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jeudi 10 décembre 2015

Il ballo delle ingrate









Ingrats, monstres que la nature
A pétris d’une fange impure
Qu’elle dédaigna d’animer,
Il manque à votre âme sauvage
Des humains le plus beau partage ;
Vous n’avez pas le don d’aimer.

                                                     Voltaire, Ode à l’ingratitude

               Colin admira l’habit, et ne fut point jaloux ; 
                mais Jeannot prit  un air de supériorité qui affligea Colin. 
              Dès ce moment Jeannot n’étudia plus, se regarda au miroir, 
             et méprisa tout le monde.

                                                                                   Jeannot et Colin



-                    Le vieux Dico, garde d’une ferme à crocodiles à Yamousoukro s’occupe de ses sauriens  pendant vingt ans. Au moment de prendre sa retraite, il fait une dernière démonstration aux touristes devant la caméra. Il glisse dans le bassin aux crocodiles, qui le dévorent sous le regard horrifié des témoins.
-
-                      X a mis Y sous sa protection, et l’a aidé à gravir tous les échelons de la carrière. Une fois parvenu, Y se comporte en toutes circonstances comme s’il n’avait jamais rencontré X , et lui manifeste son profond mépris.

-                      Un étudiant X sait qu’il doit beaucoup à son directeur de thèse Y, qui lui tout appris et a guidé ses pas à chaque étape du travail. Au moment de publier un livre à partir de sa thèse, X ne mentionne pas Y dans les remerciements, mais remercie des personnalités plus connues, qui ne l’ont aidé en rien, mais qu’il est plus prestigieux de remercier. 

-                    Dans un colloque un conférencier X présente un article sur un sujet ignoré de la plupart des participants et donne des références qui leur sont totalement nouvelles. A quelque temps de là, un des participants, Y, présente dans un autre colloque la thématique qu’il a entendu pour la première fois exposer par X, et se présente lui-même comme pionnier en la matière.

       Les crocodiles sont-ils ingrats ? Tacite remarque que l’homme est le seul animal qui est capable d’en vouloir à ceux à qui il a fait du mal. Le mécanisme inverse est parfaitement décrit par La Rochefoucauld : "Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien". 


38 commentaires:

  1. Pourtant, ça remercie beaucoup dans le monde de l' université, non?
    Mais de quelles manières!

    http://parenthese.hypotheses.org/1127

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    1. intéressant remarque . en effet les remerciements sont nombreux. Mais vous aurez noté que votre cas tombe sous le troisième décrit dans le billet...

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  2. Il nous est tous arrivé au moins une fois de subir une situation similaire voir même identique.Je me demande bien sincèrement (naïvement?) comment tout cela est possible? Quels sont les mécanismes à l’œuvre? On n'est même plus dans un défaut de sensibilité, mais dans une sauvagerie invraisemblable.

    Il y a aussi un corollaire fort inquiétant: X est l'étudiant en thèse de Y, Y n'a jamais mis X sous sa protection et n'a jamais daigné lui témoigner une quelconque bienveillance. X admire pourtant Y, a pâti de l'arrogance de Y mais lui est tout de même reconnaissant.

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  3. L'un des auteurs qui le mieux décrit ces mécanismes psychologiques, après les moralistes français, est Jon Elster.
    quant au mécanisme dont vous parlez , je ne le range pas dans l'ingratitude, et ne vois pas trop en quoi il est corollaire de celle ci .

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    1. Arf, j'ai fait un mauvais usage de ce mot. Je pensais "réciproque" en fait.
      Je me disais aussi que le 4ème exemple marchait très bien dans les cas de diffusion massive de foutaises en tout genre. L'ingratitude aurait ainsi à voir avec une conception tronquée de la vérité, voir une négation de celle-ci.

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    2. L'ingratitude est une violation, ou une rupture d'une des normes de la communication et de la recherche de la vérité : celle de la confiance. On fait confiance aux gens, mais il usent de votre confiance à des fins extrinsèques, ou à leurs propres fins.

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  4. Remplacez les caïmans par des pauvres et le vieux gardien par une jeune novice et vous avez une remarquable illustration cinématographique de l'ingratitude : Viridiana de Buñuel. Certes une telle illustration est particulièrement incorrecte politiquement parlant.

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  5. Je n'y avais pas pensé , mais c'est un très bon exemple. Jean Valjean est bien ingrat envers Mr Myriel, mais celui-ci lui donne les chandeliers :

    — Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.

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  6. La Rochefoucauld justifie aussi un certain type d'ingratitude : il y a des manières de rendre service qui sont des raisons de ne pas être reconnaissant ; c'est du moins ce que je comprends de la maxime 96 : " Tel homme est ingrat, qui est moins coupable de son ingratitude que celui qui lui a fait du bien ". Quant à l'ingratitude non méritée par le bienfaiteur, elle semble être due, selon LR, autant à l'orgueil qu'à l'amour-propre : " L'orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer." (228). D'où le désir d'en finir vite avec la dette : " le trop grand empressement qu'on a de s'acquitter d'une obligation est une espèce d'ingratitude." (226). Mais LR cible une autre ingratitude, qui serait causée moins par l'amour-propre et l'orgueil réunis que par l'inconstance : " Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui sont ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. L'application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine de se soumettre."(14) Ce qui semble donc difficile à l'homme est moins la gratitude-émotion qui n'a rien de méritant que la gratitude-vertu qui est l'aptitude à manifester malgré le passage du temps une reconnaissance justifiée. En l'absence de la gratitude-vertu qui est donc de l'ordre du devoir (cf 319 : " on ne saurait conserver longtemps les sentiments qu'on doit avoir pour ses amis et pour ses bienfaiteurs, si on se laisse la liberté de parler souvent de leurs défauts"), l'ingrat est d'abord un oublieux qui peut devenir un haineux mais comme je comprends cette dernière maxime, la raison de la haine n'est pas dans le souvenir du bienfait mais paraît plutôt contemporaine de la haine. On comprend pourquoi alors il y a d'autant plus d'ingratitude que le bienfait est grand, c'est que la constance est d'autant plus requise que le grand bienfait requiert une gratitude durable et non plus éphémère comme le petit bienfait : " Presque tout le monde prend plaisir à s'acquitter des petites obligations ; beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les médiocres ; mais il n'y a quasi personne qui n'ait de l'ingratitude pour les grandes."
    Conclusion : ne rendez que de petits services à vos étudiants !

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  7. Excellent . Il faudrait en faire un post de blog!
    Ce qui m'intéresse depuis toujours est la remarque admirable de Tacite que j'ai citée, qui est le corollaire de LR 14 : on hait ceux qui vous ont fait des bienfaits. Mais je ne crois pas que le Duc ait raison de dire que c'est que récompenser le bien est une servitude. Je dirais plutôt que c'est parce qu'avoir à remercier indique que l'on n'est pas capable d'obtenir par soi -même un bien . C'est assez clair dans le cas des postes et autres positions sociales: on ne veut pas, à ses propres yeux, avoir l'air de recevoir un succès par la faveur d'un autre, mais par son seul mérite, et c'est pourquoi l'aide d'un autre, sentie comme une grâce accordée, déplait.

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    1. C'est à peu près ce que dit Wollstonecraft ds A Vindication of the Rights of Men, en réponse à Burke :
      "If the poor are in distress, they will make some BENEVOLENT exertions to assist tehm ; they will confer obligations, but not do justice. Benevolence is a very amiable specious quality; yet the aversion which men feel to accept a right as a favour, shoudl rather be extolled as a vestige of native dignity, than stigmatized as the odious offspring of ingratitude."

      Cela ne répond pas non plus à votre interrogation, le projecteur n'étant pas ici braqué sur l'effort que le bénéficiaire devrait faire "pour transcender sa haine du bienfaiteur et son autosatisfaction de faire de bienfaits", mais cela pose le pbl de l'arbitraire du bienfait ou du coup de pouce (voire, mais là je m'éloigne, de l'action philanthropique par l'intermédiaire de fondations charitables — alors même que ses sociétés échappent à l'impôt).
      Mais ces pbl de la personnalisation, du cas particulier, du droit que l'on se donne de faire des exceptions, ne se trouvent-ils pas implicitement ds votre 2ème exemple ? N'y a-t-il pas alors conflit avec la "méritocratie" ? Ou pour employer un gros mot, l'équité ?


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    2. Ah merci pour cette référence! C'est aussi ce que disait Benda , citant Malebranche " je préfère la justice à la charité".
      quant aux bienfaits, il y en a de petits ( tenir la porte à quelqu'un en entrant dans un magasin, remercier de l'envoi d'un mail , d'une lettre de recommandation), et des gros : sauver la vie de quelqu'un , lui prêter un grosse somme, l'aider à passer un cap professionnel. Des petits souvent on n'attend pas réponse, mais des gros si. Un de mes amis me dit une fois d'un collègue à qui il avait permis d'accéder à un poste important : "je ne lui demande pas de me remercier, mais au moins qu'il ne me crache pas dessus!"

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  8. Mais alors pourquoi accepter cette grâce si l'on ne se sent pas la force de l'assumer? L'ingratitude escomptée ne devrait-elle pas plier sous l'effet de cette grâce, même avec le temps qui passe? Le plaisir procuré devrait défléchir une quelconque amertume.

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    1. Bien des grâces, comme pour les crocodiles, nous viennent sans que nous donnions notre assentiment: on les saisit au vol, comme les morceaux de chair fraîche, sans réfléchir aux conséquences. Mais quand on y réfléchit , comme les humains le font , on se rend compte qu'on n'aurait pas dû les accepter, et c'est souvent la cause de notre ingratitude. Ceci pour le point de vue du récipiendaire. Du point de vue du donateur, il y a simplement des gens généreux, qui n'attendent rien en contrepartie, ou des naïfs, qui ne se rendent pas compte qu'ils n'auraient pas dû tant donner. Il est bien optimiste, et peu rochefoucaldien, de penser que l'ingratitude devrait plier sous l'effet de la grâce avec le temps.

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    2. Dans "Le Duel", Laïevski a bien sûrement été glorifié par l'amour de Nadéjda. Celle-ci a quitté son mari pour lui et l'a suivi dans cette ville où le temps est ralenti. Or, Laïevski est ingrat, il n'aime plus Nadéjda, ne se souvient plus du bonheur qu'il a ressenti jadis. Il en veut même à celle-ci, il a tout à lui reprocher, son amour l’oppresse et il ne se sent plus libre. Il ne peut quitter cette ville à cause de Nadéjda. Il a toutefois des scrupules à l'abandonner. Il ment à tous pour s'enfuir, elle le trompe par ennui. Le duel survient, Laïevski en réchappe. Il prend alors conscience que Nadédja est tout ce qu'il a, il change alors de vie, épouse la malheureuse et oublie à jamais son ingratitude.

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    3. Evidemment il y a pas mal de réactions possibles. Dans le roman de Boito, Senso, le lieutenant Mahler est ingrat envers la comtesse Serpieri, qui par dépit le dénonce et provoque sa mort.

      https://www.youtube.com/watch?v=x_IbwlSXHpQ

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    4. Parmi les bénéficiaires dont on ne demande pas l'assentiment : les enfants (après tt ce que j'ai fait pour toi …)
      L'inégalité entre l'adulte & l'enfant peut se doubler d'une inégalité sociale, comme dans ces deux merveilleux & terribles récits de l'adoption (& des zones d'ombre de la bienfaisance), Mansfield Park de Jane Austen (1814) et Ourika de Madame de Duras (1823) :

      "Je fus rapportée du Sénégal, à l'âge de deux ans, par M. le chevalier de B., qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi, un jour qu'il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier qui allait bientôt quitter le port. Ma mère était morte, et on m'emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m'acheta, et, à son arrivée en France, il me donna à madame la maréchale de B., sa tante, la personne la plus aimable de son temps et celle qui sut réunir aux qualités les plus élevées la bonté la plus touchante.
      Me sauver de l'esclavage, me choisir pour bienfaitrice madame de B., c'était me donner deux fois la vie. Je fus ingrate envers la Providence en n'étant point heureuse […]"

      Une conversation qu'elle surprend malgré elle lui révèle la fausseté de sa position :
      "Il me serait impossible de vous peindre l'effet que produisit en moi ce peu de paroles. L'éclair n'est pas plus prompt: je vis tout; je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans fortune, sans appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu'ici un jouet, un amusement pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d'un monde où je n'étais pas faite pour être admise."

      Ourika s'accuse, se trouve doublement fautive : humainement (vis-à-vis de madame de B.) & chrétiennement (un christianisme mêlé de stoïcisme) :
      "madame de B. faisait tant pour mon bonheur qu'elle devait me croire heureuse. J'aurais dû l'être, je me le disais souvent; je m'accusais d'ingratitude ou de folie. Je ne sais si j'aurais osé avouer jusqu'à quel point ce mal sans remède de ma couleur me rendait malheureuse. Il y a quelque chose d'humiliant à ne pas savoir se soumettre à la nécessité: aussi ces douleurs, quand elles maîtrisent l'âme, ont tous les caractères du désespoir."

      S'y ajoutera l'amour qu'elle éprouve pour le petit-fils de Mme de B. qu'elle avait cru autrefois aimer comme un frère.

      Mansfield Park montre, à travers leurs paroles & leurs actions, le manque de clairvoyance des bienfaiteurs (notamment avec un personnage de fausse bienfaitrice, l'abominable Mrs. Norris, écornifleuse qui joue les généreuses, servile envers les riches & les puissants, impitoyable envers les faibles & les pauvres. Mais le roman révèle aussi, ds une scène remarquable entre l'oncle & la nièce recueillie par charité, le chantage affectif que recèle l'accusation d'ingratitude (il s'agit de contraindre l'héroïne à épouser un "beau parti", jne homme non seulement riche mais brillant dont elle est la seule à avoir mesuré la turpitude) :
      "you have now shewn me that you can be wilful and perverse; that you can and will decide for yourself, without any consideration or deference for those who have surely some right to guide you, without even asking their advice. You have shewn yourself very, very different from anything that I had imagined […] You do not owe me the duty of a child. But, Fanny, if your heart can acquit you of ingratitude—"

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    5. Très intéressant, je ne connaissais pas Ouricka. Mais les effets de l'ingratitude sont multiples. Je m'intéressais juste à un seul, qui semble une loi de La rochefauxcul: on n'aime pas devoir quelque chose à quelqu'un , et même ont le hait pour cela. est ce toujours le cas? oui, selon moi, et il faut faire un effort pour transcender sa haine du bienfaiteur et son autosatisfaction de faire de bienfaits . cela s'appelle la compréhension, à défaut de l'amour. les chrétiens en rajoutent un peu avec l'amour, toujours

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    6. Pourrait-on dire qu'il s'agit là d'une déclinaison de l'argument de Ramsey : "personne ne tient à coeur ce qui est pris pour acquis"? (issu de Vérité et Probabilité).
      Ainsi, on serait amené à dévaloriser immédiatement le bienfait reçu.

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    7. piste intéressante , c'est la bonne direction pour comprendre l'ingratitude (penser aussi à ce que Savage appelle "the sure thing principle").

      Resterait à trouver le mécanisme de décision qui va avec le fait d'en vouloir à ceux à qui on a fait du mal.

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    8. Pourriez-vous éclairer ma lanterne? Dans quel sens doit-on penser à ce principe de Savage?

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    9. eh bien , c'est assez complexe, mais j'ai un peu discuté cela jadis dans "l'espace des raisons est il sans limites" in un Un siècle de philosophie, gallimard Folio 1998
      Savage use de ce principe dans sa discussion du paradoxe d'Allais

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  9. L'amour de soi comme premier moteur de tous les comportements humains : cette "clef universelle"-là ne mérite-t-elle pas aussi d'être interrogée ? Il est vrai que la référence à Elster dans l'une de vos réponses pourrait servir d'antidote (cf. Le désintéressement)
    A.Nonyme

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    1. le désintéressement ne peut il se penser sans son arrière plan intéressé, sans l'égoisme et l'amour propre ?
      Je ne pensais d'ailleurs pas forcément à de grandes ingratitudes , mais à des petites, telles que les réponses à de petites politesses de la vie quotidienne , comme quand on tient la porte à un quidam dans un transport en commun ou une boutique, il ne vous remercie pas, et d'autres après lui continuent de passer en voyant qu'on tient la porte, sans vous remercier ni se soucier que vous pourriez avoir vous même besoin de passer.

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  10. C'est vrai la Roche Faux Cul exagère un peu sur cette note, on le sait. Mais je continue à penser qu'il est plus profond que Freud sur le coeur humain

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  11. Personnellement je trouve plus subtile la position d'un Pierre Nicole. Elle consiste à dire, non que toutes les actions sont intéressées, mais qu'en conséquence du péché, les hommes n'ont pas une connaissance suffisamment claire de leur cœur pour s'assurer qu'ils agissent de façon désintéressée même lorsqu'ils en sont intérieurement convaincus. Comme  Dieu seul est juge éclairé des intentions qui animent les actions humaines, les hommes ne peuvent jamais savoir si elles sont réellement désintéressées. Cette thèse est digne d'éloge en ce qu'elle se contente de souligner l'ambiguïté des intentions et des actions humaines, elle n'affirme pas dogmatiquement qu'il n'existe pas purement et simplement d'actions désintéressées.

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    1. Nicole n'a pas tort. Quand je donne 2 euros au mendiant suis désintéressé ? Non, je me satisfais de lui donner 2 pauvres euros alors que je n'ai pas acheté mes cartes UNICEF cette année, rien donné à Medecins du monde, aux restos du coeur ( mais j'ai donné à l'Armée du Salut ), etc.

      Mais l'ingrat ? Dieu lit il de la reconnaissance secrète dans ses intentions, derrière son mépris de ce que vous lui avez donné?
      Malebranche a une position proche de celle de Nicole. Je dois relire tout cela, merci beaucoup

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    2. Merci à Anonyme du 15 décembre à 17h41 qui m'a incitée à retourner à Pierre Nicole. Je n'ai pour l'instant pas trouvé ces considérations sur les intentions, mais je n'ai pas nécessairement cherché au bon endroit …

      Ce qui me frappe ds les passages que j'ai lus (ds les Essais de Morale vol. I, IVème Traité) c'est précisément qu'ils n'en "rajoutent" pas avec l'amour (voir plus haut Ange Scalpel 16 décembre 11h 52). En considérant les créatures, pourtant très imparfaites & faillibles, comme "ministres"/ "instruments" de Dieu "pour nous procurer divers biens de l'âme & du corps" (1èer partie Ch. XIV Que la loi éternelle nous oblige à la gratitude) on adopte une perspective qui dépersonnalise en qq sorte le bienfait : le bienfaiteur (qu'il s'agisse de l'autre ou de moi) ne fait jamais que son devoir (prescrit non seulement par la charité mais aussi par la justice) — cela ne dispense nullement le bénéficiaire de lui en être reconnaissant, mais atténue peut-être le poids de sa dette, en diminue qq peu l'amertume ? L'insistance sur la faiblesse de ttes les créatures ridiculise la bonne opinion que le bienfaiteur serait tenté d'avoir de lui-même: il serait alors la dupe de son auto-satisfaction, qqn qui fixerait son attention uniquement sur un détail flatteur (une tte petite partie saine) pour mieux cacher (aux autres & à lui-même) les défauts & la corruption de l'ensemble, ttes ses misères & ses plaies.
      Le bienfait, le service (rendu ou reçu) se trouve à l'intersection d'une ligne verticale & d'une ligne horizontale — qd cette dernière dimension ns fait souffrir (ce qui ne devrait pas ns étonner) ns sommes invités à considérer que même si c'est la seule dont ns fassions l'expérience elle n'est que secondaire.

      Même perspective présentée de façon plus brutale par Samuel Johnson (selon ce que rapporte Mrs. Thrale-Piozzi) :

      "The sight of people who want food and raiment is so common in great cities, that a surly fellow like me has no compassion to spare for wounds given only to vanity or softness." No man, therefore, who smarted from the ingratitude of his friends, found any sympathy from our philosopher. "Let him do good on higher motives next time," would be the answer; "he will then be sure of his reward."
      Pardon d'avoir été longue.

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    3. très intéressants textes. Mais on ne revient aux intentions ? comment évaluer les motifs comme hauts ou bas ?

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    4. Avec S. Johnson, on en revient indubitablement aux intentions, sans pour autant que la valeur de l’acte soit indexée sur celle des intentions ou sur leur pureté. Du pt de vue du bienfaiteur confronté à l’ingratitude (plus que probable ds le monde tel qu’il est), cette ingratitude sert de test & l’évaluation se fait tte seule : sur le modèle du pudding, the proof of the good deed is in the [benefactor’s] feelings [in the face of ingratitude]. Si l’on spécule sur la générosité, l’obligeance ou la simple civilité, si on les considère comme des investissements sur lesquels on attend un retour, c’est à ses risques & périls (ou alors on fait preuve de naïveté — mais bien sûr avidité, soif de profit & naïveté font bon ménage, voir l'affaire Madoff). Tt compte fait, une démarche désintéressée relèverait de l’intérêt bien compris des bienfaiteurs.
      Là aussi, la vertu est à elle-même sa propre récompense.
      Mais pour revenir à votre hantise, si une telle conception était largement partagée, cela changerait-il qqch à la position des bénéficiaires ? Ce que je tentais maladroitement de dire, c’est qu’il me semblait intéressant de desserrer l’étreinte, d’introduire un tiers ds ce face-à-face entre bienfaiteur & « obligé » (un tiers surplombant, qui ne soit pas le public, la société que l’on fréquente, les relations de travail).
      Questions de la candide de service, dénuées de la rigueur d’expression & de la solidité théorique qui seraient souhaitables : la haine que vs évoquez n’a-t-elle pas à voir avec le besoin de justification ? Et celui-ci n’est-il pas lié à l’enfermement ds une exigence de réciprocité étroite (même si le dédommagement requis est d’une autre nature que le bienfait) ?
      Quid par ailleurs de la circulation, de la propagation de la bienveillance — par ex. sur 3 générations, qd les enfants deviennent parents, ou qd celui que l’on a aidé ou instruit remplit le même rôle vis-à-vis de ceux qui en ont besoin à ce moment-là ? (Même si ces ex sont évidemment susceptibles des mêmes déconvenues lorsqu’il y a blocage, si le 1er bénéficiaire se contente de confisquer à son profit sans jamais « faire passer »)

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    5. En somme le généreux est un naïf. Par exemple le vieux Dico n 'aurait pas dû se faire d' illusions sur la bienveillance des crocos, le prof sur son thésard, l' auteur sur la capacité de son public à le reconnaître, le conférencier sur le sens de la justice de son auditoire. Oui, certes, mais alors on ne devrait jamais ouvrir ses archives aux chercheurs , aider ses étudiants , etc. Les tiers peuvent juger en effet. C 'est ainsi que, dans un thèse, quand l'auteur se vante d'être original alors qu'il ne fait que reprendre un livre qu 'il suppose peu connu, et que le jury le remarque, l'imposture est décelée. Mais faut il autrement se contenter du "pas vu pas pris"? Mais vous avez raison, peut être le modèle du don n ' est il pas bon dans les cas évoqués. Il vaudrait mieux dire que les contrevenants ont violé une règle, ou un contrat implicite. Et celui qui ne respecte pas une règle n 'est pas un ingrat.

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    6. C'est une naïve qui vs écrivait …
      Mais j'ai déjà assez abusé de votre hospitalité. Passez de bonnes fêtes.

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    7. Merci de vos visites et commentaires, tout sauf naïfs. Nunc est bibendum.

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  12. Je suis partie (en pensée) vers l'Italie, mais c'est peut-être divaguer un peu.

    L'ingratitude politique (tu quoque …), celle du récipiendaire/ figure du fils vis-à-vis du bienfaiteur/ figure paternelle, passible selon Dante de la Giudecca (Inferno C. XXXIV) en tant que "traîtrise", est-elle devenue un simple pbl mal posé à partir du moment où l'on affirme l'autonomie du politique vis-à-vis de la morale ?
    Où tracer la frontière entre la gratitude vertu ds les relations interpersonnelles & l'obligation clanique potentiellement nuisible à la cité ? Entre la fidélité aux hommes & la loyauté à des engagements plus abstraits ?
    Mais cette autre lecture (fidélité à une idée, un idéal, un absolu) susceptible de fournir une version extrêmement gratifiante de l'ingratitude ou de l'opportunisme, qu'elle "retourne" & transforme en devoirs, ne risque-t-elle pas d'être invoquée à tt propos ? Quitte (prétendent certaines méchantes langues) à devenir un leitmotiv & une méthode pour tel "nouveau philosophe" passé du col Mao au Rotary ?
    Mais l'ingratitude politique se manifeste aussi ds l'autre sens, du "ht" vers le "bas", des maîtres envers ceux qui les ont servis loyalement — la figure de Bélisaire en fournissant un exemple souvent médité au 18e s.
    http://images.google.fr/imgres?imgurl=http%3A%2F%2Fcartelfr.louvre.fr%2Fpub%2Ffr%2Fimage%2F25263_p0000803.002.jpg&imgrefurl=http%3A%2F%2Fcartelfr.louvre.fr%2Fcartelfr%2Fvisite%3Fsrv%3Dcar_not_frame%26idNotice%3D18877&h=669&w=768&tbnid=kHmBOmP3M4hAPM%3A&docid=ghmAf7VRM0KFdM&ei=vR5wVvP-A8OuaYzbrMAP&tbm=isch&iact=rc&uact=3&dur=2412&page=1&start=0&ndsp=45&ved=0ahUKEwiz0aGIhd7JAhVDVxoKHYwtC_gQrQMIOTAJ

    D'autre part, l'illustration ns entraîne vers une compréhension tr particulière de l'ingratitude ici exclusivement féminine : une ingratitude qui aurait plus à voir avec l'orgueil (barbara fierezza) ou l'avarice, une sorte de "pingrerie" de celles qui refuseraient de mettre en circulation leurs charmes & à qui l'on reproche (ds le cadre d'un divertissement de noces ducales) cette thésaurisation inutile, puisque comme la manne la beauté ne se conserve pas : "mais quelle raison aveugle veut que se refuse/ ce que les années finiront par vs enlever malgré vs". Les dames & les demoiselles qui furent implacables remontent à la lumière du soleil le tps d'inciter celles d'aujourd'hui à "apprendre la pitié" envers leurs soupirants, que Vénus affirme amoureux, constants & fidèles. Mais ingratitude vis-à-vis de "la nature" ou des soupirs & des pleurs de leurs admirateurs qui leur donneraient donc des droits sur elles ? [ailleurs Hélène & Marquise, comme le jne homme destinataire des Sonnets de W.S., sont plus précisément redevables de la qualité du compliment amoureux qui les immortalise).

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  13. Grazie tanto ! Molto bello !

    En effet, je me suis appuyé sur Monteverdi , dont les ingrates disent, à la fin du ballet , quand Pluton les punit :

    Tornate al negro chiostro,
    Anime sventurate,
    Tornate ove vi sforza il fallir vostro!

    Qui tornano al Inferno al suono della prima entrata, nel modo con gesti e passi come prima, restandone una in scena, nella fine facendo il lamento come segue; e poi entra nell'Inferno:

    UNA DELLE INGRATE
    Ahi troppo Ahi troppo è duro!
    Crudel sentenza, e vie più crude pene!
    Tornar a lagrimar nell'antro oscuro!
    Aer sereno e puro,
    Addio per sempre! Addio per sempre,
    O cielo, o sole! Addio lucide stelle!
    Apprendete pietà, Donne e Donzelle!

    QUATTRO INGRATE insieme
    Apprendete pietà, Donne e Donzelle!

    Segue UNA DELLE INGRATE
    Al fumo, a gridi, a pianti,
    A sempiterno affanno!
    Ahi! Dove son le pompe, ove gli amanti!
    Dove, dove sen vanno
    Donne che si pregiate al mondo furo?
    Aer sereno e puro,
    Addio per sempre! Addio per sempre,
    O cielo, o sole! Addio lucide stelle!
    Apprendete pietà, Donne e Donzelle!


    bien fait pour elles !

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  14. ps Je n'assimilerais pas l'ingratitude à l'infidélité. malgré toute la diversité des situations, pour qu'il y ait ingratitude, il faut qu'il y ait au minimum don, volontaire , et reconnaissance du don par le récipiendaire.
    Temps de relire Mauss

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  15. De la petite histoire, mais toujours dans le sujet : "Raffiné jusque dans ses excès, le jeune Francesco IV Gonzague, fils du duc Vincent Ier de Mantoue, voudrait bien emprunter à papa son musicien de cour pour écrire la bande originale de ses parties fines. Claudio Monteverdi, qui a composé pour le mariage du prince un BALLO DELLE INGRATE fustigeant les damoiselles qui se refusent à leurs amants, ne devrait pas trop se faire prier. Erreur du prince : Monteverdi refuse. Erreur de Monteverdi : à la mort de Vincent Ier, l'une des premières décisions de Francesco sera de renvoyer le musicien avec, pour tout dédommagement au terme de deux décennies de loyaux services, vingt misérables ducats. De quoi se lamenter..." (Dictionnaire SUPERFLU de la musique classique, à l'entrée "Partouze" (sic) de Pierre Brévignon et Olivier Philipponnat, Le castor astral, 2015)
    Dictionnaire réjouissant à commander ou à recommander...
    A.Nonyme

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  16. Alors Monteverdi avait vu juste: ces princes auxquels il servait de faire valoir musical, comme tous les musiciens de l'époque, étaient aussi ingrats que les donzelles fustigées dans son ballet. Mais qui sert l 'esprit ou l'art quand celui ci a de l 'esprit ( ce qui est rare)
    doit se faire à l'idée que seule la postérité le paiera. Si elle le veut bien car la postérité est aussi oublieuse que - si l'on peut dire - sa jeune soeur l'antérité. Ce sont toutes deux des ingrates. si bien qu' allais avait bien raison: " je préfère aller à la poste hériter plutôt qu' à la postérité."

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