu’un temps on eut l’impression qu’il en était une sorte de compagnon de route. Massis ne parle que des romans de Benda, L’ordination  ( 1911) et Les amorandes ( 1922), et peu de ses essais (la parution de La trahison des clercs , qui met toute la distance possible entre ses thèses et celles de l’Action française, date de 1927). Benda, nous dit Massis, « cherche à son dégoût charnel un alibi métaphysique » : 

« Son cas nous semble révélateur de l’âme juive dont il symbolise l’intime conflit, les deux postulations qui la travaillent, l’une vers la sensualité la plus basse, c’est-à dire la plus profonde – et dont elle savoure l’offense avec une humilité mystique – l’autre vers un idéalisme éperdu d’éternel et d’infini, et qui n’est encore qu’un furieux désir de monter de son être à l’idée de son être jusqu’à se perdre en elle. Cette obsession impudique, et cette joie humiliée, cette fuite vers les « hautes séductions de l’infinitisme », et cette orgueilleuse jouissance d’habiter désormais le ciel du « penser philosophique », voilà le rythme alterné, le double temps des confessions d’Eleuthère, ce qui en fait l’étrange et bizarre ironie, une ironie qui aurait quelque chose de démoniaque, si l’on ne découvrait la tragique blessure qu’elle dissimule, celle-là même qui arque prématurément les fils d’Israël. » (ibid p. 224) 


Il s’agissait pour Massis de mettre toute la distance entre le rationalisme « latin » de Maurras et son culte du « splendide tout catholique » et le rationalisme du « petit philosophe juif » : 

« périlleuses rêveries de ces philosophes d’Israël que leur destin exclut des réalités de la société, de la patrie, de ce qui fait notre humanité plus humaine, et qui se vengent en leur substituant des concepts ruineux ! » (ibid p. 229) 

     Par la suite, dans ses commentaires de La trahison des clercs, Thibaudet reprendra ces thèmes. Mais c’est de Massis, le porte parole de Maurras, que Blanchot reprend intégralement son jugement sur Benda. Blanchot ne brille donc par aucune originalité en reprenant ce couplet connu. 

     Par la suite, comme le remarque David Uhrig, les textes de Blanchot deviennent beaucoup plus abstraits, et sa conception de la littérature comme unique réalité, permettant seule au monde de se libérer par la force propre de l’écriture, commence à s’affirmer. Lanno cite un texte de 1937, « de la révolution à la littérature » (L’Insurgé, n° 1, 13 janvier 1937) :

« la littérature ne supporte pas facilement d’être tirée d’elle-même, fût-ce pour être confrontée avec son objet. L’homme ou l’univers qu’elle s’est donnée pour dessein d’exprimer lui appartiennent si profondément qu’elle est presque insensible aux accidents qui peuvent affecter l’homme dans son univers » 

"Ce qui importe davantage c’est la force d’opposition qui s’est exprimée dans l’œuvre même et qui est mesuré par le pouvoir qu’elle a de supprimer d’autres œuvres ou d’abolir une part du réel ordinaire, ainsi que par le pouvoir d’appeler à l’existence de nouvelles œuvres, aussi fortes, plus fortes qu’elle ou de déterminer une réalité supérieure. »

    
Par la suite, pendant la guerre, Blanchot va cesser de publier des articles politiques. Il va se consacrer à la défense de cette conception de la littérature à laquelle est aujourd’hui associé son nom. Mais comme le remarque Lanno, elle est une sorte d’héritage intériorisé et transcendé de la conception blanchotienne de la révolution dans les années 30. 

Benda eut-il connaissance du compte rendu que lui consacra Blanchot en 1937?  Quoi qu’il en soit, Benda n’eut de confrontation avec Blanchot que par Paulhan interposé, s’il l’on peut dire. Dans La France Byzantine, discutant Les fleurs de Tarbes, Benda évoque les articles que Blanchot consacra à ce livre en 1941, dans le Journal des Débats, sous le titre « comment la littérature est-elle possible ? » Il fait de Blanchot le porte-parole même de Paulhan et de la conception de la littérature pure à laquelle il s’oppose.
Y eut-il d’autres commentaires de Blanchot sur Benda, et vice versa ? Je ne sais. Mais on peut se demander si le commentaire que fait Blanchot de l’idéal de l’écrivain « classique » dans L’espace littéraire n’est pas une attaque indirecte contre Benda [10].
Et peut-être y eut-il une suite des réflections de Blanchot sur le judaïsme, à travers notamment ses dialogues avec Levinas. Ce dernier disait : « Les Juifs ne peuvent accepter l’universel des Lumières, sous peine de se renier ». Et beaucoup d’intellectuels juifs ont repris ce thème, qui est manifestement celui qui constitue la pierre d’achoppement entre Benda et les intellectuels juifs d’aujourd’hui, tout comme il était la pierre d’achoppement entre lui-même et les intellectuels nationalistes d’extrême droite d’avant-guerre. Dans la haine de Blanchot pour Benda telle qu’elle s’exprime en 1937 et dans ses relations avec le judaïsme plus tard, on peut voir une assez grande continuité, celle du refus du rationalisme classique des Lumières, jadis le propre des penseurs de droite, et qui est devenu, depuis quelques décennies, le propre des penseurs dits de gauche.


[1] Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Seuil, 1969 voir la liste des contributions de Blanchot à la presse d’extrême droite , sur le site:

[2] Régis Lanno, « Maurice Blanchot à L’insurgé ,2014, Fabula,  http://www.fabula.org/colloques/document1821.php
Comme le rappelle l’auteur, l’hebdomadaire, qui se réclamait à la fois de Vallès et de Drumont (sic), et qu’il ne faut pas confondre avec le journal socialiste du même nom,  « est en outre financé par l’industriel Jacques Lemaigre-Dubreuil, également bailleur de fonds de l’OSARN (Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale), plus connue sous le nom de « la Cagoule ». » Le journal, mené par Pierre Monnier, Jean-Pierre Maxence, Thierry Maulnier,  était loin d’être l’organe de purs intellectuels détachés de l’action. Il appela notamment à la réunion du 16 mars 1937, qu’on appela « la fusillade de Clichy ». Voir Philippe Bourdrel, La Cagoule, éd. Albin Michel, 1998, Pierre Monnier, A l’ombre des grandes têtes molles, La table ronde 1987, Zeev Sterhell, Ni droite ni gauche,reed. Folio Gallimard 2012.
[3] Zeev Sternhel Ni droite ni gauche, op cit , Blanchot est cité p.212  . Comme de nombreux historiens français, je n’ai jamais adhéré à la thèse d’une naissance du fascisme stricto sensu en France. Mais force est de reconnaître que le langage et nombre d’idées fascistes sont présentes dans les textes de l’extrême droite française.
[4]    David Uhrig, « Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle", in Éric Hoppenot, Alain Milon, dir. Emmanuel Lévinas-Maurice Blanchot, penser la différence, Paris 2008

[6] Cf  inter alia, Martine Cohen, « Les déclinaisons historiques du franco-judaïsme et ses critiques contemporaines. « Peut-on être un juif émancipé ? » (Emmanuel Levinas) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 144 | octobre-décembre 2008. URL : http://assr.revues.org/18203 ; DOI : 10.4000/assr.18203
[7] Cf Antoine compagnon, Les anti-modernes,Gallimard 2005,  Frank Lestringant , Gide l'inquiéteur, Flammarion 2012, 2013, 2 vols.
[8] Cf Compagnon, op cit. P. Engel, Les lois de l’esprit, Paris Ithaque 2012
[9] Cf C. Bourquin, Julien Benda Ou Le Point De Vue De Sirius , Le Siècle, 1925
[10] Cf P. Engel , les lois de l’esprit, op cit.pp. 185-188