Dans un excellent article paru dans Le Temps le 18 aout 2015, illustré par une
photo de vache (suisse on présume) interloquée, François Jacquet, doctorant en
philosophie à l’Université de Genève, soutient que les animaux ont des droits,
et que ne pas les leur accorder revient à être spéciste, attitude que l’on peut
mettre sur le même plan que le racisme pour les humains. Ce qui frappe n’est
pas tant la thèse, qui n’est pas nouvelle, que l’argumentation claire et
pugnace de l’auteur. Il soutient que les animaux ont des droits parce qu’ils
ont, tout comme nous, des intérêts, fondés sur le besoin de ne pas souffrir. La
différence entre eux et nous n’est pas de nature, mais de degré, et ignorer ces
similitudes entre espèces est du spécisme. Argument classique, d’inspiration
utilitariste, proche de ceux que Peter Singer avance depuis des années, qui
cependant ne nous dit pas sur quoi reposent les droits ainsi basés sur les
intérêts des animaux, ni à quel degré un être qui n’est pas capable de
revendiquer ses droits et qui n’a pas au moins la potentialité de le faire (à
la différence des enfants, des fous et des handicapés mentaux) peut avoir de
tels droits. On a beau s’être convaincu de ce que Jean Marie Schaeffer appelle la
fin de l’exception humaine, on reste encore peu convaincu que le spécisme et le
racisme puissent se mettre sur le même plan comme le fait François Jacquet. Mais
on peut bien admettre que les animaux aient, en un sens encore à définir, un
certain droit au bonheur. Ont-ils aussi droit au respect et une dignité ? La
vache suisse qui illustre l’article est-elle indignée qu’on l’oublie ? Proteste-t-elle de son bon droit ? De la dignité Michael
Rosen a parlé récemment très bien.
Mais le texte de François
Jacquet est exactement le type d’article qu’on est en droit d’attendre dans une
discussion de journal : accessible à tous, posant clairement les points,
de manière argumentée.
On ne peut pas en dire autant du long
entretien avec Alain Badiou en double page du Monde daté du jour de l’Assomption infligé à ceux qui, comme moi,
ont acheté le numéro pour avoir l’interview de Keith Richards dans le Magazine
qui l’accompagne. On s’attendrait à ce que notre auteur, si rare dans les
colonnes des journaux, profite de cette occasion pour nous donner une leçon de
philosophie, puisque ces propos sur le bonheur – sujet si audacieux et si
rarement traité dans la philosophie médiatique - sont supposés venir d’une « leçon »
donnée en Avignon. Mais en fait de leçon de philosophie on a surtout un
exercice égotiste, étalé sur deux pages du quotidien, dans lequel l’auteur de L’être et l’événement nous raconte que
sa formule du bonheur est celle que son père, résistant et maire de Toulouse,
lui a laissée : « Tu peux donc tu dois » et l’illustre par la
rencontre socratique qu’il fit d’un professeur de français qui lui donna le
goût du théâtre. Mais à aucun moment ledit philosophe ne se pose une question
que le moindre élève de terminale se poserait : « Que veut la volonté et
quel est son contenu ? » Est-ce qu’on peut vouloir n’importe quoi, y
compris des choses irrationnelles, du moment qu’on veut ? Est-ce que le
grand platonicien qu’est Badiou serait devenu nietzschéen ? S’il semble
nous dire comme Descartes et tout le volontarisme français, que la volonté est
infinie, et comme Sartre, que l’essentiel est d’être libre, oublie-t-il que
Descartes requérait que la volonté soit éclairée par l’entendement ? Cette
volonté purement formelle, qui sonne un peu kantien, a quand même un contenu,
le bonheur, mais celui-ci n’a pas lui-même de contenu, sinon une vague
injonction à un accomplissement collectif dont on comprend entre les lignes qu’il
est celui que propose la Révolution communiste, et qu’étant « social »
( pourquoi ? on ne nous le dit pas) il s’oppose à la « satisfaction » individuelle qui nous est proposée
par la civilisation individualiste du capitaliste, qui est un autre nom de ce
que l’utilitarisme, ancien comme moderne, appelle l’intérêt. L’exemple est
donné par les Grecs d’aujourd’hui, selon Badiou, qui veulent « vivre
autrement » et pas ce que veulent les banquiers européens. Mais les Grecs
ne veulent-il pas aussi un peu de satisfaction ? Vivre autrement ne
passe-t-il pas aussi par la
satisfaction ? Si Badiou définit aussi le malheur comme « un état d’insatisfaction
grave » n’admet-il pas que le bonheur ne s’oppose pas à la satisfaction ?
D’un côté notre platonicien refuse l’idée d’un bonheur transcendant au-delà du
monde des mortels, mais de l’autre il nous dit que le contenu du bonheur est
une notion tout aussi abstraite : « Prendre des risques dans ses
décisions ». Quels risques ? Des décisions de quoi ? Si nous
passons aussi sur le fait que Badiou a l’air de croire que les stoïciens
proposent un bonheur égoïste ( alors que ce sont des philosophes cosmopolites),
on se demande bien en quoi peut consister cette thèse éclectique, qui combine
des bouts de Nietzsche, de Kant, de Marx, de Sartre et de Lacan. Notre auteur
illustre l’éclectisme français traditionnel depuis Cousin, qui ne craint jamais
les non sequitur du moment qu’il peut énoncer des banalités éculées à la première personne, ce que lui demandent les journaux. C’est,
n’en déplaise au platonisme de Badiou, un langage de sophiste.
Comparez et contrastez, nous demandent les
exercices scolaires. C’est vite fait dans ce cas.
François Jacquet écrit : « ...le spécisme serait l’analogue, au niveau de l’espèce, de ce que sont le racisme au niveau de la race et le sexisme à celui du sexe. Bien sûr, personne ne prétend que le spécisme est similaire au racisme ou au sexisme sous tous ses aspects. L’idée de ses ennemis est plutôt qu’il partage avec ces formes de discrimination les caractéristiques qui les rendent moralement condamnables. »
RépondreSupprimerOn ne peut donc pas écrire à son propos : « on reste encore peu convaincu que le spécisme et le racisme puissent se mettre sur le même plan comme le fait François Jacquet.»
N'est ce pas ce veut dire "analogue à" ? Tout le monde admet qu'une similitude ou une analogie n'est pas similitude sous tous les respects. Mais même avec un terme aussi faible que "partage des formes de discrimination" la question est de savoir si les animaux sont "discriminés" d'une manière qui soit un tant soit peu semblable, même faiblement, à une discrimination, et encore plus à ce que l'on appelle "racisme". Dira-t-on que les chiens sont moins victimes de racisme aux USA que dans les pays arabes (où on les traite vraiment comme des chiens) et les chats moins discriminés en Europe qu'en Chine (où ils passent souvent à la casserole)? Attente-t-on aux droits des requins quand leur interdit d'aller mordiller des surfeurs? Rend-on justice aux baleines quand on leur évite d'échouer sur les côtes ? C'est cette catégorie que je conteste. D'accord pour être attentif aux intérêts des animaux. Mais de là à comparer nos attitudes à du racisme... A mon sens on doit être d'autant plus gentil avec eux qu'ils n'ont pas de droits.
RépondreSupprimerCher Ange Scalpel,
RépondreSupprimerJ'admire souvent - et secrètement - vos raisonnements, mais ici je ne vous suis plus. "Discrimination" ne me semble pas un terme technique, ayant une définition bien précise dans la langue commune (ou en philosophie ou en droit). Je pense qu'il faut entendre ici "discrimination" au sens de "traitement de faveur", distinction arbitraire. D'après les antispécistes, si je frappes un chien, la douleur qu'il éprouvera aura, en tant que douleur, la même pertinence morale, qu'une douleur de même intensité chez un humain. Si je réponds à l'une avec plus de sollicitude qu'à l'autre, je commet une injustice. Il est certes surprenant d'appliquer aux animaux non-humains des concepts élaborées pour les personnes humaines (justice, consentement, etc) mais au-delà de ce sentiment d'étrangeté issu de notre culture, qu'avez-vous à objecter ?
Cher M. le Trèfle
RépondreSupprimerMerci de sortir du bois touffu. Vous avez raison que "discrimination" peut avoir un sens plus vague, et en ce sens je suis d'accord. Mais j'avais dans cet article affaire à un philosophe à l'esprit aigu, qui parlait de droits, et raisonnait en termes moraux, légaux et politiques. Il me semble que la charité exigeait que j'entende "discrimination" en un sens plus fort que le simple fait d'exprimer moins de sollicitude. Il me semble aussi que l'on entend en général, surtout dans les contextes juridiques, par "discrimination" non seulement le fait de manquer de sollicitude, mais aussi le fait de mettre tel citoyen à l'écart de manière non justifiée, et de lui refuser des droits. Ma réponse à la précédente intervention d'ailleurs allait dans ce sens. Je pense que les animaux n'ont pas de droits, mais que cela n'implique pas qu'ils ne faille pas être gentil avec eux. Je pense aussi qu'il y a un devoir d'être gentils avec eux. Ce devoir peut aller assez loin - ne pas les tuer gratuitement ni les faire souffrir. Mais pas jusqu'à leur donner des droits. Francois Jacquet le reconnaissait implicitement je crois. Le problème est que quand on adopte des critères utilitaristes tout devient affaire de degré. Alors que des droits, on les a ou pas.
Merci pour votre réponse finement cisaillée, cher Ange. Je vous suis de nouveau : l'emploi de concepts moraux comme "injustice" et "discrimination" n'implique pas (à mon avis) de souscrire à un raisonnement en termes de droits. Mais c'est sans doute, comme vous l'avez débusqué, mon penchant conséquentialiste à la Singer qui parle.
RépondreSupprimerThe Singer, not the song....
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=ZnqG_oWC9G4