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dimanche 27 juillet 2014

Signification et vérité







« Je crois que l’on peut définir assez facilement la philo comme une expression issue de l’exigence de démocratisation des savoirs. Le sens, à la différence peut-être de la vérité, possède un caractère démocratique. »

                                               Le monde, 26 juillet 2014


L’article dont est extraite cette profonde pensée provient d’une double page sur les méfaits de la philosophie populaire (dont bien entendu les philosophes au- dessus de la mêlée interviewés dans cette double page sont eux-mêmes exempts). Admettons que l’auteur de cette déclaration module, comme le font souvent nos philosophes, celle-ci d’un « peut-être » qui signale que cela le gratouille du concept ou que cela le chatouille de l’assertion, mais si l’on veut se distinguer de la philosophie médiatique, ne serait-il pas bien d’avoir le courage d’asserter clairement et de dire, plutôt que de suggérer ou de mettre des bémols ?

    Est-ce que la fausseté, la dissimulation, le mensonge, la contre-information, sont moins des obstacles à la démocratie que la production de sens ? La démocratie se préserve-t-elle mieux si elle promeut notre besoin de sens que si elle promeut notre besoin de vérité ? Le second doit-il s’effacer si nous voulons faire advenir, ou simplement maintenir quelques restes, de la première ?

     Si un « écrivain », ou un « artiste » et « humoriste » prône dans ses livres, spectacles, films, etc. l’antisémitisme, ou le racisme, ou s’il proclame sa haine de l’humanité et défend des conceptions fascistes ou néo-nazies, en pratiquant au service de ses objectifs le mensonge, la diffamation, la dissimulation, le négationnisme ou la falsification des faits, il a sans doute à faire valoir du sens, et même on peut dire qu’il en exprime beaucoup. Il exprime des émotions, des visions du monde, des pensées, que beaucoup peuvent trouver très significatives, très riches de sens, très « profondes », et même d’une richesse de suggestion, de culture, de style, très admirables et aussi très compréhensibles pour beaucoup parce que beaucoup les partagent. Mais s’il ne cesse de dire des choses herméneutiquement profondes, mais fausses, tronquées, déformées, biaisées et trompeuses, est-il plus  démocratique pour autant ? Pour parler plus clairement: nous pouvons trouver les écrits de Gobineau très « sensés », ceux de Barrès une expression profonde de la mentalité française, ceux de Maurras pleins de sens historique, ceux de Céline, ceux de Brasillach (pour ne pas donner d’exemples plus récents) profondément expressifs de la nature et de la misère humaines, du contexte historique et social dans lesquels vécurent leurs auteurs, et donc des circonstances atténuantes qui peuvent excuser leur égarements éventuels (étant entendu que ceux qui ont vécu dans le même contexte mais n’avaient pas le privilège autoproclamé de l’écrivain de véhiculer le « sens », étaient, quant à eux, sans excuses quand ils étaient pris la main dans le sac) . 

       L’argumentaire, pour tous ces cas, est le même : on nous explique que l’on comprend l’attitude de X au sujet des réactions haineuses, fausses et scandaleuses qu’il a exprimées sur le phénomène Y -  aussi fausses et viciées soient-elles dans ses assertions -  que l’on donne du sens à son attitude, qu’on est capable de la replacer dans son contexte, qu’on l’excuse en raison des antécédents.  A quoi on ajoute que ce travail du sens n’est pas séparable d’un travail d’expression du style, qui peut aller du beau langage, celui d’un vrai écrivain, à celui de l’écriture , qui dit tout, mieux que toute autre forme d’expression. L’écrivain, le vrai écrivain, celui qui écrit bien, qualité que seuls ses pairs sont capables de reconnaître – mais évidemment pas un public populaire qui ignore tout des canons aussi bien classiques que contemporains – est celui dont le dire, qui exprime du sens, va toujours au-delà du vrai. Le vrai est mesquin, banal, vulgaire, au mieux salutaire et utile, mais il est tellement moins noble que le sens, le Verstehen

      Car la vérité divise, alors que le sens rapproche. Si vous me dites A et que je vous dis non A, nous sommes en désaccord. Si A est vrai vous avez raison, et j’ai tort. Inversement, si A est faux, vous avez tort et j’ai raison. Et cela peut nous diviser, nous mettre en colère l'un contre l'autre, voire même nous faire en venir aux mains. Mais si vous me dites A, et que je vous comprends, et si vous me comprenez quand je dis non A, alors la vérité de ce que nous disons cesse d’avoir tellement d’importance, bien que vous souteniez l’inverse. C’est tellement mieux de se comprendre que de se déchirer quand si l’un a tort, l’autre a raison ! Si vous dites A, et que je découvre que non A, et même que vous le saviez, n’est-il pas mieux que je me taise, et que je comprenne ce que vous avez voulu dire? Si vous savez que non A, mais dites le contraire, ou le cachez, ne vaut-il pas mieux que nous nous comprenions, que nous manifestions notre entente, plutôt que d’en venir aux mains ? Les auteurs d’injustice, les oppresseurs, les bourreaux n’attendent-ils pas de leurs victimes qu’elles comprennent, des juges qu’ils adoptent un point de vue un peu plus empathique plutôt que d’adopter le point de vue de nulle part de la vérité, qui, comme on sait, conduisit à Thermidor? Les menteurs  préfèrent toujours le sens à la vérité, même s'ils ont besoin de celle-ci pour arriver à leurs fins.

      Le comble est atteint  quand l’intellectuel, le philosophe, l’écrivain eux-mêmes, qui seraient supposés être des serviteurs du vrai, viennent nous dire que l’idéal même de dire la vérité, de la rechercher, de la promouvoir ou de la maintenir est douteux, dangereux, potentiellement anti-démocratique. Car, nous disent-ils, la vérité non seulement divise le monde en deux camps, ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, et donc elle empêche les gens de se réunir, mais aussi elle repose sur un geste totalitaire par lequel ceux qui ont le vrai peuvent dominer ceux qui ne l’ont pas. Ergo (CQFD), la vérité est totalitaire. Mieux vaut en effet dire que X n’a pas tout à fait raison quand il dit que A, et Y pas tout à fait tort quand il dit que non A, qu’il n’est pas totalement certain que X ait menti ou trahi dans les circonstances Z ou W ( car ,voyez-vous, il faut se replacer dans le contexte ) , que c’est difficile de savoir si tel événement inadmissible  'massacre, génocide, etc.) a eu lieu – autant dire impossible. N’est-il pas plus herméneutique et donc plus démocratique de dire que tout le monde a, en un sens, raison ? et de rejeter cet idéal totalitaire et anti-démocratique du vrai? 


Voilà où nous en sommes.

                             Quintillien, Institutio Oratoria, VIII, II, 24




mardi 15 juillet 2014

Convocation




Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs ;
Et, prenant désormais un emploi salutaire,
Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire :
Laisse-là saint Thomas s'accorder avec Scot ;
Et conclus avec moi qu'un docteur n'est qu'un sot. (Boileau, Satire VIII) 



        Quand j’étais professeur à la Sorbonne, deux expressions du jargon local avaient le don de m’agacer. 

       La première, qu’on trouvait la plupart du temps dans les dissertations, les examens, les rapports de jury de thèse, dans les compte rendus d’ouvrages, était « convoquer un auteur ». L’étudiant « convoquait » dans sa copie des auteurs : Kant, Descartes, Spinoza. L’auteur « convoque » dans son livre tel commentateur. Convoquer, au sens ordinaire, c’est appeler, au nom d’une autorité, souvent de manière collective. On convoque une assemblée, par exemple les Etats généraux, l’assemblée générale des copropriétaires, ou un quidam au commissariat. On est convoqué chez le proviseur, chez le juge, chez le notaire. L’idée qu’on puisse convoquer un auteur dans sa copie signifie qu’on fait appel à lui, mais sans argument, par simple appel à son autorité. En fait la convocation tient lieu d’argument, et n’est qu’une version de l’argument d’autorité. Plus la copie, le livre, la thèse sont mauvais, plus on « convoque » d’auteurs. 

        La seconde était le propre des jurys de thèse. Au moment de discuter la thèse du candidat, un des jurés ne manquait pas de dire, sur un ton docte : « Je parle sous le contrôle de mon collègue X », X étant lui-même membre du jury. Par là il fallait comprendre : « Ce que j’en dis est mon point de vue personnel, informé, mais mon collègue en sait plus que moi et pourra me corriger à l’occasion ». Cela suppose que X soit le spécialiste du sujet Y, qu’il en sache en principe plus que nous, ce qui ne nous empêche pas de nous exprimer sur le sujet. Mais pourquoi devrait-on parler sous contrôle ? Ne peut-on avoir sur un sujet donné sa propre opinion, et prendre la responsabilité de ce que l’on dit ? Parler « sous le contrôle de X », cela signifie que l’on est prêt, le cas échéant, à se défiler, à ne pas parler en propre, et à passer le relais de l’autorité à l’autre. C’est aussi une manière de complimenter le collègue, qui est supposé savoir plus que vous ( mais comme on n'en sait rien mieux vaut prendre ses précautions). 

     Autorité, veulerie, refus de s’engager dans l’argument en son propre nom.