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dimanche 30 août 2015

le cauchemar de Moore





                                                               An Edwardian table


                                                                    A truth table


Moore had a nightmare once in which he could not distinguish propositions from tables. But even when he was awake, he could not distinguish love and beauty and truth from the furniture. They took on the same definition of outline, the same stable, solid, objective qualities and common-sense reality.

                                                                       J.M. Keynes: My Early Beliefs.    






Je crois que le Mont Blanc lui même, malgré tous ses champs de neige, est partie constituante de ce qui est véritablement affirmé dans la proposition « le Mont Blanc fait plus de 4000 m de haut ».


                                                             Lettre de Russell à Frege du 12/12/1904
                     
 

mercredi 19 août 2015

Badiou et la vache interloquée



  


  Dans un excellent article paru dans Le Temps le 18 aout 2015, illustré par une photo de vache (suisse on présume) interloquée, François Jacquet, doctorant en philosophie à l’Université de Genève, soutient que les animaux ont des droits, et que ne pas les leur accorder revient à être spéciste, attitude que l’on peut mettre sur le même plan que le racisme pour les humains. Ce qui frappe n’est pas tant la thèse, qui n’est pas nouvelle, que l’argumentation claire et pugnace de l’auteur. Il soutient que les animaux ont des droits parce qu’ils ont, tout comme nous, des intérêts, fondés sur le besoin de ne pas souffrir. La différence entre eux et nous n’est pas de nature, mais de degré, et ignorer ces similitudes entre espèces est du spécisme. Argument classique, d’inspiration utilitariste, proche de ceux que Peter Singer avance depuis des années, qui cependant ne nous dit pas sur quoi reposent les droits ainsi basés sur les intérêts des animaux, ni à quel degré un être qui n’est pas capable de revendiquer ses droits et qui n’a pas au moins la potentialité de le faire (à la différence des enfants, des fous et des handicapés mentaux) peut avoir de tels droits. On a beau s’être convaincu de ce que Jean Marie Schaeffer appelle la fin de l’exception humaine, on reste encore peu convaincu que le spécisme et le racisme puissent se mettre sur le même plan comme le fait François Jacquet. Mais on peut bien admettre que les animaux aient, en un sens encore à définir, un certain droit au bonheur. Ont-ils aussi droit au respect et une dignité ? La vache suisse qui illustre l’article est-elle indignée qu’on l’oublie ? Proteste-t-elle de son bon droit ? De la dignité Michael Rosen a parlé récemment très bien
Mais le texte de François Jacquet est exactement le type d’article qu’on est en droit d’attendre dans une discussion de journal : accessible à tous, posant clairement les points, de manière argumentée. 

     On ne peut pas en dire autant du long entretien avec Alain Badiou en double page du Monde daté du jour de l’Assomption infligé à ceux qui, comme moi, ont acheté le numéro pour avoir l’interview de Keith Richards dans le Magazine qui l’accompagne. On s’attendrait à ce que notre auteur, si rare dans les colonnes des journaux, profite de cette occasion pour nous donner une leçon de philosophie, puisque ces propos sur le bonheur – sujet si audacieux et si rarement traité dans la philosophie médiatique -   sont supposés venir d’une « leçon » donnée en Avignon. Mais en fait de leçon de philosophie on a surtout un exercice égotiste, étalé sur deux pages du quotidien, dans lequel l’auteur de L’être et l’événement nous raconte que sa formule du bonheur est celle que son père, résistant et maire de Toulouse, lui a laissée : « Tu peux donc tu dois » et l’illustre par la rencontre socratique qu’il fit d’un professeur de français qui lui donna le goût du théâtre. Mais à aucun moment ledit philosophe ne se pose une question que le moindre élève de terminale se poserait : « Que veut la volonté et quel est son contenu ? » Est-ce qu’on peut vouloir n’importe quoi, y compris des choses irrationnelles, du moment qu’on veut ? Est-ce que le grand platonicien qu’est Badiou serait devenu nietzschéen ? S’il semble nous dire comme Descartes et tout le volontarisme français, que la volonté est infinie, et comme Sartre, que l’essentiel est d’être libre, oublie-t-il que Descartes requérait que la volonté soit éclairée par l’entendement ? Cette volonté purement formelle, qui sonne un peu kantien, a quand même un contenu, le bonheur, mais celui-ci n’a pas lui-même de contenu, sinon une vague injonction à un accomplissement collectif dont on comprend entre les lignes qu’il est celui que propose la Révolution communiste, et qu’étant « social » ( pourquoi ? on ne nous le dit pas) il s’oppose à la « satisfaction » individuelle qui nous est proposée par la civilisation individualiste du capitaliste, qui est un autre nom de ce que l’utilitarisme, ancien comme moderne, appelle l’intérêt. L’exemple est donné par les Grecs d’aujourd’hui, selon Badiou, qui veulent « vivre autrement » et pas ce que veulent les banquiers européens. Mais les Grecs ne veulent-il pas aussi un peu de satisfaction ? Vivre autrement ne passe-t-il pas aussi par la satisfaction ? Si Badiou définit aussi le malheur comme « un état d’insatisfaction grave » n’admet-il pas que le bonheur ne s’oppose pas à la satisfaction ? D’un côté notre platonicien refuse l’idée d’un bonheur transcendant au-delà du monde des mortels, mais de l’autre il nous dit que le contenu du bonheur est une notion tout aussi abstraite : « Prendre des risques dans ses décisions ». Quels risques ? Des décisions de quoi ? Si nous passons aussi sur le fait que Badiou a l’air de croire que les stoïciens proposent un bonheur égoïste ( alors que ce sont des philosophes cosmopolites), on se demande bien en quoi peut consister cette thèse éclectique, qui combine des bouts de Nietzsche, de Kant, de Marx, de Sartre et de Lacan. Notre auteur illustre l’éclectisme français traditionnel depuis Cousin, qui ne craint jamais les non sequitur du moment qu’il peut énoncer des banalités éculées à la première personne, ce que lui demandent les journaux. C’est, n’en déplaise au platonisme de Badiou, un langage de sophiste. 

    Comparez et contrastez, nous demandent les exercices scolaires. C’est vite fait dans ce cas.

samedi 15 août 2015

Un Leibniz du Nord







                                                              Helsinki




article paru dans le Nouvel Observateur hors série , 57, janv 2005 


          Jaakko Hintikka a dit un jour qu’un penseur d’aujourd’hui qui espérerait construire un système et contribuer à tous les secteurs de la recherche philosophique serait un peu comme un général qui voudrait faire une guerre napoléonienne au siècle de la guerre des étoiles. Bien qu’il ait lui-même cherché à contribuer à la philosophie dans des domaines spécifiques, son œuvre  rappelle celle d’un Leibniz, par sa productivité (il est l’auteur de plus d’un millier d’articles, et de plus d’une trentaine de livres), son goût des sciences, son énergie, son cosmopolitisme, la variété de ses intérêts et surtout  le caractère systématique de sa pensée, à l’encontre de son propre avis à ses contemporains. Pour rester dans la métaphore militaire, mais sans l’aspect guerrier, on peut dire que sa  démarche philosophique est une véritable campagne menée sur de nombreux fronts.

        Né à Helsinki en 1929, Hintikka y a fait des études de mathématiques et de philosophie. Quiconque y est allé éprouve à la fois le sérieux un peu géométrique de cette ville (dessinée par le grand architecte Carl Engel) et en même temps l’enthousiasme calme de ses habitants, l’un des peuples les plus cultivés au monde (ses étudiants sont les premiers aux tests Pisa européens, et une radio y  émet en latin). Il y fut l’élève d’une des plus grandes figures de la pensée finlandaise au vingtième siècle, Georg Henrik Von Wright, qui avait été lui-même l’élève de Wittgenstein , son exécuteur testamentaire et son successeur à Cambridge. A l’instar de Von Wright, Hintikka allait d’abord se consacrer à la logique, où dès les années cinquante, il obtint des résultats remarquables. La tradition logique scandinave remonte au Moyen Age, et la logique mathématique s’est épanouie au vingtième siècle aussi bien en Suède qu’en Norvège, et en Finlande. Hintikka en est, avec des auteurs comme les suédois Stig Kanger et Dag Prawitz, les norvégiens Toraf Skolem et Dagfinn Follesdal , l’un des plus grands représentants au vingtième siècle. La logique n’est pas seulement pour Hintikka une branche des mathématiques, à laquelle il a contribué avec brio et inventivité. C’est aussi, comme c’était le cas pour Leibniz, un instrument heuristique pour la philosophie, un outil de recherche ou un opérateur qui lui permet de mener des investigations dans de nombreux domaines et de parcourir le territoire de la philosophie.

        L’un des domaines les plus fascinants auxquels s’est consacré Hintikka est celui de la logique des modalités, c'est-à-dire des notions de possibilité, de nécessité ou de contingence. Depuis longtemps les philosophes se sont intéressés aux différents sens des termes  « possible » ou « nécessaire » ( la nécessité mathématique est-elle la même chose que la nécessité physique ou métaphysique) et à leurs implications pour des problèmes comme celui du libre arbitre et du déterminisme. L’intérêt des logiques modales contemporaines est de montrer qu’on peut formuler rigoureusement plusieurs systèmes différents pour représenter ces notions, et ainsi de mesurer exactement à quoi on s’engage quand on les emploie et quelles sont leurs implications. Hintikka, avec plusieurs autres a contribué a formuler les principes de l’interprétation des modalités. Chaque proposition est évaluée relativement à des ensembles de « mondes possibles » ( encore Leibniz !) et de « modèles » dont les relations définissent la force. Plus intéressant encore, ces analyses peuvent être transposées aux modalités dites « épistémiques », comme le savoir et la croyance, qui définissent les mondes « épistémiques » accessibles à un sujet connaissant.
        Sur ce socle logique, Hintikka a élaboré son œuvre dans plusieurs directions. La première est celle de la sémantique et de la linguistique. Il appliqué de manière très convaincante ses instruments logiques à l’analyse des langues naturelles. Traditionnellement les logiciens cherchent à réformer le langage naturel de manière à en écarter les ambiguïtés et les impuretés, mais chez Hintikka il s’agit d’utiliser la logique pour comprendre les mécanismes du sens. L’une de ses idées les plus intéressantes consiste dans l’emploi de notions empruntées à la théorie des jeux (encore la stratégie !) pour comprendre la signification et la référence de notions logiques. Ainsi quand je dis que tous les hommes sont mortels, je fais un coup contre la nature : si ma phrase est vraie, je gagne, sinon c’est la nature. On peut ainsi comprendre toutes sortes de constructions du langage, en fonction de la complexité des stratégies d’évaluation des phrases. Un autre domaine que Hintikka a éclairé est celui de la nature des questions : qu’est-ce que poser une question et quels sont les présupposés des questions ? Qu’est-ce que questionner en quel sens la pensée est-elle un questionnement ? Vieille question, si l’on peut dire, mais encore une fois le logicien est là pour nous dire quels coups sont possibles sur l’échiquier non pas pour imposer ses réponses. C’est là un des aspects profondément aristotéliciens de Hintikka : il est un penseur de la dialectique au sens de l’art du discours et du raisonnement, non pas pour persuader à tout prix, comme les sophistes, mais pour avoir un sens de la distinction entre ce que l’on peut prouver et ce qui est simplement probable.

         Aussi profondes que puissent être les contributions d’un logicien, elle n’acquièrent leur vrai statut philosophique que quand elles sont confrontées à l’histoire de la philosophie. Sur ce plan, et sans doute à la différence de beaucoup de philosophes analytiques de sa génération, Hintikka n’a jamais séparé ses conceptions d’une évaluation historique. Très souvent sa méthode a consisté à révéler un principe général sous jacent à toute une tradition de pensée. Deux de ses contributions au moins dans ce domaine sont notoires.  En liaison étroite avec ses travaux sur les modalités, il s’est intéressé à un célèbre argument de l’Antiquité, connu d’Aristote et des stoïciens, l’« argument dominateur », destiné à montrer que ce tout ce qui est possible est ou sera, et donc à conclure au fatalisme. L’argument repose sur ce que l’on appelle le principe de « plénitude » , qui dit que tout possible se réalisera un jour et qu’il y a une continuité dans la grande chaîne des êtres. Ce principe permet de comprendre un ensemble très vaste de conceptions quant au temps, au déterminisme et à la liberté chez de nombreux philosophes.
        La logique est souvent comme David face à Goliath : avec une simple fronde on peut atteindre un géant. La fronde en question est souvent un point anodin en apparence, mais qui a des conséquences considérables. Ainsi la fameuse affirmation de Descartes Cogito ergo sum . Elle se présente comme une inférence, mais si on la traite ainsi on entre dans toutes sortes de problèmes : qu’est-ce que Descartes a bien voulu prouver et l’a-t-il prouvé ? S’attaquant à cette question dans un article qui a eu un grand retentissement , Hintikka a soutenu que le cogito était bien plus un énoncé performatif, dont l’énonciation même établit la vérité, comme « Je m’excuse » ou «  Je baptise ce bateau Liberté ». Ce point permet de reconsidérer non seulement la pensée de Descartes, mais aussi de comprendre comment certaines affirmations de connaissance peuvent être auto-vérifiées, sans pour autant fonder la connaissance. La leçon de l’exercice est qu’on peut connaître sans avoir besoin d’être certain.
       
        Ce type d’analyse rappellera celles d’un Wittgenstein, qui nous incitait à prendre garde à la grammaire réelle et à l’usage de nos concepts, par opposition aux constructions des philosophes. Et ce n’est pas un hasard. Plus d’une fois les chemins de Hintikka ont croisé ceux de Wittgenstein, ne serait-ce que parce qu’il a été l’élève de Von Wright. En 1987, Hintikka publie avec  la philosophe américaine Merill Provence Hintikka, qu’il avait épousée quelques années avant et qui est décédée prématurément, Investigations sur Wittgenstein, qui éclaire nombre des doctrines de cet auteur, et notamment met en avant l’un de ses doctrines clefs : l’idée que la logique n’est pas tant un calcul qu’un langage. Traiter la logique comme calcul, c’est en faire une combinatoire expliquant les relations entre les signes et le monde. Mais la traiter comme un langage, c’est impliquer que les relations entre les mots et les choses ne peuvent pas être, selon la formule de Wittgenstein, dites, mais seulement montrées. Hintikka appelle cette idée celle de l’universalité de la logique et montre qu’elle est présente dans toute une tradition qui va de Husserl à nos jours ( et même jusqu’à  Heidegger et Derrida) . Il montre que cette tradition conduit à traiter la vérité comme unenotion ineffable ou indicible. Contre elle il affirme que l’on peut dire ce qu’est la vérité, et en ce sens il valide l’idée de la logique comme calcul. Cette conception l’a également amené à réviser profondément la manière dont on a posé la question du fondement des mathématiques. On peut, nous dit-il fonder les mathématiques sans coucher les énoncés mathématiques dans un métalangage fondationnel dans son livre Les principes des mathématiques revisités ( 1996) . Ici encore les idées de Wittgenstein se font sentir.

     L’œuvre de Hintikka n’est pas facile d’accès. Outre son abondance, elle est à multiples entrées, et semble étroitement spécialisée dans des sujets auxquels seuls s’intéressent, pense-t-on, les philosophes académiques. Mais cette impression est trompeuse, à un double titre. Tout d’abord, même si Hintikka est avant tout un logicien qui s’adresse à ses pairs et travaille avec eux dans des institutions d’enseignement et de recherche qui l’on conduit de l’université d’Helsinki à celle de Stanford , puis en Floride et à Boston, il a écrit au moins autant dans les domaines de la philosophie du langage, de l’histoire de la philosophie et des sciences, en théorie du droit et en éthique, et il a écrit souvent pour un public plus vaste. Un lecteur pressé ne remarquerait pas, par exemple, que  l’austère logicien écrit aussi sur des auteurs comme Virginia Woolf  ou sur Sherlock Holmes, et qu’il est aussi à l’aise dans les commentaires de Husserl et Kant que dans les mathématiques. Ensuite, l’usage que Hintikka fait de la logique n’est jamais celui d’une discipline qui serait une fin en soi, mais celui d’un outil ou une science appliquée. Sa démarche s’apparente ici beaucoup à celle d’un ingénieur qui construit des modèles réduits pour voir comment les choses fonctionnent. Ses travaux ont une grande cohérence, mais cette cohérence est bien plus un produit d’une enquête qu’une architectonique recherchée. Comme toutes les grandes œuvres, son unité n’apparaît que lentement, comme une image dans le tapis, mais sa conception de la philosophie comme investigation des combinatoires du langage et de la pensée est l’une des plus originales d’aujourd’hui.
 
    Tout comme il faut réviser l’image du philosophe comme constructeur solitaire d’un système taillé dans le marbre, il faut aussi réviser celle du penseur comme d’un homme solitaire. Hintikka n’est pas un penseur solitaire, même si toute pensée implique l’isolement et si on peut dire qu’il est isolé par la radicalité de nombre de ses idées. Il a été le professeur de plusieurs générations de philosophes en Finlande, et ses élèves sont aujourd’hui partout dans le monde. Il a jouté un rôle irremplaçable d’animateur et de directeur de travaux ( notamment en dirigeant la célèbre revue Synthèse). Cette activité multiforme, qui l’a conduit à vivre à la fois dans son pays et aux Etats Unis, a grandement contribué à placer la philosophie scandinave et finlandaise en particulier parmi les plus fécondes des dernières décennies. Le roi suédois Gustave Adolphe voulait réformer la chrétienté en fondant un empire du Nord. Le monde de la pensée est le contraire de la fondation d’un empire, car la pensée critique honnit l’autorité. Mais il y a sans aucun doute un Leibniz du Nord.




            PS un hommage d'Alain Lecomte à JH