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dimanche 14 février 2021

Le principe de Tacite

 


  J'ai  il y a 5 ans  consacré ici un billet à Tacite et à l'une de ses observations les plus aiguës (avec d'autres, qui me semblent le placer au sommet des grands moralistes latins, bien qu'il n'appuie rien) :

 Proprium humani ingenii est odisse quem laeseris ( Vita Agricolae,  I, Ch 42, 4)

Appelons cela le principe de Tacite . Mon billet a été commenté par un lecteur tacitéen, Pater taciturnus  et j'ai découvert qu'il avait été employé ( notamment) par un historien au sujet de l'antisémitisme en Pologne. 

Ce qui est important dans la phrase de Tacite, est qu'elle indique un rapport causal, et pas seulement de corrélation entre le sentiment éprouvé par la conscience d'avoir fait du mal à autrui et la haine de celui-ci. Ce n'est pas simplement la coexistence des deux émotions, comme dans la Schadenfreude, ou le principe de Térence dans l'Eunuque:  Eis vltro arrideo, et eoru[m] ingenia admiror simul’ ("Je me moque d'eux tout en exprimant mon admiration pour leur esprit"). 

J'aurais dû alors citer le fameux passage de Hobbes (Leviathan XI) :

"To have received from one, to whom we think ourselves equal, greater benefits than there is hope to requite, disposeth to counterfeit love, but really secret hatred, and puts a man into the estate of a desperate debtor that, in declining the sight of his creditor, tacitly wishes him there where he might never see him more. For benefits oblige; and obligation is thraldom; and unrequitable obligation, perpetual thraldom; which is to one's equal, hateful. But to have received benefits from one whom we acknowledge for superior inclines to love; because the obligation is no new depression: and cheerful acceptation (which men call gratitude) is such an honour done to the obliger as is taken generally for retribution. Also to receive benefits, though from an equal, or inferior, as long as there is hope of requital, disposeth to love: for in the intention of the receiver, the obligation is of aid and service mutual; from whence proceedeth an emulation of who shall exceed in benefiting; the most noble and profitable contention possible, wherein the victor is pleased with his victory, and the other revenged by confessing it.

To have done more hurt to a man than he can or is willing to expiate inclineth the doer to hate the sufferer. For he must expect revenge or forgiveness; both which are hateful."

Ce  passage est commenté dans  Philosophy, Rethoric and Thomas Hobbes de Timothy Raylor (OUP 2018), p. 152, mais curieusement sans faire référence à Leviathan , XI.  

C'est étroitement lié à la gloire, dont Hobbes parle si souvent , notamment dans le De cive , I, V 

« Le plus grand plaisir, et la plus parfaite allégresse qui arrive à l’esprit,lui vient de ce qu’il en voit d’autres au-dessous de soi, avec lesquels se comparant, il a une occasion d’entrer en une bonne estime de soi-même."

Ici Hobbes indique le ressort causal que Tacite ne fait, comme à son habitude, qu'indiquer (normal: il est tacite): réaliser qu'on a fait du mal à autrui est source de mésestime de soi, et la haine qu'on porte à ceux qu'on a lésés est une manière de rétablir cette menace à sa propre estime et gloire. 

Mais Hobbes commente surtout dans Leviathan XI, le principe converse du principe de Tacite: un bienfait trop grand reçu de quelqu'un qu'on estime son supérieur conduit à le haïr. Car chez ce dernier donner plus qu'on ne doit irrite notre amour propre. En nous traitant mieux que nous ne devrions l'être, il nous méprise implicitement. C'est pourquoi, notamment, donner de trop gros pourboires, trop d'aumône au mendiant, est une faute grave de psychologie, ressentie en réalité comme une injustice.  Les mendiants le savent. J'ai noté souvent que dans la rue, là où jadis on me demandait un franc, puis cinquante centimes d'euros (ce qui est quand même,pour ceux qui n'ont pas connu le franc, l'équivalent de 3 francs), on me demande à présent un ou deux euros.  Les beggars  n'ajustent pas seulement leurs demandes à l'inflation. Ils attendent une rétribution juste, non de la douleur qu'ils ont d'être tombés au dessous du quidam, mais de la faveur qu'ils vous font en vous demandant de les aider d'un sou, et s'indignent si on leur donne trop, car cela les offense. 

    Preston Sturgess s'est souvenu ainsi de Hobbes et de Tacite dans les Voyages de Sullivan, quand son héros milliardaire devenu faux clochard se fait rabrouer par un mendiant à qui il a fait l'aumône.


PS  J'aurais du dans ce billet et les autres citer Jon Elster 2011 (in Demeleunaere , Analytical sociology and causal mechanisms, Cambridge 2011) 

"emotional reactions that moralists from Seneca to La Bruyère have delighted in exploring. When A unjustly harms B, the reaction of A may be anger rather than guilt:€ “Those whom they injure, they also hate” (Seneca, De Ira, II.23). According to La Bruyère (1885:283),“The generality of men proceed from anger to insults; others act differently, for they first give offence and then grow angry.” The explanation may lie in the pridefulness that prevents some persons from admitting that they have anything to feel guilty about: they seek a reason for having offended, and this reason then propels them to further offenses. Similarly, men “often hate those who have done them kindnesses” (La Rochefoucauld, Maxim 14) and in fact hate them because of the kindnesses (Seneca, De Beneficiis, III.1). Along similar lines, efforts by the rich to alleviate envy by generosity may in fact exacerbate it, by substituting an even more enviable property for the one that triggered the emotion in the first place"






mercredi 3 février 2021

L'art quotidien de l'insulte

 

     Je vous raconterai à présent ma seconde humiliation, après avoir évoqué celle du pré de Saint Vallier. C'était pendant une kermesse, où je crois j'étais supposé , en tant que membre d'une troupe de scouts, aider à dresser des tables et arranger des stands. Des parents étaient là, avec leurs enfants. L'un d'eux me bouscula par mégarde et son père lui dit : " Attention!Il y a un gamin derrière toi!" Cela n'avait rien de méchant, mais je fus ulcéré qu'on me traite de "gamin". Je devais avoir 10 ou 11 ans, mais je me sentais au dessus d'un tel qualificatif, même s'il était, au fond, assez juste. Si j'avais été au même endroit aujourd'hui, aurais-je accepté qu'on dise : "Attention il y a un vieux derrière toi!"? 

     Les micro insultes nous piquent de mille flèches bien pires que les blessures que les macros insultes et accusations qui sont supposées nous mettre à terre. Elles nous blessent d'autant plus qu'elles se font par inadvertance, et même pire, sans que l'offenseur ait la moindre idée qu'il ait matière à offenser. Elles sont à la communication quotidienne ce que les petits gestes et interactions dont parle Goffman  sont à la vie quotidienne et à sa mise en scène.

      Prenez,par exemple, le comportement courant qui consiste à ne pas répondre à une lettre, aujourd'hui à un e-mail. Cela peut être intentionnel: le destinataire se sent lui-même offensé, et par dépit ne répond pas. L'auteur de la lettre s'en avise, et réécrit pour s'excuser, faire amende honorable, et la correspondance reprend. On en trouve maint exemple dans la correspondance de Flaubert, qui commence par balancer des vannes à des correspondants, comme Ernest Feydeau (le père de l'auteur du Dindon), pour ensuite tempérer son ardeur insultante et reprendre la correspondance sur des bases plus aimables. Mais de nos jours la non réponse est commune. Tel vous fait une demande, une lettre de recommandation, un rapport d'expertise sur un article, un renseignement, et vous répondez, souvent en y passant plusieurs heures. Aucune réponse, aucun remerciement. C'est de la goujaterie, mais c'est si répandu et fréquent qu'on se demande si ce n'est pas le mode d'écriture par mail qui implique que, par convention et parce que ces échanges sont supposés rapides, le destinataire n'a pas à répondre: il a ce qu'il voulait, et on passe à autre chose. Tandis qu'avec la lettre autrefois,on attendait, on n'avait le temps de ruminer, et on avait un minimum de reconnaissance quand on vous répondait.

 En voici quelques autres exemples, pris dans la vie professorale. On en trouverait mille autres ailleurs.

      Naguère, les étudiants n’osaient pas s’adresser à leurs professeurs autrement que par un “Monsieur” ou « Madame », et par lettre par “Monsieur le professeur” ou “Madame le professeur”. Aujourd’hui, quand ils leur écrivent, ce qui se fait dans 99,5% des cas par e-mail (je pense que les autres cas sont des lettres préalables à constats d’huissier pour harcèlement) ils se contentent de dire « Bonjour ». On pouvait, jadis, entrer en désaccord avec son professeur, qui vous renvoyait gentiment dans les filets. Mais aujourd’hui, on n’éprouve pas le besoin de s’adresser à lui pour le critiquer. On ne le cite même plus. S’il ou elle donne des remarques critiques, on n’éprouve pas le besoin de répondre. Le professeur donne des lettres de recommandation et basta. 

Jadis les étudiants qui suivaient un cours universitaire lisaient au moins un livre de l’universitaire qui faisait le cours, ne serait-ce que dans l’espoir, en montrant qu’ils le connaissaient, d’avoir une bonne note. Ce n’est plus le cas. L’enseignant est considéré comme un prestataire de service : on s’inscrit à son cours, et c’est déjà bien assez.

Naguère on avait honte de ne pas savoir l’allemand, ou le latin, ou le grec, et l’on méprisait l’anglais. Quand un texte était écrit en italien ou en espagnol, on essayait de le lire quand même. Aujourd’hui tout le monde croit savoir l’anglais et n’a aucune honte de ne pas connaître l’allemand, le grec ou le latin. Les anglophones ne font même plus l’effort d’essayer de lire un texte dans une autre langue que la leur. Ils ne cherchent même pas à utiliser la fonction traduction de google. Même s’ils le pouvaient, il ne le feraient pas :à quoi bon lire autrement qu’en anglais ? C’est leur langue maternelle, les autres n’ont qu’à l’apprendre.

Les gens qui lisent vos articles soumis à publication sont des « experts », même si ce ne sont que des étudiants ou des collègues qui n’entendent rien à ce qu’ils lisent. Ils ont accepté d‘expertiser parce que cela fait bien dans leur CV ou parce qu’on n’a trouvé personne d’autre, mais surtout parce que cela leur donne l’impression d’être réellement des experts et de pouvoir juger du travail d’autrui. Quoi qu’ils disent, ils sont souverains juges. L’editor , le directeur , ne lit pas les articles, il trouve trop fatigant d‘avoir à juger, et souvent ne le peut pas. Il a déjà assez de mal à trouver des « experts ». Il vous faut accepter les corrections des éditeurs, même quand elles sont fausses, leurs demandes de préciser des points, même quand ils sont évidents. Un secrétaire insiste-t-il pour que Kant soit appelé aussi « Emmanuel », et qu’à Spinoza on ajoute « Baruch » ? Il faut obtempérer. La chose la plus curieuse est que l’on ne vous demande pas d’appeler Camus « Albert » ou  Lévy « Marc », ce qui montre qu’on juge en fonction de sa culture, et pas d’une règle stricte. Je ne parle pas des injonctions pressantes d'user de l'écriture inclusive.

Naguère quand on devait constituer un jury de thèse, c’était le directeur qui s’en chargeait. A présent, c’est le candidat qui racole son jury, et prend bien soin de ne pas y recruter des juges qui pourraient avoir un œil trop critique.

Jadis, quand on était organisateur d’un colloque, on n’y prenait pas la parole. De même quand on dirigeait un numéro de revue. Aujourd’hui, c’est l’organisateur qui se met en avant. On dirait que le colloque est en son honneur.

Naguère  quand une société savante avait un président qui organisait un colloque, ce président était invité au colloque suivant à donner une conférence plénière. Aujourd'hui, c'est tout juste s'il est autorisé à y assister.

Jadis quand on rendait compte d’un livre, on s’efforçait de faire faire le compte rendu par des personnes éloignées de l’auteur. Aujourd’hui on demande de faire le CR à des amis, ou bien si ce n’est pas le cas, on soumet le CR au contrôle de l’auteur du livre. Ce dernier ne manque pas d’écrire à la revue s’il juge le compte rendu pas assez élogieux. Il ne serait pas mécontent de le faire lui-même et de dire tout le bien qu'il en pense. Quand on publiait un livre on attendait qu’on parle de vous, en faisant confiance aux critiques et au fait que les revues en rendraient compte. Aujourd’hui les revues ne rendent plus compte des livres, sinon de ceux de leurs affidés. Tout le monde fait sans aucune vergogne  sa publicité sur internet et sur les listes de diffusion, un peu comme les hôteliers mettent des avis de clients satisfaits sur leur propre établissement sur Trip Advisor et glissent sur les sites de leurs concurrents de fausses lettres de clients insatisfaits . L’intellectuel est devenu auto entrepreneur de lui-même. Ceux qui ne le font pas, et qui tablent sur le fait qu’il y a des institutions chargées de lire et commenter les livres, tombent dans l’oubli.

Naguère  il était très mal vu d’intervenir, dans une élection universitaire, pour un candidat auprès des membres de la commission. Cela entraînait automatiquement sa mise hors-jeu. Aujourd’hui personne ne s’en offusque. On met hors-jeu ceux qui qui n’ont pas été poussés par une intervention auprès des membres de la commission, qui autrefois n’étaient pas connus, mais qui maintenant sont pris d’assaut par les candidats et ceux qui cherchent à les influencer.

Autrefois on ne publiait pas un livre de science, d’histoire, de philosophie ou de critique avant d’avoir étudié le sujet. Il y avait bien sûr des essais qui procédaient ainsi, sans étude. Mais tout ouvrage d’idées sérieux supposait une compétence. Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de maîtriser la bibliographie. Au contraire il est mieux de publier le plus rapidement possible sur un sujet donné pour prendre les autres de vitesse et avoir la primeur d’un sujet. Les vrais spécialistes seront ainsi très vite relégués au rang de tocards, qui, quand ils publieront leurs ouvrages sur le sujet auront l’air de vous copier.

     J'ai déjà parlé dans ce blog (LQI) des  glissements de vocabulaire qui requerraient  un nouveau Victor Klemperer pour la LTI numérique. On a beaucoup étudié le jargon pédagogique dont sont victimes les administrés des ministères de l'éducation et de l'enseignement supérieur. Quelques exemples:

    Naguère, quand on était invité à un colloque ou à donner une conférence, on était « conférencier » et « invité ». Aujourd’hui on est un « intervenant » et on « propose une intervention », un peu comme si c’était vous qui vous vous étiez invité et que les organisateurs aient accepté votre proposition.

   Les hommes politiques participent à des "universités d'été", des conférenciers donnent des "master classes", des  conférenciers occasionnels occupent des "chaires", des institutions qui n'en ont même pas la capacité se parent du titre de "Collège de X ", "Collège des hautes études de Z"

    Il ne faut pas confondre ces comportements devenus quasiment automatiques, qui traduisent l'indifférence, le mépris et la rudesse de la vie sociale, avec les coups bas, les grandes et les petites fripouilleries, comme celle qui consiste à volontairement à piller et ne pas citer un auteur ou un texte dont on sait qu'il est important pour le domaine sur lequel on écrit. Ce sont plutôt des insultes en acte, qui découlent simplement de l'ignorance par les acteurs de la vie universitaire d'aujourd'hui de ce qu'elle a été et du mépris dans lequel on tient ces métiers. Elles n'ont que peu à avoir avec les multiples manières dont on se sent aujourd'hui discriminé,victime de X-phobie et de crimes divers et variés etc. qui donnent l'impression tout le monde est agressé en permanence et prêt à se plaindre et pétitionner à tout bout de champ, mais ce sont de petites doses d'empoisonnement qui finissent par rendre l'atmosphère aussi polluée que l'air.