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vendredi 22 mars 2024

LA PHILOSOPHIE SPORT DE COMBAT?

 



 Kathleen Stock , qui avant de défrayer la chronique du wokisme , a écrit d'excellents livres de philosophie, et qui mérite d'être appelée la vraie intellectuelle engagée de notre temps - se remémore avec nostalgie l'époque où on discutait , disputait, et débattait encore à l'université :

"Je repense aujourd'hui avec beaucoup d'affection au genre de séminaire de recherche en philosophie que je rencontrais à St Andrews ou à Leeds au milieu des années 90, où les professeurs « locaux » mettaient un point d'honneur à essayer de détruire psychologiquement tout visiteur tremblant d'une autre université qui venait présenter ses recherches naissantes. À l’époque, il était généralement admis que c’était le rôle des auditeurs d’identifier tout point faible dans un argument, puis de se lancer sans pitié dans la période de questions d’une heure sans qu’aucun quart ne soit accordé. Les allers-retours avec l’orateur pourraient être extrêmement dramatiques. La philosophie telle que je l'ai connue au début était pleine de grossiers cinglés, indifférents aux normes sociales et incapables de distinguer un bout d'un e-mail de l'autre, mais dont les brillantes performances au pupitre ou lors d'une période de discussion compensaient tout manque d'efficacité ou l'hygiène personnelle.

Dans le domaine de l’édition universitaire également, il était possible d’être sauvagement mordant. Dans les batailles sur les théories de l'esprit, on pourrait trouver Colin McGinn en querelle sanglante dans la section des critiques avec Ted Honderich : « Ce livre couvre toute la gamme, du médiocre au ridicule en passant par le simplement mauvais », a commencé une critique notoire de l'œuvre de Honderich par McGinn. . Ou le regretté philosophe Jerry Fodor, personnifiant son principal adversaire intellectuel Paul Churchland comme une « taty » conservatrice et stricte : « Taty (Aunty) désapprouve plutôt ce qui se passe dans la salle de jeux, et vous ne pouvez pas lui en vouloir entièrement. Dix ou quinze ans de discussion philosophique sur la représentation mentale ont produit une apparence considérable de désordre… Elle soupire pour l’époque où les philosophes de l’esprit bien élevés s’occupaient pendant des heures à analyser leurs dispositions comportementales. Une des raisons officielles de l'élimination de styles académiques flamboyants comme ceux-ci était qu'ils avaient tendance à être rebutants pour les nouveaux arrivants dans la profession, et en particulier pour les femmes. En effet, j'ai déjà écrit sur l'activisme féministe professionnel dans les années 2010, qui a entraîné un changement d'approche au sein de la discipline de la philosophie, un afflux de lignes directrices et de politiques régissant la « conduite » au sein des associations et départements professionnels, et une stigmatisation conséquente des gladiateurs. des théâtres et des personnalités abrasives. Mais un facteur causal encore plus important au Royaume-Uni a été la tendance à considérer l’étudiant comme un client. Parmi les nombreux effets involontaires de ce malheureux recadrage, il y avait une différence dans le type de candidats qui seraient nommés à des postes de chargé de cours. Et ce changement est largement responsable de l’atmosphère idiote à laquelle nous assistons actuellement. Dans le sillage de cette nouvelle génération de clients, sont venus les professionnels doués en service à la clientèle – des conférenciers capables de produire des PowerPoints sophistiqués et de cocher des éléments sur des listes de contrôle de promotion, mais peu d'agressivité intellectuelle et de volonté de s'opposer à la foule. Exit les intellectuels mercuriels et antisociaux d’autrefois, amoureux des idées complexes pour elles-mêmes et glorieusement cinglants lorsque d’autres les piétinaient. Il est difficile, par exemple, d’imaginer qu’un homme aussi ridicule et excentrique que le brillant philosophe politique G.A. Cohen serait autorisé à l’époque – quelqu’un pour qui, selon son meilleur ami et collègue philosophe Gerald Dworkin, « rien n’était trop inapproprié, privé, bizarre ou embarrassant pour être soudainement amené dans la conversation » ; et quelqu'un qui, pendant longtemps, en raison du « conservatisme technologique », n'a pas pu répondre aux e-mails, de sorte que « toute la correspondance devait passer par sa charmante épouse, Michelle ». Et pourtant, nous avons plus que jamais besoin de tels personnages. Ou du moins, nous devons adopter leur mépris magnifiquement cinglant pour les affirmations stupides, les pensées bâclées et les raisonnements fallacieux. Toutes les idées ne sont pas égales, et les universitaires doivent cesser d’agir comme si c’était le cas : pinailler sans cesse sur les petites différences intellectuelles et se taire sur les plus grandes. Il est admirable que des législateurs et des organisations parlent désormais de la valeur de la liberté académique de manière abstraite et tentent de lui créer un espace. Mais à moins que les penseurs ne remplissent cet espace avec des arguments visant délibérément la stupidité des collègues et des managers, cet espace restera un vide. Et la philosophie elle-même a ici un rôle crucial à jouer. De nombreux départements de sciences humaines abritent des gens qui se disent philosophes mais qui ne le sont pas, selon la compréhension traditionnelle de ce terme. Par politesse ou par crainte d’une confrontation intellectuelle, de véritables philosophes leur ont permis de s’en tirer sans problème. Le résultat prévisible est que des milliers et des milliers d’anciens étudiants croient sincèrement que la vérité est relative, que le sexe est fluide, que les hommes blancs sont des ordures et tout le reste. Nous devons arracher la discipline à ces charlatans. Les podcasteurs de droite aiment analyser la crise de la liberté d’expression dans les universités comme le résultat d’activités délibérément néfastes de marxistes culturels inspirés par Gramsci qui tentent de saper les valeurs libérales de l’intérieur. Mais la vérité – du moins au Royaume-Uni – est bien plus banale et familière. C’est de la connerie plutôt que du complot. Diverses initiatives gouvernementales au fil des ans ont, par inadvertance, joué leur rôle dans la création de notre culture universitaire craintive et obséquieuse : notamment l'introduction de frais de scolarité, mais aussi le Cadre d'excellence en recherche et l'accent mis sur « l'impact » favorable au public et le Bureau de Pression des étudiants sur les vice-chanceliers pour protéger la santé mentale des étudiants. Sous un léger prétexte de provocation, des universitaires à la mode peuvent rédiger des articles d’opinion suggérant que la valeur de la liberté académique est surfaite, voire sinistre ; mais ce faisant, ils font seulement semblant d'ouvrir la porte à un cheval déjà enfui. Et en fait, ce sont eux qui soutiennent timidement le statu quo." (Unherd, 1 mars 24)

      J'ai eu aussi la chance de fréquenter à cette époque (80-90) les universités anglaises dont parle Stock. J'étais enthousiaste à l'idée d'aller exposer mes idées de petit français  amateur de philosophie analytique et venant d'un pays réputé la détester dans des universités UK qui avaient elles mêmes un peu soupé d'Oxbridge et du style hautain et élitiste de la philosophie analytique du langage ordinaire. Nous étions à l'époqueThatcher et post-Tatcher. Les Britanniques commençaient à expérimenter un système de concurrence entre universités, qui allait avec le RAE (Research Assessment Exercise) en partie changer le paysage. Les petits départements pouvaient, avec de bonnes publications, obtenir des crédits, augmenter leur réputation, et sortir de l'écrasante supériorité oxbridgienne. Le rituel  était celui qu'elle décrit : un conférencier exposait, en 50 mn, ou moins, quelques thèmes, et il y avait près d'une heure de discussion serrée, souvent rude, quelquefois agressive, mais toujours respectueuse.On allait ensuite dîner avec les collègues, ou au bar, et la discussion se poursuivait. Je dois dire que souvent je n'en suis pas sorti indemne, et à chaque fois épuisé. Dans le meilleur des cas, on me disait : "Tu as concédé trop vite ce point,tu aurais du réagir plus". La plupart du temps, des graduates genre pitbull, désireux de montrer aux profs qui m'avaient invité - qui eux restaient souvent silencieux - qu'ils savaient mordre, me soumettaient à un vrai lavage de cerveau. Plus tard, dans les années 2000, ils attaquaient la moindre ligne de mes power point. Je trouvais ces exercices exhausting , mais je pouvais dire, tel Pip face à Herbert Pocket, "the pale young gentleman" des Great Expectations:

   "The exercise has been beneficial" 


https://victorianweb.org/art/illustration/fraser/6.jpg 
 
ou bien, tel Macaulay, qui, à l'âge de 5 ans, se vit renverser sur ses jambes du thé bouillant par une lady et dit :
   
    "Thank you , Madam, the agony is somewhat abated" 
 
 Malgré cette ambiance qui m'aurait sans doute fait regretter de ne pas avoir fréquenté les Public schools anglaises dont a si bien parlé Orwell , j'en garde, comme Stock, rétrospectivement un excellent souvenir, car on se battait à balles et à poings réels , par quoi je veux dire que la règle unique du jeu était la vérité, la qualité de l'argument "whereever it leads" , et non pas ces biais tièdes - est-ce bon pour telle communauté, tel idéal cosmopolite, telle sensibilité ? - qui dominent à présent nos discussions soit disant académiques , mais qui ne ressemblent plus qu' à des meetings de wokes et ont envahi la bureaucratie de nos établissement d'enseignement supérieur et où nos élites supposées peuvent étaler leurs "croyances de luxe". Les programmes de recherche se sont déplacés de sujets tels que "truth", "belief", "reason", knowledge" ou " values" , "norms" vers des sujets de société, où il est sans cesse question d'être inclusif et de respecter le DEI. 
 
On a de la nostalgie pour ce que Hazlitt décrivait dans the fight  (1822)
 

" In the first round everyone thought it was all over. After making play a short time, the Gas-man flew at his adversary like a tiger, struck five blows in as many seconds, three first, and then following him as he staggered back, two more, right and left, and down he fell, a might ruin. There was a shout, and I said, “There is no standing this.” Neate seemed like a lifeless lump of flesh and bone, round which the Gas-man’s blows played with the rapidity of electricity or lighting, and you imagined he would only be lifted up to be knocked down again. It was as if Hickman held a sword or a fire in the right hand of his, and directed it against an unarmed body. They met again, and Neate seemed, not cowed, but particularly cautious. I saw his teeth clenched together and his brows knit close against the sun. He held out both his arms at full-length straight before him, like two sledge-hammers, and raised his left an inch or two higher. The Gas-man could not get over this guard—they struck mutually and fell, but without advantage on either side. It was the same in the next round; but the balance of power was thus restored—the fate of the battle was suspended. No one could tell how it would end. This was the only moment in which opinion was divided; for, in the next, the Gas-man aiming a mortal blow at his adversary’s neck, with his right hand, and failing from the length he had to reach, the other returned it with his left at full swing, planted a tremendous blow on his cheek-bone and eyebrow, and made a red ruin of that side of his face. The Gas-man went down, and there was another shout—a roar of triumph as the waves of fortune rolled tumultuously from side to side. This was a settler. Hickman got up, and “grinned horrible a ghastly smile,” yet he was evidently dashed in his opinion of himself; it was the first time he had ever been so punished; all one side of his face was perfect scarlet, and his right eye was closed in dingy blackness, as he advanced to the fight, less confident, but still determined. After one or two rounds, not receiving another such remembrancer, he rallied and went at it with his former impetuosity. But in vain. His strength had been weakened,—his blows could not tell at such a distance,—he was obliged to fling himself at his adversary, and could not strike from his feet; and almost as regularly as he flew at him with his right hand, Neate warded the blow, or drew back out of its reach, and felled him with the return of his left. There was little cautious sparring—no half-hits—no tapping and trifling, none of the petit-maîtreship of the art—they were almost all knock-down blows:—the fight was a good stand-up fight. The wonder was the half-minute time. If there had been a minute or more allowed between each round, it would have been intelligible how they should by degrees recover strength and resolution; but to see two men smashed to the ground, smeared with gore, stunned, senseless, the breath beaten out of their bodies; and then, before you recover from the shock, to see them rise up with new strength and courage, stand steady to inflict or receive mortal offence, and rush upon each other, “like two clouds over the Caspian”—this is the most astonishing thing of all:—this is the high and heroic state of man! From this time forward the event became more certain every round; and about the twelfth it seemed as if it must have been over. Hickman generally stood with his back to me; but in the scuffle, he had changed positions, and Neate just then made a tremendous lunge at him, and hit him full in the face. It was doubtful whether he would fall backwards or forwards; he hung suspended for about a second or two, and then fell back, throwing his hands in the air, and with his face lifted up to the sky. I never saw anything more terrific than his aspect just before he fell. All traces of life, of natural expression, were gone from him. His face was like a human skull, a death’s head, spouting blood. The eyes were filled with blood, the nose streamed with blood, the mouth gaped blood. He was not like an actual man, but like a preternatural, spectral appearance, or like one of the figures in Dante’s “Inferno.” Yet he fought on after this for several rounds, still striking the first desperate blow, and Neate standing on the defensive, and using the same cautious guard to the last, as if he had still all his work to do; and it was not till the Gas-man was so stunned in the seventeenth or eighteenth round, that his senses forsook him, and he could not come to time, that the battle was declared over. Ye who despise the FANCY, do something to show as much pluck, or as much self-possession as this, before you assume a superiority which you have never given a single proof of by any one action in the whole course of your lives!—When the Gas-man came to himself, the first words he uttered were, “Where am I? What is the matter!” “Nothing is the matter, Tom—you have lost the battle, but you are the bravest man alive.” And Jackson whispered to him, “I am collecting a purse for you, Tom.”—Vain sounds, and unheard at that moment! Neate instantly went up and shook him cordially by the hand, and seeing some old acquaintance, began to flourish with his fists, calling out, “Ah, you always said I couldn’t fight—What do you think now?” But all in good humour, and without any appearance of arrogance; only it was evident Bill Neate was pleased that he had won the fight. When it was all over, I asked Cribb if he did not think it was a good one? He has, “Pretty well!” The carrier-pigeons now mounted into the air, and one of them flew with the news of her husband’s victory to the bosom of Mrs. Neate. Alas, for Mrs. Hickman!"
 
 
      En France, il n'y a pas lieu de regretter d'âge d'or des luttes universitaires en philosophie, car il n'y eut jamais de séances pugnaces, sauf peut-être celles à la Société française de philosophie entre Bergson et Einstein en 1922 et celle entre Gilson et Brunschvicg en 1931 sur la philosophie chrétienne. Il y eut bien la polémique Alquié-Gueroult sur Descartes, mais elle ne donna jamais lieu à des pugilats, et plus récemment des combats sur les programmes scolaires de philosophie, mais c'était pour défendre cette vieille lune dont l'enseignement français de la philosophie a hérité de Lachelier et d'Alain, selon laquelle la philosophie est nécessairement une dans son enseignement, et que les philosophes sont toujours - "en un sens", nous dit-on -  d'accord. La political correctness académique et le wokisme nous ont atteints avant que nous ayons pu voir le contraste avec une époque antérieure. Certes les universitaires mâles étaient méprisants avec les femmes, et en ont persécuté plus d'une, mais ils l'étaient aussi vis à vis des hommes. Le mandarinat n'avait même pas assez de talent pour se prévaloir de sa soi-disant supériorité. Mais le style du mépris ne vaut pas pugilat:  je n'ai jamais assisté à de vraies joutes intellectuelles . En France on distille son poison comme du venin, en silence, on se bat à coups de citations (- "Et AT VII, p. 112 , ligne 24 qu'en fais tu ?" , et l'adversaire est supposé se décomposer à ce rappel), ou bien l'on fait des séances médiatiques où les jounralistes qui dirigent le débat font sans cesse en sorte que la parole ne devienne pas agressive ni que l'un prenne le dessus sur l'autre, puuisqu'il faut un débat "équilibré". Il n'y a jamais eu que des mock fights.

       Pourtant l'image de la philosophie comme sport de combat , qu'on reprend souvent de Bourdieu
et que Jacques Bouveresse a mise en valeur chez Valéry (voir la reprise de ce texte chez Agone) , est dangereuse, si on la comprend au sens de Valéry : un exercice, qui ne doit rien à la recherche de la vérité, mais tout aux vertus curatives et pratiques du sport. Selon Valéry la philosophie est, comme la poésie, un faire, et pas une recherche théorique gouvernée par des idéaux cognitifs. Si l'on s'y bat , c'est pour gagner, mais pas pour autre chose que participer, en respectant des règles. C'est donc le contraire des idéaux académiques que Kathleen Stock (et moi)  regrettons de ne plus voir à l'oeuvre. Pour Valéry, le sport a valeur esthétique, et ce n'est pas une esthétique du vrai. La formule "la philosophie comme sport" a donc du succès essetiellement parce qu'elle appelle des joutes sophistiques et joueuses. Il faut admettre que la philosophie analytique anglaise, surtout oxfordienne, avait aussi des allures de ce genre. On s'y battait, mais comme sur un green, sans enjeux autres que la cultivation de sa propre exception. C'est ce contre quoi les philosophes des années 80 du siècle passé réagissaient: pour eux gagner des joutes oratoires, publier, et publier bien et vrai,  était vital, car Thatcher leur coupait des crédits, et leurs jobs. Ont suivi plusieurs décennies où le RAE a changé la donne en Grande Bretagne, à mon sens en mieux. Mais maintenant la situation s'est de nouveau renversée: ce n'est plus que le combat politique des soldats du Bien contre une academia sexiste, post coloniale et raciste, dont les valeurs cognitives ne sont pas meilleures que celles des lanciers du Bengale et de l'Homme Blanc de Kipling.  En France, on a suivi, dans une tonalité un peu différente, mais au fond identique dans ses effets. OK Corral est devenu un gentil cirque, où l'on ne se bat plus que pour un créneau d'antenne ou de podcast.

      OK CORRAL - OK CORRAL - CUGES-LES-PINS, 13780 - Sortir à CUGES-LES-PINS






samedi 17 février 2024

In der strafkolonie

 


Le voyageur avait diverses questions à poser, mais à la vue de l’homme il demanda seulement :

– Connaît-il sa sentence ?

– Non, dit l’officier qui entendait reprendre aussitôt le cours de ses explications. Mais le voyageur l’interrompit :

– Il ne connaît pas sa propre condamnation ?

– Non, répéta l’officier qui s’arrêta un instant comme pour demander au voyageur de motiver plus précisément sa question, puis reprit : Il serait inutile de la lui annoncer, il va l’apprendre à son corps défendant.

Le voyageur s’apprêtait à se taire quand il sentit le condamné tourner vers lui son regard ; il paraissait demander s’il pouvait souscrire à la description faite. Aussi le voyageur, qui s’était à nouveau carré dans son fauteuil, se pencha-t-il de nouveau et demanda :

– Mais qu’il est condamné, il le sait, tout de même ?

– Non plus, dit l’officier en souriant au voyageur, comme s’il s’attendait encore de sa part à quelques déclarations étranges.

– Non ! dit le voyageur en se passant la main sur le front. Ainsi cet homme ne sait toujours pas comment sa défense a été reçue ?

– Il n’a pas eu l’occasion de se défendre, dit l’officier en détournant les yeux comme s’il se parlait à lui-même et ne voulait pas gêner le voyageur en lui racontant ces choses qui pour lui allaient de soi.

– Il a bien fallu qu’il ait l’occasion de se défendre, dit le voyageur en se levant de son fauteuil.

.....

-Vous saisissez le fonctionnement ? La herse commence à écrire ; une fois que l’inscription a fait un premier passage sur le dos de l’homme, la couche d’ouate se déroule et fait lentement tourner le corps sur le côté, pour présenter à la herse une nouvelle surface. En même temps, les endroits lésés par l’inscription viennent s’appliquer sur la ouate qui, par la vertu d’une préparation spéciale, arrête aussitôt le saignement et prépare une deuxième administration, plus profonde, de l’inscription. Ces crochets-ci, au bord de la herse, arrachent ensuite la ouate des plaies lorsque le corps continue à tourner, ils l’expédient dans la fosse, et la herse a de nouveau du travail. Elle inscrit ainsi toujours plus profondément, douze heures durant. Les six premières heures, le condamné vit presque comme auparavant ; simplement, il souffre. Au bout de deux heures, on retire le tampon qu’il avait dans la bouche, car l’homme n’a plus la force de crier. Dans cette écuelle chauffée électriquement, près de sa tête, on met du riz bouilli chaud, que l’homme peut attraper avec sa langue, autant qu’il en a envie. Aucun ne manque cette occasion. Je ne pourrais en citer un seul, et mon expérience est longue. Ce n’est que vers la sixième heure qu’il n’a plus plaisir à manger. Alors, généralement, je m’agenouille là et j’observe le phénomène. L’homme avale rarement sa dernière bouchée, il se contente de la tourner dans sa bouche et il la crache dans la fosse. Il faut alors que je me baisse, sinon je la prends dans la figure. Mais comme l’homme devient alors silencieux, à la sixième heure !L’intelligence vient au plus stupide. Cela débute autour des yeux. De là, cela s’étend. À cette vue, l’on serait tenté de se coucher avec lui sous la herse. Non qu’il se passe rien de plus, simplement l’homme commence à déchiffrer l’inscription, il pointe les lèvres comme s’il écoutait. Vous l’avez vu, il n’est pas facile de déchiffrer l’inscription avec ses yeux ; mais notre homme la déchiffre avec ses plaies. C’est au demeurant un gros travail ; il lui faut six heures pour en venir à bout. Mais alors la herse l’embroche entièrement et le jette dans la fosse,où il va s’aplatir dans un claquement sur la ouate et l’eau mêlée de sang. Justice est faite, alors, et le soldat et moi nous l’enfouissons.


dimanche 21 janvier 2024

BENDA ET LE WOKISME

 

Benda ruminant son discours 1935, E.M Forster à la tribune

 


On a déjà évoqué dans le précédent billet,  ici et ailleurs le discours de Benda au Congrès des écrivains sur la culture  de 1935.  Il n'eut , pas plus que Musil, ni EM Forster, un franc succès. Il défendit la culture occidentale contre les tenants communistes de la culture populaire et prolétarienne et se plut à jouer les réactionnaires, face à Malraux et Gide, qui étaient encore tout frétillants de leur soutien à l'URSS, dont ils reviendront. Ces débats, rétrospectivement, ont des similitudes  avec  ceux qui agitent notre Landerneau numérique (c'est à dire quasiment la Terre entière) à propos du wokisme. Le wokisme est, tout comme la version dure et bolchévique du marxisme, avant tout (mais pas seulement) un discours de remplacement et un utopisme: remplacement de la société post-coloniale, patriarcale, genrée, raciste, capitaliste et destructrice de l'environnement et de sa culture par une société inclusive, dégenrée, non coloniale, anti-capitaliste, anti-patriarcale et écologique. Dans le domaine culturel, il prône,dans ses versions américaines surtout, un remplacement des canons et des départements universitaires qui étudient la culture occidentale par des études plus "inclusive". Ainsi la charge dont s'est fait l'écho il y a deux ans le Département de Classics de Princeton, contre l'étude du latin et du grec, ou au Québec, la proposition de rendre les mathématiques plus inclusives. Face aux marxistes, il y a un siècle, Benda demanda ( Précision 1937: Littérature occidentale et littérature communiste" : 

"Il y a un point qu'il faut bien éclaircir : la conception communiste se pose-t-elle en rupture avec la conception occidentale, ou bien se donne-t-elle pour le prolongement de cette conception, pour son enrichissement, son plein épanouissement ? Lénine est-il en discontinuité avec Montaigne, ou en est-il le développement ? [....]
. Or le communisme, si je le comprends bien, a précisément pour fondement la négation de cette distinction entre , l'affirmation d'une continuité entre les deux domaines. Je lisais récemment dans un compte rendu de la vie en Soviétie : « L'ouvrier trouve dans l'usine tous les moyens voulus pour élever son niveau technique et, partant de là, son niveau intellectuel. » Partant de là ; c'est toute la question. Pour le communiste l'état intellectuel part de l'état technique ; pour nous il a de tout autres sources. Et vous me direz qu'il s'agit ici de l'ouvrier, de l'état intellectuel de l'ouvrier ; que, dans la société communiste, contrairement à ce que déclament certains de ses adversaires, ignorants ou de mauvaise foi, tout le monde ne sera pas ouvrier ; qu'il y aura des hommes qui n'auront nullement passé par l'usine et exerceront seulement la vie intellectuelle ; que c'est ceux-là que je dois envisager. Eh bien, je crois que ceux-là aussi seront élevés, non par la vie pratique, mais par l'éducation que vous leur aurez donnée, par le système de valeurs que vous leur aurez inculqué, à considérer l'activité intellectuelle en liaison ininterrompue avec la technique, à l'honorer pour cette liaison, et dans la mesure où elle l'observe, et que de cette conception entièrement nouvelle de l'activité intellectuelle doit sortir – et c'est ce que vous voulez – une littérature entièrement nouvelle et par ses sujets, et par son ton, et par le public auquel elle s'adresse. Littérature qui ne sera nullement le prolongement de la nôtre, mais qui en sera quelque chose d'entièrement différent et, en réalité, la négation. C'est ce qu'exprimait Lénine quand il disait à Trotsky, en lui montrant le palais qui borde la Tamise : « C'est leur Westminster », comme il eût dit dans l'ordre qui nous occupe ici : « C'est leur Racine, c'est leur Baudelaire, c'est leur Gœthe » ; voulant dire : « C'est l'art qui est l'expression nécessaire et fidèle de leur conception séparatiste du spirituel et de l'économique ; art dont nous ne voulons plus rien savoir, et auquel nous en substituerons un autre, entièrement différent. » En un mot, je crois qu'entre la conception occidentale de la littérature et la conception communiste (je parle de conceptions ; car, pour la réalisation, c'est le compromis qui est la règle), je crois qu'entre ces deux conceptions il y a une différence, non pas de degré, mais d'essence. On me dira si je me trompe, mais je crois que c'est en posant la question sous cette forme, en invitant nos controversistes à y répondre sous cette forme que j'aurai contribué, comme j'osais y prétendre en prenant la parole, à porter quelque clarté dans le débat et à permettre à tous, ce qui est certainement notre vœu unanime, occidentaux comme communistes, de savoir qui nous sommes."



la vallée aux loups, aujourd'hui

Quelque temps après ce congrès de  1935, Benda alla souvent à la Vallée aux loups, anciennement demeure de Chateaubriand, chez le mécène Le Savoureux, qui réunissait souvent des intellectuels chez lui, notamment Valéry, Robert Debré, l'Abbé Mugnier,et Paul Léautaud, qui, à son habitude, consigna dans son Journal ces conversations. On connaît les entretiens à la radio de Léautaud avec le vieux Benda en 1950, mais le site Léautaud permet de lire celui-ci de 1935:

 

Léautaud (au centre) avec Le savoureux, et à gauche Valéry et Madame à l'extrême gauche

"Nous pénétrons sur la terrasse. Arrivent deux autres invités, le comte… (je ne retrouve pas le nom) et sa femme. Le docteur arrive, leur apprend que Valéry ne vient pas, et les raisons. Valéry doit faire demain à la Nationale une conférence sur Hugo. Cette affaire de mâchoire tombe mal. Mme Valéry se demande, nous dit le docteur, s’il pourra la faire. Benda a ce mot, de l’air le plus innocent : « Il ne parlera pas plus mal avec sa fluxion. »

Benda et moi faisons ensemble un tour de parc. Il me dit que cette fluxion de Valéry pourrait bien être une frime, qu’il doit avoir un autre dîner dans le « grand monde ». Nous plaignons tous les deux Valéry pour la vie qu’il a. Benda dit qu’elle doit lui plaire, qu’il doit y trouver des satisfactions de vanité. Autrement, comment expliquer ? Il se met à débiner Valéry, qui se prend au sérieux, qui prend au sérieux l’Académie, disant des choses de ce genre, à propos de candidats : « Nous ne pouvons prendre Un Tel. Nous ne voulons pas de Un Tel. » Ce qu’il trouve tout à fait comique. Il me dit là-dessus : « J’ai le droit de porter le jugement que je porte. Avant la guerre j’écrivais des articles dans le Figaro. J’avais publié un volume : Belphégor, que tout le monde prit pour un ouvrage réactionnaire, — ce qui n’était pas d’ailleurs. Je n’avais qu’à continuer. Quelques visites, quelques démarches. J’aurais été de l’Académie, moi aussi. J’ai préféré faire ce qui me plaisait. C’est comme le « monde ». Moi aussi, j’y suis allé dans le « monde » pour voir ce que c’est. J’y suis allé pendant deux ans. Quand j’ai vu ce que je voulais voir, je n’y ai plus remis les pieds. C’est odieux. Et tous ces gens qui croient vous plaire en vous disant : « Qu’est-ce que vous préparez ? » Je répondais toujours : « Moi, je ne prépare rien. Je me repose, je me promène. »

Nous étions revenus sur la terrasse. Je m’assieds à l’écart, laissant Benda bavarder avec des gens. Le docteur sort du pavillon avec d’autres invités venant d’arriver. Je vois une dame âgée venir vers moi, sans que je pense à me lever, ne pensant pas que c’était à moi qu’elle allait s’adresser : « Monsieur Léautaud, c’est très heureux de vous voir après si longtemps. » C’était Mme Valéry. Je ne l’avais pas reconnue, si changée. Je ne l’ai reconnue, tout de suite, qu’à sa façon de parler. Cela fait bien trente-cinq ans que je l’avais vue. Elle me confirme tout de suite que Valéry ne viendra pas et veut bien me dire qu’il l’a beaucoup regretté, se faisant un grand plaisir de me voir.

On se met à table. Je suis placé à côté de Mme Valéry. Il y a comme invités Mme Octave Homberg, la femme du financier, — dont elle vit séparée, paraît-il — qui s’est vouée à Mozart, organise partout, en France et en Italie, des concerts Mozart. L’abbé Mugnier est placé à côté d’elle. Elle n’a pas arrêté de parler pendant tout le dîner, jolie, du reste, — avec de vilaines jambes, éloquente, du feu, gracieuse d’expression, paraissant sentir vivement ce qu’elle dit. Comme elle faisait elle-même à un moment la remarque qu’elle parle beaucoup : « Parlez, Madame, parlez, parlez ! » lui a dit l’abbé Mugnier, ce qui a fait rire toute la table, mais ne l’a pas arrêtée, elle, de parler. Benda n’a pas été moins éloquent qu’elle. J’ai rarement vu parler de soi avec autant d’assiduité ce soir, comme chaque fois que j’ai vu Benda à la Vallée-aux-Loups, — ce qui me surprend toujours chez un homme intelligent. Il avait commencé dans un tour de parc fait par tous les invités avant le dîner. Sujet : Le Congrès international d’écrivains pour la défense de la culture, dans lequel il s’est laissé fourrer. Comme on lui demandait ce qui s’y est passé, il a dit que cela a été lamentable, une pétaudière. « J’estime que moi, j’ai dit quelque chose. Et naturellement, je n’ai eu aucun succès. On m’a regardé comme un intrus. » Il a développé cela pendant le dîner, riant lui-même de bon cœur de ce qu’il racontait. Il leur en a bouché un coin pour de bon (aux membres du congrès) avec cet argument : « Nous avons une culture occidentale qui a fait ses preuves, à laquelle nous tenons, que nous ne voulons pas abandonner. Quel est votre but ? Voulez-vous la continuer en y ajoutant la vôtre, ou voulez-vous la détruire ? Tout l’intérêt est là. » — Personne n’a répondu et on lui a marqué tout de suite de l’hostilité. Gide n’a dit que des niaiseries. Les autres, du vague."

Benda met le doigt sur l'essentiel : les communistes veulent-ils que la culture prolétarienne qu'ils promeuvent remplace , et se substitue à, la culture "bourgeoise" et "occidentale", ou bien veulent ajouter la leur à celle-ci? Dans bien des cas, il semble qu'ils adoptent la première position. 

Benda après guerre rejoindra les communistes, mais n'accepta jamais la théorie du remplacement.


Hermétiques ouvriers, en guerre avec mon silence


dimanche 31 décembre 2023

BENDA A HARVARD



"Pour le grand historien Niall Ferguson, le monde académique américain n’est pas sans rappeler la « trahison des clercs » dénoncée par Julien Benda à la veille des années 1930."

 l'article de The Free Press est traduit dans Le Point

"En 1927, le philosophe français Julien Benda publiait La Trahison des clercs, ouvrage fustigeant la descente des intellectuels européens vers les extrêmes du nationalisme et du racisme. À cette date, si Benitto Mussolini était au pouvoir depuis cinq ans en Italie, il allait en falloir encore six à Adolf Hitler avant d'y parvenir en Allemagne, et treize pour sa victoire sur la France. Reste que, déjà, Benda percevait le rôle si pernicieux joué par bon nombre d'universitaires dans le champ politique.
Comme il l'écrit, les mêmes qui étaient censés poursuivre la vie de l'esprit avaient en réalité inauguré « le siècle de l'organisation intellectuelle des haines politiques ». Des haines déjà en train de quitter le terrain des idées pour rejoindre celui de la violence – avec des conséquences catastrophiques pour l'ensemble de l'Europe.

Un siècle plus tard, le monde universitaire américain aura emprunté une trajectoire politique inverse – en s'enfonçant vers l'extrême gauche, pas l'extrême droite – pour néanmoins aboutir grosso modo au même résultat. Et on peut aujourd'hui se demander si, contrairement aux Allemands, il nous reste de quoi éviter la catastrophe.

Un peu à l'instar de Benda, cela fait une bonne décennie que je suis stupéfait par la trahison de mes collègues intellectuels. Tout comme j'ai pu voir l'enthousiasme avec lequel administrateurs, donateurs et anciens élèves ont toléré la politisation des universités américaines poussée par une coalition illibérale de progressistes « wokes », d'adeptes de la « théorie critique de la race » et d'apologistes de l'extrémisme islamiste."

 

 

Le  contexte immédiat de cet article est le passage, le 5 decembre 2023, de Claudine Gay,  présidente de Harvard,  Elizabeth Magill presidente de Université de Pennsylvanie, et Sally Kornbluth, du Massachusetts Institute of Technology,devant une commission du Congrès. Interrogées par Elise Stefanik, représentante républicaine de l’Etat de New York, elles se sont vues demander:

Est-ce que l’appel au génocide des juifs viole le code de conduite » des universités concernées, en matière de harcèlement et d’intimidation ? « Cela peut être le cas, selon le contexte, comme cibler un individu », a répondu Claudine Gay. « Si le discours se transforme en conduite, cela peut être du harcèlement », a déclaré Elizabeth Magill, expliquant aussi que la décision de qualification « dépendait du contexte ».

Sally Kornbluth avait pourtant commencé par expliquer : « Je n’ai pas entendu parler d’appel au génocide des juifs sur notre campus. » « Mais vous avez entendu des “chants pour l’intifada” [soulèvement] », a répliqué Elise Stefanik. Cette dernière avait débuté l’audition en donnant sa définition personnelle de l’intifada – « Vous comprenez que cet appel à l’intifada est de commettre un génocide contre les juifs en Israël et au niveau mondial », faisant basculer le débat du soutien à l’intifada de certains manifestants à la question du génocide.

Quelques jours plus tard, on apprit que Claudine Gay était accusée de plagiat sur plusieurs passages de sa thèse. Mais ses accusateurs sont des Républicains qui ont tout intérêt à la couler. Et Niall Ferguson a quitté Stanford pour Austin, bastion du conservatisme.

Niall Ferguson a raison de voir dans la vague Eveillée une manifestation de la ruine de l'esprit, et de faire un parallèle entre nazisme et Eveil, mais fait l'erreur usuelle sur La trahison des clercs : Benda ne fustige pas tant le fait que les intellectuels fassent de la politique que le fait que ce faisant ils ne le fassent pas au nom du respect de la vérité. Son message n'était pas qu'il fallait renoncer comme intellectuel à l'engagement politique, mais qu'en prenant des positions politiques on ne pouvait pas renoncer à la recherche du vrai. Or les politiques américaines de discrimination positive, dont Claudine Gay est l'une des thuriféraires visent à nous dire : "Peu importe le savoir le principal est que les minorités discriminées puissent bénéficier de discrimination inversée". Ce qui veut dire qu'il est plus important d'avoir à Harvard une présidente noire , ayant peu publié (elle n'a écrit aucun livre, et a fait sa carrière dans l'administration) et ayant peut être plagié sa thèse, que d'avoir un blanc ou une blanche ayant tous les titres et travaux académiquement reconnus. Autrement dit que les pouvoirs académiques doivent aller plus à des politiques qu'à des savants. Au fond, c'est dans la logique des universités américaines, qui ont toujours été plus des machines politico économiques, servant de relais au sport et au business, plutôt que des lieux de réclusion spirituelle. Du moment que la Law School de Harvard , décrite de manière amusante dans La revanche d'une blonde , n'est pas menacée, ni ses équipes sportives, tout va bien. La trahison des clercs académiques avait commencé bien avant la nomination de Claudine Gay et bien avant l'Eveillisme, par un renoncement à mettre la connaissance au centre de la liberté académiques. Elle était inscrite dans le système universitaire américain. 

    Une autre leçon de Benda était, toujours au nom de son universalisme des valeurs de l'esprit, que le respect de la vérité et de la justice ne peut pas être, comme l'a dit la présidente de Harvard, affaire de "contexte". Un principe universel s'applique ou pas. Il s'applique toujours dans un contexte, mais en lui-même il n'est pas affaire de contexte, il vaut absolument.

PS 3 janvier 2023 On apprend que Claudine Gay a démissionné.

La Revanche d'une blonde - film 2001 - AlloCiné
la blonde traversant le yard de Harvard

mercredi 13 décembre 2023

CONTE DE NOEL

 

UN SAPIN SANS GUIRLANDES

 

 

 

Il était une fois un petit sapin, qui poussait vaillamment dans une sapinière, attendant qu’on vienne le couper pour Noël, pour qu’on le mette dans un salon où les petits enfants le décoreraient et auraient auprès de lui leurs cadeaux. Il serait fêté, couvert de guirlandes et de bougies, et aurait, après cette vie solitaire dans la sapinière, son heure de gloire. Mais quand vint Noël, cette année-là, on coupa tous les autres sapins de la sapinière, mais pas lui. Il resta seul, isolé et tout triste au milieu des troncs coupés. Il se demanda pourquoi on ne l’avait pas pris. Peut-être l’avait-on oublié. Peut-être était-ce parce qu’il n’avait pas la forme des sapins ordinaires : ni celle d’un Nordmann, ni celle d’un epicea, ni celle d’un nobilis. Il était un peu asymétrique, avec des branches plus fournies d’un côté, et il était plus trapu que ses voisins. Peut-être avait-on jugé qu’il devait encore grandir et se développer. Il attendit sagement l’année suivante. Elle vint. Il avait grandi, et ses branches

 

 

 


 

étaient à présent plus symétriques. Il était prêt. Il était même, comparé à ses voisins dans la sapinière, qui avaient été plantés après lui, bien plus grand et bien plus fort. Mais quand vint Noël, de nouveau on l’oublia, et il resta seul au milieu des troncs coupés. Les autres étaient partis dans un camion, tout fiers. Ils allaient être vendus, transportés dans les salons et les salles à manger, recevoir quantité de guirlandes de couleur, de boules multicolores, d’étoiles, de bougies, de petits bonbons et de Pères Noël en plastique et en chocolat. On allait faire à côté d’eux des crèches, avec le Petit Jésus, Marie sa mère, Joseph l’inutile, le bœuf, l’âne, et les rois mages, Gaspard, Melchior, Balthazar.

 

Mais lui n’avait rien, il resta encore seul dans la sapinière. Il savait bien qu’une fois Noël passé, tous ses anciens camarades sècheraient dans un coin, tout jaunis, rejetés sur les trottoirs dans des sacs poubelle, ou passeraient au feu.  Il se dit que peut-être on l’avait gardé là pour lui donner un destin plus beau. Une fois grandi, il pourrait être un de ces grands sapins qu’on met dans les halls de gare ou dans les grands magasins, ou les salles de fêtes, voire même, quand il n’y avait pas de protestations des associations laïques, dans des bâtiments publics. Peut-être même le replanterait-on dans un jardin, où il

 

pourrait finir ses jours dans une herbe grasse entouré de jolies plantes. Il se rassurait en pensant que lui au moins n’avait pas été coupé, et qu’il serait comme les fameux sapins d’Apollinaire :

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

 

 

Il attendit donc. Mais même s’il était devenu plus grand et plus fort, il dépérissait, il commençait un peu à perdre ses aiguilles, à jaunir lui-même, attaqué par des chenilles processionnaires et toutes sortes de cirons. Il se faisait une raison, en se disant qu’il n’avait pas besoin, pour être un vrai sapin, d’être enguirlandé et qu’il était aussi bien en se tenant solitaire dans sa forêt. Enfin, au Noël suivant, on le jugea digne d’être coupé. Il partit sur un

 

grand camion, avec quelques confrères qui avaient à peu près la même taille que lui, mais n’en menaient pas large. Il pensa qu’on le conduisait dans quelque lieu public qu’il honorerait de sa taille et de sa prestance conservées. Il déchanta. On le conduisit dans une sorte de hangar. Mais là pas de Gaspard, ni de Melchior, ni de Balthazar, et pas de guirlandes, sinon deux ou trois boules et quelques rares bougies, juste histoire de faire semblant. C’était une vente de charité,  une sorte de brocante minable, où l’on espérait écouler quelques vieux disques, quelques vieux bouquins et quelques meubles mochards tirés des greniers. Il comprit qu’il n’était là que pour faire de la figuration. Personne ne se souciait de lui. Une dame vint bien lui poser quelques guirlandes ramassées sur les autres sapins. Mais il était trop tard pour ces décorations incongrues. Il se résigna, pensant qu’au moins son bois noueux, ses branches inégales et ses aiguilles feraient, quand il serait découpé, un bon feu, qui chaufferait les petits enfants.

 voir le titre du Guardian  16/12/23 :

 

L'art d'être grand-père ou la complicité des âges extrêmes dans leurs  relation avec l'au-delà – Arts et Lettres