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lundi 23 septembre 2019

L'humiliation des Montfort

  ( Ce billet fait partie de ceux qu'Ange Scalpel a laissés dans ses papiers posthumes.
Il aimait à dénoncer les plagiats, mais comme on s'en apercevra ici, il ne craignait pas d'en commettre. Ce texte  est publié ici sous ma seule responsabilité)
                                                                                                 Angela Cleps





      Lorsque l’académicien Gabriel Montfort mourut, des nécrologies élogieuses mais légèrement embarrassées parurent dans les journaux. On célébra son œuvre de juriste, de philosophe et d’éducateur, sa carrière universitaire et politique, et l’on rappela les multiples médailles, légions, rosettes et prix dont il avait été le récipiendaire. Les académies et les instituts dont il avait été membre prononcèrent des éloges solennels sous des coupoles et des plafonds dorés et lambrissés. Un grand représentant de l’intellect disparaissait, on perdait un pionnier de l’application de l’intelligence artificielle au droit, un membre éminent de l’Etat qui avait rendu d’immenses services à la Science et aux Humanités, docteur honoris causa de nombreuses universités étrangères, animateur de rencontres internationales brillantes, nous quittait. Le succès avait accompagné toutes ses entreprises, et ses œuvres lumineuses accompagneraient les générations futures. On avait plus de mal à cerner ses contributions philosophiques, mais on retenait qu’il avait défendu la créativité humaine face au progrès de la technique, rétabli la force du droit dans la cybernétique, fait circuler les savoirs comme aucun passeur avant lui,  et puissamment anticipé l’humanisme de notre temps contre l’envahissement des machines tout en reconnaissant la part de nature qui gît dans notre culture. On évoquait les multiples colloques, conférences et débats décisifs auxquels il avait contribué et qu'il avait organisés si brillamment. Ses contemporains émus se souvenaient des rencontres éphémères, mais si significatives, auxquelles il avait participé, des entretiens qu’il avait menés d’une main experte, levant les fonds, organisant voyages et hôtels jusqu’à se soucier des réservations, et publiant les ouvrages collectifs qui en étaient sortis, dont on avait oublié les titres et les sujets. Quelque chose pourtant semblait manquer aux obituaires, comme s’ils ne parvenaient pas à cerner comment Montfort avait pu réussir si bien en tout en dépit d’accomplissements dont personne ne parvenait à voir en quoi ils lui avaient valu tant d’honneurs. Même son ancien collègue et ami Guillaume Elpis, l’un de ceux qui le connaissaient le mieux pour avoir en vain essayé de rivaliser avec lui, n’avait pas réellement pu percer la clef d’une gloire aussi monotone. Quand il lut les nécrologies, sa première réaction fut de hausser les épaules, comme s’il ne valait pas la peine, une fois encore, d’essayer de comprendre pourquoi un individu aussi falot, à propos duquel  il n’y avait à peu près rien à dire,  avait pu tant d’années, et à présent au-delà de la mort, faire illusion. L’habileté sociale et universitaire, l’entregent, le bagout du personnage et la pauvreté en esprit du temps, qui favorisaient la publicité, la communication et la sacro-sainte « interdisciplinarité », n’expliquaient pas tout. Il avait su tirer le meilleur parti de la faiblesse de jugement de ses contemporains, de la sottise de ses épouses et de ses étudiants en mal de bourses et de lettres de recommandation, de l’ignorance des littéraires en matière scientifique  comme de l’ignorance symétrique des scientifiques en matière littéraire, de la misère des milieux correspondants en matière de conditions d’existence au sein d’un univers gouverné par le journalisme et les media, mais le résidu de doute demeurait : « Et si après tout, cette gloire incongrue n’avait pas été méritée ? Et si ceux qui s’enorgueillaient de  leur allégeance à l’Esprit n’étaient pas eux-mêmes de petits braconniers ? «  Ah tant pis ! Je dois aller à son enterrement, j’ai été son collègue après tout, et je me suis trouvé présent quasiment à toutes les occasions où il recevait des hommages. Ne serait-ce que pour comprendre enfin pourquoi il a pu faire illusion, et par devoir,  il me faut y aller.» 
   Madame Elpis, jeta d’abord un regard inquiet et réprobateur à son mari. « Vous allez abuser de ma patience. Vous êtes bien plus malade qu’il ne l’a jamais été.
-          Oh ! tant qu’il ne me condamne qu’à l’enterrer !
-          Mais c’est moi que vous condamnez, avec vos soi-disant élans chevaleresques, votre sens du devoir universitaire, alors même qu’il n’en a jamais manifesté la moindre parcelle et n’a fait, de toute sa carrière, que sucer vos ressources intellectuelles que vous lui délivriez au nom de la prétendue générosité de l’esprit dont vous vous croyiez investi ! A aucun moment il ne consentit à vous sacrifier quoi que soit, et il n’aurait jamais même songé à vous conférer la moindre parcelle des honneurs qu’il n’a cessé de  recevoir en vous pillant, et qui vous étaient en réalité dus, en vous volant comme un bandit de grand chemin. Aucun intellectuel de votre milieu n’a jamais manifesté aussi bien l’imposture, le ridicule qu’il y a à recevoir une gloire imméritée, une telle absence de vergogne à en profiter, et tout cela à votre détriment ! Pas un seul de ses prétendus  écrits qui ne soit fait de vol et de rapine, sur fond de bêtise mal dissimulée mais glorifiée par des crétins ! Combien de fois ne m’avez-vous pas dit vous-même que vous reconnaissiez, dans ses conférences, le plagiat éhonté, dans ses présences mondaines, la petitesse et la vulgarité d’un gagne-petit de l’intellect ! Et vous voudriez à présent vous pencher sur la tombe de cet escroc !
-         -  Chère amie, ce qu’il m’a fait n’est que le produit de votre imagination et de votre sens de la gratitude universitaire, dont vous devriez savoir qu’il n’existe pas chez les intéressés.
-          - Je me demande bien en effet de quelle gratitude il a pu faire montre à votre endroit, et pourquoi il vous faudrait être loyal envers un tel pirate !
-      -     Il n’en reste pas moins l’un de mes contemporains, et qu’il représente, même petitement, l’époque. Nous avons mené certains combats ensemble, souvent écrit sur des sujets voisins, il a été longtemps mon collègue à l’université. Je dérogerais à mon devoir de mémoire si je ne faisais pas l’effort d’au moins aller le saluer une dernière fois, quoiqu’il m’en coûte. Après tout, nous nous saluions encore avec camaraderie, comme de vieux complices.

-          Ah oui ! Tout comme il avait le soin de jouer de sa connivence avec tous ceux qu’il volait comme dans un bois, dont il savait tirer avantage sans jamais reconnaître leurs mérites. Vous l’avez toujours soutenu, allant même jusqu’à le laisser élire dans des postes qui vous revenaient à vous, alors qu’il vous a toujours écrasé de son mépris. Il vous a utilisé, il a pressé le citron jusqu’à la dernière goutte, et, vous étiez toujours là à lui tendre vos perches, au nom de l’honneur et de la modestie ! Il a réussi sur votre dos, épiant tous vos mouvements pour les singer et en tirer profit ! Quel don peut il y avoir là-dedans sinon celui de la crapulerie ? Ce sont vos propres dons qu’il a exploités, le plus souvent parce que vous les lui offriez gratis, et le reste du temps dans votre dos !
-          Quant à moi, je vous ai comprise, chère amie, mais j’accomplis mon devoir et vous rejoins aussitôt.

I
            Il  partit le lendemain seul aux obsèques, qui avaient lieu au cimetière familial des Montfort en Touraine, et n’était pas mécontent – sa femme le réalisait mieux que lui – de se sentir appartenir à cette foule distinguée qui chaque fois qu’elle rend hommage à l’un des siens se sent rendre hommage à elle-même. Mais Madame Elpis s’inquiétait de ce voyage d’hiver et de ce qu’il impliquait d’attentes dans le froid et la boue d’un cimetière. Elle se morfondait en espérant son retour rapide, réfléchissant à tout ce que son mari avait subi, et à l’injustice dont il avait été victime. C’est lui en réalité qui avait, par son œuvre pionnière, établi dans le monde savant tout le domaine dont Montfort allait quelques années plus tard, en le copiant et en venant dans son sillage profiter de ce qu’Elpis avait semé. Souvent lui venait cette image chez David Hume d’un chasseur qui poursuit un lièvre sur des lieues, et qui au dernier moment, quand l’animal est sur le point d’être pris, se le voit rafler par un concurrent opportuniste. Elpis avait tout donné, tout inventé, mais c’est Montfort qui avait recueilli les fruits. A soixante ans, Guillaume avait tout au plus fait une carrière honnête et digne, mais jamais n’avait eu la reconnaissance publique, ou même simplement universitaire, qu’il méritait et dont Montfort avait, quant à lui, joui sans cesse, alors même qu’il n’avait pas une once du talent de Guillaume. Il avait obtenu par arrivisme les prérogatives que  ce dernier n’avait jamais recherchées, profité de ce qu’avec générosité Elpis lui avait indiqué, et le plus souvent s’était simplement approprié ses idées et ses œuvres en les présentant comme siennes. Il avait joué de la société médiatique et cybernétique que son mari avait été incapable de contrôler fût-ce un peu. Elle se souvenait même que Montfort avait essayé de la séduire, sûr de son charme, alors qu’elle n’était que fiancée à Elpis. Il cherchait toujours à s’approprier les biens d’autrui.

    Son mari rentra de l’enterrement avec un rhume, qui dégénéra vite en une pneumonie. Madame Elpis n’eut même pas la force de se mettre en colère et de lui reprocher ce voyage, tant elle sentait que c’était encore un fois la sottise de son mari, alliée à la cruauté du sort, qui faisait de Montfort son fardeau, même au fond de la tombe. En une semaine Elpis était mort, laissant sa veuve à son chagrin, et son destin à l’obscurité.  

    Car au lieu d’avoir droit, comme Montfort, à des funérailles grandioses, Elpis fut enterré en petit comité, presque en catimini. Là où Montfort avait eu droit à une demi- page dans le Monde, Elpis n’était signalé que par quelques lignes dans le carnet du journal, à côté d’un proviseur et d’un bâtonnier. C’est tout juste si son université lui consacra une notice, et les deux ou trois sociétés savantes qu’il avait fondées et présidées mirent des mois avant de s’apercevoir de sa mort. Madame Elpis, au fond, préférait cela, elle repoussa les lettres lui proposant de lire des hommages qu’elle prévoyait parfaitement insipides, de son mari face à des assemblées de vieillards cacochymes et ignorants. Un étudiant se présenta un jour à la porte, venu dire son admiration. Elle l’éconduit froidement, flairant la captation d’héritage. Elle en vint  à douter, en voyant combien Guillaume Elpis était vite tombé dans l’oubli, qu’il eût jamais mérité un autre sort. La seule chose qui la rassurait était que le sort de Montfort ne semblait pas être meilleur. L’eau sombre de l’oubli s’était refermée sur leur commune fontaine. Pour en avoir le cœur net, elle s’adressa à quelques amis de Guillaume, dont elle croyait qu’ils sauraient mieux qu’elle évaluer ses mérites. Mais leurs réponses prudentes, laconiques et polies, la plongèrent dans le doute. Et si, après tout, Elpis ne méritait pas simplement son destin obscur? 

       A quelque temps de là, une circonstance concourut à son désarroi. La veuve de Montfort, Sylvia, lui écrivit pour lui faire part de son désir de réunir et de publier  les textes inédits de son mari, qui, disait-elle, devaient avoir été répandus entre ses collègues et ses amis, mais qu’elle n’avait pas pu par elle-même retrouver. Madame Elpis ne pourrait-elle l’aider à honorer la mémoire de  Gabriel Montfort ? Sophie Elpis serra les poings de rage, et commença par se dire que trop était trop : fallait-il aussi qu’elle contribuât elle-même, par son mari interposé, à la gloire de son rival malhonnête ? Si ces manuscrits posthumes, parmi lesquels seraient sans doute des correspondances, venaient à être publiés, son époux ne serait-il pas encore une fois comparé à son éminent contemporain et par là même diminué ? Sa première réaction fut d’écrire à la veuve de Montfort qu’elle ne trouvait rien dans les papiers de son mari. Mais elle finit par chercher dans les tiroirs, dans les fichiers d’ordinateurs. Elle trouva des textes substantiels, où les deux auteurs échangeaient, et où, pensait-elle, son mari brillerait. Elle hésita longtemps, sachant par avance qu’elle signait, si l’on peut dire, l’arrêt de mort posthume de son mari. Elle écrivit à Sylvia Montfort : « Chère Madame, j’ai trouvé, dans les manuscrits de mon mari et dans ses correspondances, des textes substantiels de Gabriel Montfort et des correspondances de mon mari à lui adressées. Je vous les envoie. »
   Dans les semaines et les mois qui suivirent, elle ne cessa de regretter son geste : ne venait-elle pas d’enterrer Guillaume Elpis une seconde fois ? Quand paraîtrait le volume des textes de Montfort, avec en regard ceux de son mari, celui-ci ne serait-il pas de nouveau enfoncé, réduit à rien, face à l’éminence de son contemporain ? 

     Le livre tant attendu parut, pompeusement intitulé Principia juridica, et sous-titré Essais et correspondance. L’éditeur avait bien fait les choses. Les gazettes avaient annoncé l’un des livres les plus importants de  ce début de siècle, et les libraires avaient réservé leurs piles les plus en vue pour que l’acheteur ne le manque pas. Les sites web les vendaient en avant-première, des robots simulaient un succès mondial, les listes de diffusion ne cessaient d’inonder  leurs lecteurs de messages et les revues électroniques se préparaient à lui consacrer leurs comptes rendus les plus longs, ceux qui dépassaient les vingt lignes fatidiques au-delà desquelles personne ne lit sur écran. Madame Elpis parcourut fiévreusement l’ouvrage que Sylvia Montfort avait composé avec les inédits de son mari et ses lettres à Guillaume Elpis. C’était un fort volume de plus de 700 pages. Le contraste était écrasant. Les lettres de de Montfort étaient d’une banalité et d’une insipidité totales, à peine plus littéraires que des notes de blanchisserie, alors que celles d’Elpis – que Sylvia Montfort, vilénie supplémentaire, n’avait pas toutes reproduites - étaient enjouées, profondes, ironiques, et constituaient chacune un petit essai à part entière, plein d’esprit et d’érudition.  Mais surtout, ce qui frappait étaient les articles inédits ou les écrits de Montfort lui-même que sa veuve avait jugé bon de publier ou d’extraire de revues où on les avait oubliés. Ces textes étaient tous d’une banalité à pleurer, et surtout, comme les critiques ne tardèrent pas à s’en apercevoir, tous plagiés ou démarqués de textes bien connus d’autres écrivains et d’autres savants. Cela rappela à Sophie Elpis un épisode que lui avait jadis narré son mari. Convié à faire une conférence  sur les obligations juridiques des robots à la Société française de droit cybernétique comparé, Montfort avait commencé à parler en donnant une introduction vague et plate, et au bout d’un quart d’heure, là où il aurait dû entrer dans le vif de son sujet, s’était interrompu, à la stupeur de l’auditoire, prétextant qu’il en avait dit assez. Elpis avait vite compris la raison de son brusque silence : Montfort, au moment d’aborder la partie substantielle de son exposé, venait de se rendre compte que son ancien ami était dans la salle, et avait préféré se taire plutôt que de lire un texte manifestement plagié sur celui du dernier livre d’Elpis, qui traitait précisément des obligations juridiques des robots. Pour éviter la disgrâce d’une découverte de son imposture par celui qu’il avait plagié, il avait immédiatement battu en retraite. Ce n’était pas le seul indice de la forfaiture de Montfort. Sylvia avait inclus, dans la liste des écrits de son mari, la table des matières d’un volume qu’il avait présenté en vue de son élection à l’Académie d’épiphénoménologie. Elle ne s’en était pas rendu compte, ignorant tout de ces graves sujets, mais n’importe quelle personne un peu au courant de ce dont il est question pouvait voir la supercherie : aucun de ces écrits n’existait. Il suffisait se reporter aux sommaires des revues qui avaient abrité ces prétendues publications pour voir qu’ils n’y figuraient pas. Monfort avait donc produit un faux grossier, mais personne n’avait été vérifier.

   Les critiques eux-mêmes de Principia juridica constatèrent ces emprunts, mais la plupart ne virent guère ces filouteries. Ils ne manquèrent pas néanmoins de constater l’inanité complète de ces textes. Ils ne dirent pas explicitement, par veulerie, que le livre et son auteur étaient nuls, mais usèrent de l’arme habituelle du monde littéraire et académique : le silence. Les revues qui avaient prévu leurs numéros spéciaux, les émissions de télé leurs plateaux, les sites web leurs plateformes, les universités leurs tables rondes et colloques autour du livre, les comptes face book et les tweets supposés allumer le feu, décrochèrent soudain, pensèrent à d’autres invités et twittèrent dans d’autres cybersphères. Seuls quelques attardés, qui n’avaient pas encore compris combien Montfort était démonétisé, s’obstinèrent. Mais très vite, face aux défections, ils déchantèrent.  Pendant ce temps, Sophie Elpis jubilait. Enfin le masque était levé. Montfort allait apparaître au grand jour, comme ce qu’il avait été , et son mari serait réhabilité, remis à sa vraie place, la toute première. 


Puvis de Chavannes, le rêve

      Mais rien de cela n’arriva. Comme auparavant, c’était comme si Montfort avait entraîné Elpis dans le gouffre de son propre oubli. Alors Sophie reprit le flambeau, et avec courage voulut faire le travail que Sylvia n’avait pas su ni puet pour cause ! - faire de son côté et pour son propre héros : publier les œuvres de Guillaume, lui rendre enfin l’hommage dû. Elle s’attela à la tâche. Mais elle ne trouva guère de papiers, ni de livres imprimés, qui dormaient sur les étagères de sa bibliothèque, et qui semblaient devoir rester là, sans que jamais ils connussent d’autres éditions. En revanche elle trouva, au fond de l’ordinateur de son mari, des centaines de fichiers, dont certains avaient été rendus illisibles par l’obsolescence des logiciels. Un trésor gisait là, elle en était sûre. Mais elle se sentait incapable de transcrire ces logiciels complexes, de dresser la liste de ces manuscrits, dont certains étaient de vrais livres, de comprendre leur ordonnancement pour en faire des livres. Elle se souvint de l’étudiant qu’elle avait éconduit : ne pourrait-il se faire l’editor des œuvres de son maître ? 
     Elle retrouva l’adresse de Félicien Pendergast, qui était venu témoigner son admiration. Malgré l’accueil plutôt frais que le jeune homme avait subi un an auparavant, il accepta la tâche, et se mit au travail. Il entreprit de faire la liste des inédits de Guillaume Elpis, et de mettre de l’ordre dans ce qu’on ne saurait plus appeler des manuscrits – des loguscrits ? Elle accueillit le jeune homme chez elle, et lui offrit le vivre et le couvert, ainsi qu’un salaire. Il travaillait avec l’enthousiasme des disciples. Il entreprit de lire les milliers de pages d’Elpis. Il fit des découvertes enthousiasmantes, mais souvent les textes s’arrêtaient là, inachevés. Il fallait saisir ailleurs leur reprise, sous une autre forme, et en fait tout réécrire.

    Au bout de quelques semaines de travail, Pendergast se sentait perdu dans cette jungle de textes. Mais surtout, il avait l’impression que ceux-ci lui résistaient, comme physiquement. Des passages entiers qu’il croyait avoir retranscrits se trouvaient brusquement effacés. Il accusa les logiciels, ou sa propre inexpertise informatique. Il était pourtant parvenu à tout traduire dans un langage accessible à son propre ordinateur. Il passait jours et nuit dans le bureau d’Elpis, dormant dans une chambre attenante. La veuve venait de temps à autre s’enquérir de l’avancement du travail. Elle lui trouvait, rétrospectivement, une certaine ressemblance avec son feu mari, et s’adressait avec lui avec une certaine tendresse. Mais au fur et à mesure que son travail avançait, Pendergast se sentait plongé dans un malaise dont il ne parvenait pas à saisir l’origine, mais dont il finit par identifier la cause possible : des fichiers disparaissaient brusquement de l’ordinateur, des pages entières revenaient au néant. C’était comme si une main invisible avait effacé des plages entières de texte. Quand il travaillait seul dans le bureau, à la table du défunt, il sentait quelquefois comme un souffle derrière son dos, un craquement des boiseries. Puis il s’aperçut que la souris de l’ordinateur se déplaçait seule sur l’écran, envoyant à la corbeille des textes qu’il avait pourtant soigneusement sélectionnés et copiés sur des clefs USB, mais qu’il ne retrouvait pas plus sur celles-ci. Une présence inconnue, mais dont le choix semblait très informé et sûr, conspirait à écraser ses fichiers, à détruire tout son travail. Il en informa la veuve Elpis, qui prit d’abord ces destructions comme l’effet de la mauvaise volonté de Pendergast. Mais elle dût finalement se rendre à l’évidence : les œuvres posthumes d’Elpis s’annihilaient lentement sous leurs yeux. Elle crut à quelque virus informatique. Mais les logiciels espions étaient introuvables. Au bout de quelques jours, il ne restait plus rien, et le projet tomba dans les profondeurs du disque dur, sans qu’aucun informaticien pût les récupérer. La maison Elpis, tout comme la maison Monfort et la maison Usher, était tombée d’elle-même, la laissant à son chagrin et à son oubli derechef.