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mardi 1 décembre 2020

Contrefactuels de Morgenbesser

 

Sydney Morgenbesser

       On ne cesse de nous asséner des contrefactuels que nous sommes supposés prendre pour argent comptant . Par exemple les commerçants qui subissent la crise du covid , ou les stations de ski qui doivent  fermer parce qu'il n'y a pas de neige, ou les viticulteurs qui perdent leur récolte suite à un coup de grêle, nous disent qu'ils ont un "manque à gagner". Autrement dit ils acceptent 

      (1) s'il n'y avait pas eu tel événement (covid, pas de neige, grêle) nous aurions gagné tant d'argent 

 Et ils déposent des demandes à l'Etat pour compenser ces catastrophes naturelles. La difficulté est : combien d'argent. Réponse : ce qu'ils auraient gagné s'il n'y avait pas eu la catastrophe. Mais cela suppose une régularité ou même une loi qui ne va pas de soi: d'autres événements, peut être non naturels, auraient pu altérer la récolte, le temps ou les recettes. Les revenus soumis au hasard ne peuvent pas donner lieu à des attentes déterministes.

        Autre exemple : on nous dit que nombre de morts du covid sont des gens qui seraient morts de toute façon , donc il n'y a pas lieu de prendre des précautions pour se prémunir du virus à leur sujet, ni de s'inquiéter de ceux qui pourraient en mourir puisqu' eux ne mourront pas de toute façon. Autrement dit, s'il n'y avait pas eu le virus , ceux qui seraient morts quand même sont les mêmes que ceux qui pourraient l'avoir, et ceux qui pourraient l'avoir ne mourraient pas de toute façon. Mais comment le savons nous? 

        Vous ratez votre avion. Vous apprenez qu'il s'est écrasé . "Si j'avais pris cet avion, je serais mort". 

        Sydney Morgenbesser avait une objection bien connue à la théorie contrefactuelle de la causalité: "Si je n'étais pas né, je ne serais pas mort" ( donc la cause de ma mort est ma naissance). 

        Mais il avait une objection plus spécifique à la théorie des contrefactuels de David Lewis (1973). 

    On parie qu'une pièce (non truquée) va tomber sur face; mais elle tombe sur pile. (1) "Si vous aviez parié sur pile, vous auriez gagné" . Selon l'analyse de Lewis, les contrefactuels sont vrais quand le conséquent est vrai dans les mondes possibles les plus proches de ceux de l'antécédent. Donc pour (1) les mondes les plus proches de l'antécédent sont ceux dans lesquels un petit  miracle fait que vous pariez sur pile au lieu de face. Mais le pari est causalement indépendant des événements. 

        Les cas Morgenbesser  semblent réfuter une théorie simple des contrefactuels : la théorie suppositionnelle, qui dit que le degré de croyance qu'on doit accorder à un contrefactuel de la forme "Si A etait arrivé B serait arrivé" ( où A a lieu avant B ) est la probabilité , à un temps antérieur où A était probable, de B  étant donné A Comme le dit Dorothy Edgington : 

" confidence in a counterfactual expresses the judgment that it was probable that В given A, at a time when A had non-zero probability, even if it no longer does; and even if you do not now have a high degree of belief in В given A. (Edgington "On conditionals, Mind 1995: 265) 

  La théorie suppositionnelle implique que votre degré de croyance rétrospectif en (1) devrait ne pas être de plus que 50%.  Et pourtant on admet (1) comme vrai, ou comme hautement probable. C'est contradictoire.

   Mais comme l'a noté Philipps ( "Morgenbesser cases and closet determinism". Analysis 2007) , l'exemple de Morgenbesser, tout comme celui des commerçants et de leur manque à gagner, suppose le déterminisme. Si on ne suppose pas un monde déterministe , le contrefactuel n'est pas vrai. Les commerçants n'ont aucune raison de supposer que de toutes façons il n'y aurait pas eu de crise, les vignerons qu'il n'y aurait pas eu de grêle, les malades qu'ils ne seraient pas morts du covid. 

     L'Etat n'a donc aucune subvention à leur verser. La vallée de la Roya aurait pu aussi bien subir un tremblement de terre. On aurait pu aussi bien avoir la peste plutôt que le covid, etc. CQFD. Le Ministère des Finances et les assureurs peuvent dormir tranquilles. 





samedi 14 novembre 2020

Dictionnaire des idées reçues sur la raison





Ce texte a été retrouvé dans les archives d'Ange Scalpel, après son décès inopiné. Il devait rejoindre le volume Manuel de survie rationaliste, qu'il n'a jamais publié, mais qu'un imposteur lui a volé et plagié éhontément.

Angela Cleps


Analytique (raison). Dissèque et dessèche tout, le réduisant à des petits atomes ignorant le liant des choses et le fait que tout est dans tout. Est la source de l’individualisme contemporain, donc du libéralisme.

Analytique (philosophie). Se prétend distincte de la « continentale », mais on ne voit pas la différence. La différence est la même que celle entre conduire une Toyota ou une Volvo. Est partout et nous envahit. N’existe pas.

Argument. Ne sert à rien, sinon à embrouiller l’adversaire par des ratiocinations inutiles (voir : raisonnement). Nietzsche disait : « Qu’ai-je à faire d’arguments ? » Ceux qui se vantent d’argumenter n’ont rien à dire ou brandissent leurs arguments comme des épouvantails. Le vrai travail philosophique n’est pas dans l’argument, mais dans la profondeur de la pensée et du questionnement.

Causes. On ne les connaît pas. Mieux vaut s’en passer. D’ailleurs la notion n’a pas cours dans les sciences depuis Galilée.

Certitude. Il n’y en a pas. Plus on apprend plus on ne sait rien. Rien n’est ferme, tout est glissant.

Concept. Ecrase le particulier, la sensation, sous la généralité. Est vide sans l’intuition. Tonner contre : est, comme l’a dit Bergson, un vêtement trop large par rapport à la finesse de l’expérience. Devrait pouvoir être vague, souple, alors qu’il est une camisole de force pour la pensée. Philosophie du concept : hémiplégique, face à la philosophie de la conscience.

Contexte. L’essence des choses et de la connaissance. Tout dépend d’un contexte, est situé parce que mouvant, variable. Quand on connaît le contexte on peut juger, et éviter de se tromper en appliquant des principes rigides.

Décision.  Toujours arbitraire. Se prend sur un coup de tête. Doit être mûrement réfléchie. L’Etat, les institutions même reposent sur une décision arbitraire, comme l’ont montré Hobbes et Carl Schmitt.

Démonstration. Utile en mathématiques, mais absurde en philosophie : qui irait tout démontrer ?

Descartes.  Croyait qu’il suffisait de douter pour savoir avec certitude. Parti d’un bon pas, mais se perdit dans la forêt, même en marchant tout droit.

Dynamique. Tout ce qui est statique, fixe, figé est mauvais. Tout ce qui est dynamique, mouvant, changeant, est bon.

Esprit. Les Français en ont, peut être les Anglais, mais les Allemands n’en ont pas. De toutes manières Geist, Mind, spirito, ne peuvent pas vouloir dire la même chose que ce que ce terme signifie en français. Le vocabulaire des philosophes est intraduisible d’une langue dans une autre.

Existence. Précède toujours l’essence, qui est fixe, vous définit et vous opprime. Synonyme de liberté. S’éprouve, par un sentiment d’existence. Kant l’a dit : elle n’est pas un prédicat (on ne sait pas ce que cela veut dire). Il n’y a pas qu’une manière d’exister, mais de nombreux modes d’existence.  Une truelle n’existe pas comme un raton laveur, ni ce dernier comme un ciron. Tout est affaire de point de vue.

Fondement. Base de l’être et de la connaissance. Parfaitement illusoire et dangereux. Au service de la tyrannie. Seuls les totalitaires veulent fonder.  A un sens plus vulgaire, qu'on n'ose mentionner.

Heidegger Etait nazi. Mais quel grand penseur !

Histoire. Est finie. Manifeste la grandeur. En appeler à elle.

Ignorance. Asile. Vaut souvent mieux et rend plus heureux que le savoir.

Intellect. Pèse tout à l’aune de l’intelligence, au détriment de la vie et de l’intuition. On est toujours trop intellectuel. Il n’y a qu’à d’ailleurs regarder ceux qu’on nomme ainsi. Ils ne savent pas vivre, ni penser, car ils n’ont pas de corps.

Jugement. Acte du juge, activité judiciaire, qui trie, partage et condamne. Instrument du pouvoir, accompli au nom des concepts.

Logique. Sans cœur. Ou elle est mathématique, et inaccessible aux philosophes qui n’y entendent rien, ou elle est simplette, bonne pour les bébés, qui l’ont déjà. Dans les deux cas, elle est inutile. Pire, elle fait régner une véritable police de la pensée.

Mathématiques Les révérer. Tellement plus profondes que la logique ! Rares sont les philosophes qui les comprennent. Heureusement il y a Platon, Descartes, Leibniz, et Badiou.

Nécessité. Loi d’airain, déterminisme. S’oppose à la contingence, à la liberté. Toujours lui préférer cette dernière.

Norme. Instrument d’oppression. Nous impose ses règles, ses lois, ses contraintes.

Pensée. Heidegger nous a dit comment le faire : il faut s’ouvrir à l’être. Nietzsche aussi : on ne peut penser sans un corps.

Pragmatique. Adapté à l’action, à ce qui est pratique, utile à la vie et à la société. Souple, contre les principes rigides. Toujours à préférer à ce qui est théorique, qui ne sert à rien.

Principes. On est mieux sans qu’avec. Toujours préférer être un homme à paradoxes plutôt qu’un homme à principes. De toutes façons que fondent-ils ? (voir Fondement)

Progrès. On ne l’arrête ps. Nous impose ses normes, nous tyrannise avec la technique (nous arraisonne). Il n’y en a pas. Rien ne change. Tout était mieux avant.

Raison. Toujours froide, rigide et frigide, universelle. Empêche toute émotion, exclut toute passion. Totalitaire, fasciste, sectaire, intolérante. A Minerve glacée, préférer les belles latines chaudes et ardentes. Bon sens. Faculté universelle. Tout le monde l’a, et l’exerce. Pourquoi s’en targuer ?

Raisons. Le cœur a les siennes, que la raison ne connaît pas. Celle du plus fort est toujours la meilleure. L’espace des raisons, c’est comme le cercle de craie caucasien : une fois qu’on y est entré, plus moyen d’en sortir.

Raisonnement. Pure ratiocination. « Papa veut que je raisonne, comme une grande personne. Moi je dis que les bonbons valent mieux que la raison ». « Le raisonnement en bannit la raison » Les paranoïaques et les bureaucrates le pratiquent, mais la vraie pensée s’en affranchit.

Rationnel. Propriété de l’homme, selon Aristote. Mais l’est-il ? A-t-on besoin de l’être ? On l’est trop.

Rationalisme. Toujours étroit, étriqué. Veut de la raison partout, tout planifier, rendre tout certain. Doctrine impuissante et vaine.

Réel . On ne sait pas ce que c’est. Revient toujours à la même place. Autant l’appeler imaginaire. Il n’y en a pas.

Relatif.  Tout est relatif, dépend des circonstances et du contexte (voir contexte).

Savoir. Que sait-on ? Pas grand-chose. Et par quels critères ? Ceux qui prétendent savoir parlent toujours au nom du pouvoir et pour affermir leur domination et leur contrainte. Le savoir est toujours mouvant, contextuel, et passe de main en main. Est toujours l’instrument de la tyrannie. S’acquiert tout seul. Opprime les enfants à l’école, les patients à l’hopital, les citoyens face aux experts. Tout le monde sait, pourquoi y aurait-il des gens qui savent plus que d’autres. A la connaissance, qui demande la vérité et la vérification et qui est monotone, opposer les savoirs, pluriels, libres, créatifs.

Sceptique. Il faut l’être, car on n’a aucune certitude (voir certitude). Il ne faut pas l’être trop, car il faut bien vivre, on ne peut pas tout le temps s’abstenir de juger et d’agir.

Science. Sans conscience, elle n’est que ruine de l’âme. Bien plus amie de la religion qu’on ne le croit.

Tout fait. Se détourner de ce qui est tout fait et donné : idées, concepts, théories. Lui préférer ce qui est construit. On doit pouvoir évoluer, changer, professer (voir : Dynamique)

Universel. Toujours contre le particulier, oppressant. L’universel est tout fait. L’universel, il faut le faire. La raison cherche l’universel, contre la différence.

Vérité. Toujours bonne à dire. S’en méfier. Souvent préférable de la cacher et de mentir. Tous ceux qui s’en réclament ne la cherchent pas toujours, et même souvent la trahissent. Idéal creux et pompeux, brandi par ceux qui ont une conception obsolète de la science. Ne se réduit à pas grand-chose : quelle différence entre affirmer une chose et affirmer qu’elle est vraie ? Est toujours relative et particulière. Ceux qui se réclament d’une vérité universelle ne font que cacher leur volonté de puissance.

Vie. La seule vraie valeur, le seul vrai critère de vérité.

Wittgenstein. « Une régression de la philosophie, un système de terreur, la pauvreté instaurée en grandeur. » (Deleuze)

jeudi 15 octobre 2020

Un gardien de la raison

 



 En 1952, Benda publie  une sorte de testament, "Défense du rationalisme" (il ne cessait depuis 1914 de faire ses testaments, écrire d'outre ou d'infra-tombe) philosophique dans la revue de Gaston Berger, Les études philosophiques) ( cliquer sur les images ci dessous pour agrandir).

Il avait publié déjà plusieurs articles dans cette revue. Dans ces années il publiera aussi dans la Revue de métaphysique et de morale, et dans la Revue philosophique. Benda avait boudé, ou peut être échoué  à publier dans, ces revues philosophiques avant-guerre. Ses articles seront pour certains repris dans Quelques constantes de l'esprit humain. (1950). Hommage tardif des universitaires, qu'il s'était aliénés pour anti-bergsonisme? Ou refuge pour un has been  qui ne cessait de vilipender  les gloires du moment, Sartre, Merleau, Bachelard, Marcel, mais aussi les marxistes, alors même qu'il les rejoignait au Parti communiste? 


 






  Le rationalisme-t-il survécu ? 


lundi 21 septembre 2020

SNOBS

pas le  meilleur rôle de Lonsdale, mais l'un des meilleurs films de Mocky

     Quand je vis pour la première fois "Snobs" de Mocky ( dans un ciné club, cela passe rarement ou jamais à la télé), je ne compris rien, à part la dérision. Qu'y avait il de snob dans ces personnages désireux d'hériter  d'une laiterie de Granville qui rivalisaient de vilénies ? Quand on pense à un snob, on pense à des parisiens ou à des soirées à Saint Tropez chez Françoise Sagan ou Eddy Barclay. Et que venait faire , à côté de Francis Blanche, de Noel Roquevert et Jacques Dufilho le jeune Michel Lonsdale ( les obituaires récents ne se souviennent pas qu'il s'appelait "Michel" quand il faisait des films commerciaux ou des pantalonnades, et "Michael" quand il faisait des films sérieux) ? Mais malgré les apparences loufoques ( la scène de l'igloo est restée dans ma mémoire), Mocky est sérieux. Il déclara à propos de ce film (déclaration que l'auteur des Vices du savoir a reprise ) : "Un article démontra que tout le monde était snob: le boucher, le boxeur, le facteur. Tout dépend en fait de son attitude." Mais Mocky, qui ne se faisait pas appeler "mocky" pour rien, et Lonsdale, qui était anglais et avait des lettres, ont dû non seulement méditer cette phrase, mais aussi Thackeray, The book of Snobs

    Taine, dans son essai sur Thackeray repris dans ses Essais de critique et d'histoire, récemment republiés chez Garnier, caractérise fort bien son type de satire :








C'est de ce type d'ironie que procédait le jeu de Lonsdale. 


dimanche 13 septembre 2020

Ce bon David

 

David Hume Tower , university of Edinbugh


All news Equality, Diversity and Inclusion - an update

Equality, Diversity and Inclusion - an update

An update on the work of the University’s Equality & Diversity Committee and its Race Equality and Anti-Racist Sub-committee.

 

The work of the University’s Equality & Diversity Committee and its Race Equality and Anti-Racist Sub-committee has continued over the summer. It has been further energised following the killing in May of George Floyd and the ongoing campaigning by the Black Lives Matter movement. Our Race Equality and Anti-Racist Action Plan is accelerating and amplifying our efforts.

 

It is important that campuses, curricula and communities reflect both the University’s contemporary and historical diversity and engage with its institutional legacy across the world. For this reason the University has taken the decision to re-name – initially temporarily until a full review is completed – one of the buildings in the Central Area campus.

 

From the start of the new academic year the David Hume Tower will be known as 40 George Square.

 

The use of the building will also change: a shortage of study space because of the social distancing requirements means that the building is being re-purposed to provide additional student study space for 20/21.

 

The interim decision has been taken because of the sensitivities around asking students to use a building named after the 18th century philosopher whose comments on matters of race, though not uncommon at the time, rightly cause distress today.

 

This is ahead of the more detailed review of the University’s links to the past in the context of meaningful action and repair; this work is ongoing and is considering many other issues beyond the naming of buildings. It is a substantial exercise of research, engagement and reflection, upon which we will be able to adopt refreshed and appropriate policies on a range of issues such as the future naming of buildings as well as how we should commemorate our history more generally. The city of Edinburgh is also undertaking a similar review and the University is in discussions with the civic leaders about subjects which affect us both.

10 sept 2020 

      source : 

https://leiterreports.typepad.com/blog/2020/09/david-hume-has-now-been-cancelled-at-the-university-of-edinburgh.html

https://www.ed.ac.uk/news/students/2020/equality-diversity-and-inclusion-an-update


Rousseau avait bien raison de se défier de Hume



(Exposé succinct de la controverse qui s'st élévée entreM. Rousseau et M. Hume  Londres 1776  




mardi 25 août 2020

Waterloo désinterprété et réinterprété ( sur Philippe Mongin, Quinzaine littéraire 2011)

 

 en hommage à Philippe Mongin (1950-2020)


Grouchy 


Philippe Mongin, « Waterloo et les regards croisés de  l‘interprétation » in Alain Berthoz, Carlo Osola et Brian Stock , dir. La pluralité interprétative, fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, Paris, Collège de France, 2010 , 223 p, hors commerce, disponible sur http://conferences-cdf.revues.org

 

      Quelle meilleure illustration des difficultés de l’interprétation des événements historiques, mais aussi de celles de l’interprétation en général, que la bataille de Waterloo ? Dans un essai formidable et passionnant[1], le philosophe et économiste Philippe Mongin revisite l’historiographie de ce pont aux ânes de la stratégie militaire et du récit historique. Il nous invite à reprendre à nouveaux frais les problèmes classiques de l’épistémologie de l’histoire et renouvelle avec brio une réflexion qui de Dilthey et Weber à Aron et Ricoeur, en passant par Hempel, Dray et Collingwood [2] n’a pas cessé d’occuper philosophes et historiens.

  

      Waterloo est une bataille d’interprétations. Il y a celle du Mémorial de Sainte Hélène, qui fixa la thèse officielle : Napoléon aurait pu vaincre successivement les Prussiens et les Anglo-hollandais, si Ney n’avait pas bougé trop tard et surtout si Grouchy n’avait failli à sa mission d’empêcher Blücher de rejoindre Wellington. Il y a celle de Clausewitz, dans sa Campagne de France en 1815, qui disculpe les officiers de  « Bonaparte »  et soutient que ce dernier avait multiplié les erreurs de commandement. Les inversions sémantiques sont légion en fonction des camps : pour les Français Waterloo est « la bataille du Mont Saint Jean », alors que pour les Anglo-Prussiens elle est celle de la « Belle alliance ». Aujourd’hui encore, le Français qui débarque à Londres peut s’écrier, comme Alphonse Allais: « Chez nous, toutes les rues portent des noms de victoires : Wagram, Austerlitz... Tandis que là-bas : Trafalgar Square, Waterloo Place... Ils n'ont choisi que des noms de défaites ! »   Les romantiques, Chateaubriand, Lamartine et Hugo en tête (« Grouchy ! » - C’était Blücher) consacrèrent le mythe, dans le sens napoléonien. Mais qu’il y ait deux points de vue, comme en tout conflit,  est chose naturelle. Stendhal inaugura une tout autre approche, qui allait elle aussi symboliser la situation interprétative : Fabrice à Waterloo n’a qu’une vision fragmentée, chaotique et secondaire des événements, comme  s’il n’y avait plus rien à interpréter ou comme si toute interprétation ne pouvait que refléter une  perspective irréductible aux autres.

     La question classique de l’épistémologie des sciences historiques consiste à savoir si celles-ci doivent s’appuyer sur un type d’explication causale ou sur une forme de compréhension herméneutique, ou pour reprendre la division courante depuis Wittgenstein, Anscombe et Davidson, si l’on a affaire à des causes ou à des raisons. Philippe Mongin montre que l’on peut classer l’ouvrage de Clausewitz sur la campagne de 1815 comme un prédécesseur des approches de ce que Weber appellera la rationalité instrumentale et comme un modèle de « récit analytique ». Clausewitz raisonne comme le ferait aujourd’hui un théoricien de la décision en attribuant aux agents des désirs et des croyances et en supposant qu’ils maximisent leur utilité espérée en situation d’incertitude et qu’ils sont des agents rationnels. Quel objectif poursuivait Napoléon en scindant en deux son armée pour en confier une partie à Grouchy ?  Il faut aussi, ce que ne fait pas toujours Clausewitz, raisonner en termes de théorie des jeux, et supposer que les agents, ayant atteint un nœud de décision associant un lieu géographique et un adversaire ( rencontrer l’ennemi à Quatre Bras, revenir vers Ligny) optent pour une stratégie donnée. Mongin reconstruit les stratégies en termes de théorie du choix rationnel et il ne se prive pas de faire des reconstructions rétrospectives, à la manière de ce que l’on appelle aujourd’hui le raisonnement contrefactuel en histoire : que se serait-il passé si… ? Si Napoléon n’avait pas envoyé Grouchy à la poursuite des Prussiens ? Si Grouchy était arrivé à temps ?

    Tout autre est le Waterloo de Stendhal. Le dialogue clef est celui de Fabrice et du Maréchal des logis : « Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, mais ceci est-il une véritable bataille ? – Un peu. » En prêtant à son héros ces interrogations, Stendhal manie l’ironie et introduit de la distance entre le sens commun, qui voudrait que les acteurs d’une bataille soient identifiés, que celle-ci ait un début et une fin, et la réalité fragmentaire perçue par son héros. Stendhal est un anti-théoricien des jeux : là où la théorie du choix rationnel découpe les événements en probabilités et conséquences, et les jugements en certains et incertains, le chapitre III de La Chartreuse nous montre un agent qui fait tout sauf maximiser son espérance mathématique.

    Il est tentant de voir dans les deux lectures, celle du philosophe de la guerre et celle du romancier, l’opposition entre l’explication rationaliste du récit analytique et la lecture herméneutique et compréhensive. Mais Clausewitz a parfaitement conscience des limites du modèle de la rationalité instrumentale. Il montre que les actions de Napoléon ne sont pas toutes rationnelles et que tout ne se laisse pas prédire par un calcul d’intérêt. On reproche le plus souvent aux modèles du choix rationnel, comme aux conceptions causales en histoire, de gommer la singularité des événements. Mais les deux ne sont pas incompatibles, comme l’a d’ailleurs montré Donald Davidson[3].  De son côté Stendhal incarne—t-il le modèle du récit herméneutique dans lequel le narrateur procède par empathie et reconstruit l’ « horizon » des significations des divers acteurs ? Pas plus. L’ironie stendhalienne suppose l’empathie de Stendhal pour son héros, mais aussi sa mise à distance[4].

     La notion d’interprétation est associée à au moins trois poncifs (bien représentés dans le volume dans lequel paraît l’article de Mongin, notamment dans un article de Barbara Cassin sur la relativité de la traduction) et qui composent ce que l’on peut appeler l’interprétationnisme.  Le premier est qu’à chaque interprétation correspond un point de vue exclusif des autres. Le second est le relativisme: toutes les interprétations se valent. Le troisième est que, selon le slogan nietzschéo-postmoderne, il n‘y a pas de faits, il n’y a que des interprétations.  Les lectures clausewitzienne et stendhalienne de Waterloo infirment ces trois poncifs. Tout d’abord il est faux qu’à chaque interprétation corresponde un point de vue. Aussi bien Clausewitz que Stendhal savent se placer de plusieurs points de vue à la fois. En second lieu il est faux que tous les points de vue se vaillent et que le pluralisme interprétatif règne. L’interprétation du Mémorial  ne tient pas devant l’historiographie et Stendhal démonte implicitement  la lecture romantique de la bataille. Il y a des interprétations meilleures que d’autres,  des points de vue plus objectifs que d’autres et si les modèles de la théorie du choix rationnel n’expliquent pas tout, ils permettent de tester des hypothèses. Enfin, le slogan nietzschéen tient-il la route ? L’interprétation est-elle seulement un récit parmi d’autres, le réel s’évanouissant derrière le conflit des interprétations qui le « construisent » ? Il y a certes un mythe de Waterloo, mais Waterloo n’est pas la guerre du Golfe selon Baudrillard : la bataille a eu lieu, et Clausewitz en donne un récit assez fidèle. On peut penser que Stendhal aussi. Certes son but est tout le contraire de celui de la description historique. Il ne vise pas la précision ou le détail, encore moins à faire vrai. Ce qu’il vise est la peinture des émotions humaines, ici celles qui se font jour dans une bataille. Il les décrit d’un certain point de vue, celui de Fabrice, mais ce qu’il décrit n’est pas moins réel. Stendhal aussi pratique l’histoire contrefactuelle : on peut lire tout le récit de Fabrice à Waterloo comme une expérience de pensée : que se passerait-il si on mettait un novice au milieu d’une bataille ? L’expérience de pensée n’est pas seulement œuvre d’imagination : elle peut être aussi au service de la recherche d’hypothèses sur le réel. L’interprétationnisme culmine dans la thèse selon laquelle l’histoire est un récit, tout comme la littérature, et n’est qu’un récit. Rendre à l’histoire et à la littérature leur statut de connaissances, c’est sonner la retraite de l’interprétationnisme et son Waterloo.

                                                                  Pascal Engel , Quinzaine littéraire 2011 


[1]   Relayé par un autre « Retour à Waterloo. Histoire militaire et théorie des jeux » , Annales. Histoire, Sciences Sociales 2008/1, 63e année, p. 39-69

[2] On se réfèrera toujours avec profit sur ces sujets au livre d’Alain Boyer L’Explication en Histoire , Presses Universitaires de Lille, 1992 .

[3] Actions et Evénéments , Paris, PUF 1993


von Blücher

jeudi 6 août 2020

PLUM EN DISGRACE

Hotel Adlon, Berlin , 1941


      La réputation de Pelham Grenville Wodehouse (que j'appelerai PGW plutôt que Plum, pour garder quelque distance) fut sérieusement ternie par les émissions de radio qu’il accepta de donner à Berlin en 1941, en pleine guerre, à l’instigation de la propagande nazie. Elles provoquèrent un tollé en Angleterre, et une réprobation unanime de la classe politique, et conduisirent PGW, en 1946, à s’exiler aux Etats Unis, quand il comprit qu’il était indésirable dans son pays, et à vivre  le reste de son existence outre-Atlantique. Il estimait, de son point de vue, n’avoir guère commis plus qu’une gaffe, et ses défenseurs, comme George Orwell dans un texte fameux, jugèrent qu’il n’était pas coupable d’autre chose que de « stupidité ». La reine Elisabeth II, apparemment sur le conseil de la Queen Mother, le fit tardivement chevalier de l’Empire britannique en 1975, un an avant sa mort, mais il n’alla jamais chercher cette décoration.

    Qu’avait fait PGW pour mériter cette infamie ? Comment l’aimable et populaire auteur des aventures de Jeeves et Bertie, des Blandings et de tant d’autres livres à succès qui enchantèrent  le lectorat anglophone entre les deux guerres et  aujourd'hui encore , put-il être considéré comme un collaborateur ou un traître ? Rappelons, grâce au livre de Sophie Ratcliffe, qui contient aussi sa correspondance, quelques faits.  


Low wood, Le Touquet

   Depuis 1936, PGW et sa femme Ethel vivaient, en France, après un séjour à Beverly Hills, d’abord à Auribeau dans les Alpes maritimes, puis au Touquet, où il loua dans un domaine résidentiel chic depuis longtemps occupé par des Anglais une vaste demeure, près d’un terrain de golf , sport dont avec le cricket Bertie avait du mal à se passer. L’une des raisons de cet exil français était fiscale : il souhait échapper aux taxes auxquelles du côté anglais comme américain il était soumis, et les comptables qu’il avait embauchés pour cette tâche étaient incompétents. Pendant 5 ans il mena une vie paisible, continuant à écrire sur un rythme soutenu. En 1939 ses lettres le montrent soucieux de la guerre qui vient et parfaitement conscient des enjeux. Il revient brièvement en Angleterre, où Oxford lui confère un doctorat honoris causa, ce qui le ravit, car à la différence de la plupart de ses héros, il n’eut jamais d’éducation oxfordienne. En juin 40, quand les Allemands envahissent la France, PGW et sa femme restent au Touquet, confiants que les Alliés repousseront l’envahisseur. Mais quand ce dernier se profile, ils tentent de partir, mais leur voiture tombe en panne. Ils reviennent au Touquet. Ils n’eurent apparemment pas le projet d’aller à Dunkerque rejoindre la flotille anglaise qui récupérait ses ressortissants en laissant les Français passer un week-end à Zuydcoote. En juillet les Allemands décident que les expatriés anglais de la région sont un danger, et  emmènent PGW, qui a 58 ans, deux ans avant l’âge autorisant à relâcher des  prisonniers. Il est transféré dans une ancienne prison à Loos près de Lille, puis à Liège, et enfin dans un Internierungslager à Tost, en Haute Silésie, ce qui suscite de la part de PGW cette répartie : «  Si c’est çà la Haute Silèsie, à quoi peut bien ressembler la Basse Silésie ? ». Sa femme est transférée à Lille, sans nouvelles de PGW . Ce dernier s’accommode à peu près du camp de Tost, réussit à trouver une machine à écrire et continue à travailler à Joy in the Morning  Mais un journaliste américain retrouve sa trace, et va l’interviewer.  New York Times annonce au début 41 que PGW est sain et sauf,  et publie une interview de lui qui décrit sa détention avec son humour détaché usuel, ce qui lui vaut des lettres de lecteurs américains, mais aussi attire l’attention des Allemands, qui vont profiter de la célébrité de leur prisonnier. La propagandastaffel ourdit un plan très habile : lui proposer de faire des émissions de radio sur sa vie au camp. Il accepte, dans le but de remercier les lecteurs américains qui lui ont écrit. Crut-il aussi qu’en échange de ces émissions de radio il serait libéré ? Il ne le dit pas, mais il est bien possible qu’il ait attendu au moins un adoucissement de ses conditions de détention et la possibilité de communiquer avec sa femme. Et rien dans les faveurs que lui procurent les Allemands ne vient le démentir : on le loge à l’hotel Adlon, le plus luxueux du Reich, même si c’est à ses frais, sa femme peut l'y rejoindre. 


PGW (un peu mal à l'aise), Ethel W, et l'intermédiaire Plack (?), Hotel Adlon 1941


Il aurait pu y voir malice, mais il accepte aussi un modeste cachet, et se prête au jeu des émissions de radio. Celles-ci, dont le texte est accessible,  sont relativement anodines, d’un ton léger qui se moque de ses geôliers et raconte sa vie en captivité.

“In the days before the war I had always been modestly proud of being an Englishman, but now that I have been some months resident in this bin or repository of Englishmen I am not so sure… The only concession I want from Germany is that she gives me a loaf of bread, tells the gentlemen with muskets at the main gate to look the other way, and leaves the rest to me. In return I am prepared to hand over India, an autographed set of my books, and to reveal the secret process of cooking sliced potatoes on a radiator. This offer holds good till Wednesday week. 

  Mais l’objectif de la propagande allemande était à la fois de montrer que l’écrivain était bien traité , ce qui renforçait aux USA l’image d’une  Allemagne clémente et confortait l’isolationnisme de ceux qui ne voulaient pas entrer en guerre, en même temps qu’il délivrait le message aux Anglais selon lequel il n’était pas sûr de l’issue de la guerre. Dans une déclaration au journaliste de CBS Flannery il se demande si le type d’Angleterre sur laquelle il écrit survivra à la guerre –" que l’Angleterre gagne la guerre ou pas."  Il ajoute :

“I never was interested in politics. I’m quite unable to work up any kind of belligerent feeling. Just as I’m about to feel belligerent about some country I meet a decent sort of chap. We go out together and lose any fighting thoughts or feelings. »

Les Allemands, qui après tout se voulaient nationaux-socialistes, n ‘étaient pas mécontents que l’image de l’Angleterre que renvoyait Wodehouse  apparaisse celle d‘une société aristocratique et inégalitaire. Mais surtout, comme le dit très bien Radcliffe, le ton adopté par PGW dans ces émissions, qui reflétait son style habituel humoristique, donnait l’impression que l’Angleterre n’était pas en guerre avec l’Allemagne. Dans un interview à Flannery il dit même:

“We’re not at war with Germany.’

PWG  ne réalisa qu’après que ces émissions étaient passées en boucle sur la radio allemande, et même matraquées, selon le style insistant de la propagande nazie.

    L’effet outre-Manche fut désastreux, immédiatement, avec des interventions au Parlement, dans la presse, et chez les écrivains. Les Anglais avaient subi le Blitz, les restrictions, et résistaient aux Allemands dans un effort héroïque qu’aucun autre nation ne manifesta, et l’un d’eux venait parler de ses soucis d’avoir connu une captivité heureuse, puis vécu agréablement à Berlin, en représentant l’ensemble de l’épisode comme s’il s’était agi d’une aventure de Bertie et de Jeeves. Le public anglais associait PGW au monde frivole qu’il avait écrit dans les années 1920, et lui attribuait la même irresponsabilité. En plus PGW venait de publier Money in the bank (aux USA, la publication anglaise fut retardée à cause de l'affaire)!


      Après une année à l’hotel Adlon et dans le Harz chez des amis allemands, qui le recueillirent avec sa femme Ethel, ils retournèrent à Paris en 1943, et y restèrent jusqu’en 1944. Wodehouse employa une partie de son temps à essayer de redresser son image de traître à sa patrie, qui ne l’aida pas au moment de l’épuration fin 1944. Un avocat britannique, membre du MI5, le major Cussen , vint l’interroger sur son affaire allemande. Il conclut qu’il n’y avait rien dans le comportement de PGW qui soit répréhensible et qui mérite un procès. Mais ce n’est qu’en 1965 que PGW apprit les résultats de ce rapport. Mais il garda l’idée qu’un retour en Angleterre ne permettrait pas de dissiper le malentendu. Il  reste à Paris jusqu’en 1947, ira s’établir finalement aux Etats Unis, et y demeurera le reste de sa vie.

 

En 1946, une interview de lui apparaît dans The illustrated, sous le titre « I’ ve been a silly ass ». C’est le jugement qu’avait porté en 1945 George Orwell dans son article fameux « In Defense of PGWodehouse ». En 1953, dans une sorte d’autobiographie, Peforming Flea, il écrit "Of course I ought to have had the sense to see that it was a loony thing to do to use the German radio for even the most harmless stuff, but I didn't. I suppose prison life saps the intellect"

 Avec sa lucidité habituelle, Orwell montre que si les personnages de PGW sont frivoles, ils ne sont pas immoraux, et que s’il exploite les potentialités comiques de l’aristocratie, il n’est en rien le satiriste de cette société, comme le journaliste Flannery essaya de le faire croire, et comme son public américain a pu le croire. Il y a vis-à-vis de cette société, dit Orwell, « a mild facetiousness covering an unthinking acceptance », bref la distance de l’humour. Orwell remarquait

“In the desperate circumstances of the time, it was excusable to be angry at what Wodehouse did, but to go on denouncing him three or four years later – and more, to let an impression remain that he acted with conscious treachery – is not excusable. Few things in this war have been more morally disgusting than the present hunt after traitors and quislings. At best it is largely the punishment of the guilty by the guilty. In France, all kinds of petty rats – police officials, penny-a-lining journalists, women who have slept with German soldiers – are hunted down while almost without exception the big rats escape.”

Orwell concluait : “The events of 1941 do not convict Wodehouse of anything worse than stupidity. The really interesting question is how and why he could be so stupid."

 

Stephen Fry et Hugh Laurie

Mais sa question demeure. Pourquoi a t-il pu être si stupide ? Il ne commit aucune traîtrise, ni d’acte d’espionnage. Il n’a jamais, à la différence des fascistes anglais comme Oswald Mosley, eu de sympathie pour Hitler. Il parodie même Mosley, sous les traits de Roderick Spode, fondateur des Saviours of Britain qui portent des shorts noirs ( parodie des black shirts), dans The code of the Woosters (1938) 

Roderick Spode, dans le feuillon Jeeves and Wooster


Il n’a jamais, comme Ezra Pound et Malaparte, eu d’accointances avec les fascistes italiens, ni comme Yeats et Eliot, eu des sympathies pour Mussolini. Ses émissions de radio étaient inoffensives dans leur contenu. Il est dépeint par ses amis comme un homme politiquement naïf.. Comment put-il, quand il était agréablement installé au Touquet, ne pas voir la guerre monter, et ignorer le danger quand les troupes allemandes étaient tout près ? Il chercha bien à fuir, mais on a l’impression qu’il croyait qu’elles n’étaient pas un si grand danger. La vie d’un prisonnier de guerre dans un camp allemand de Silésie n’avait rien à voir avec celle que subissaient communistes, tziganes et juifs à la même époque dans des camps, mais il avait peut être entendu parler, dans sa captivité, des massacres du juifs qui eurent lieu dans cette région après le rattachement des Sudètes en 1939. Aussi  apolitique qu’il ait été, il ne pouvait ignorer la nature du régime nazi. Même un naïf en politique ne pouvait pas manquer de voir ce qui se jouait. Même si on peut le soupçonner, malgré ce que dit Orwell, d’avoir espéré de la part des Allemands qui l’ont manipulé sa libération en échange de sa participation aux émissions de radio, Il est aussi parfaitement possible qu'il ait compris qu'il était plus un otage qu'un collaborateur potentiel. Auquel cas le deal était : "ou vous nous aidez, ou vous retournez à Tors, voire pire".  Il a de toute évidence manqué de prudence en pensant que e seul effet des émissions serait de rassurer son lectorat américain. Il n’était cependant pas naïf sur les pouvoirs de la radio, lui qui avait travaillé à Hollywood et à Broadway. Il ne pouvait ignorer non plus que prendre, en pleine guerre, un ton badin pour parler de la condition de prisonnier, n'était pas exactement fit . Il n’a pas, comme les écrivains collaborationnistes français, consciemment trahi . Mais on peut penser qu’il a préféré, comme nombre de Français sous l’Occupation, quelques arrangements avec l’ennemi à une captivité qui aurait pu durer et se terminer dans des lieux pires que l’hotel AdlonMais quelle a été l’étendue de sa stupidité? On peut être stupide de multiples manières. Il ne l’a pas été par ignorance, car il n’ignorait pas les objectifs des Allemands en général, même s’il a pu se tromper sur leurs objectifs dans l’épisode. Il relève pourtant de ce que l’on peut appeler la stupidité morale, plus grave que la stupidité simple, qui s’excuse aisément. Un écrivain, s’il ne cesse pas de l’être par ses actes de trahison et ses crimes, comme Céline, ou par ses engagements , comme Chardonne, est tenu néanmoins à un minimum de responsabilité et de sens moral, et ceci d’autant plus qu’il est conscient de la situation historique dans laquelle il se trouve. Wodehouse n’est pas le seul à avoir été irresponsable en tant écrivain. Sartre et Beauvoir l’ont été pendant l’occupation. Marguerite Duras également, par opportunisme. Gide n'était pas, par son indifférentisme, si loin de Wodehouse, dans son refuge sur la Côte d'Azur. La liste est assez longue. Ils n’eurent pas le destin de Jean Prévost , de Decour,  de Desnos, de Jacob ou de Fondane.  Ni évidemment  de Cavaillès ou Cuzin. Mais on ne peut pas exiger d'un littéraire le même degré de cohérence qu' à un philosophe. Le philosophe, du moins s'il est normal et ne flirte pas avec l'existentialisme ou le nihilisme, doit être sensible aux contradictions, et les refuser. L'écrivain les voit, mais est moins tenu de s'en garder. Il n'est un grand écrivain, cependant, que s'il consent un peu à réfléchir et à voir que A et non A ne vont pas. Des écrivains comme Thomas Mann, Orwell , Guehenno ou Benda, virent bien, dans les années noires que l'on ne pouvait tolérer les contradictions et que 2+2  ne font pas 5. 

    Il y avait des prodromes du  cynisme ironique de PGW dans l’une de ses déclarations en 1939 : ("What I can't see," "is what difference it makes. If the Germans want to govern the world, why don't we just let them?") (rapporté dans le livre de Robert Mc Crum)

Dans son émission de radio en l’honneur de PGW en 1961, Waugh remarque, pour expliquer l’attitude de Wodehouse, il est pertinent de se référer à un livre qu’il publia en 1909, The Swoop. Le thème de ce livre est l’invasion simultanée de l’Angleterre par les armées allemandes, russes, chinoises, marocaines et autres. La population, à l’exception des boy couts, est complaisante. La pire atrocité est commise par des soldats qui envahissent des terrains de golf et ne remettent pas les piquets à leur place. Wodehouse commente : 'Thus was London bombarded. Fortunately it was August and there was no-one in town.' The boy-scout Clarence muses on: 'my country - my England, my fallen, my stricken England,' et il est ridicule.



    Voilà sans doute ce que Wodhouse pensait du patriotisme. Anglais jusqu’à bout des ongles, il l’était trop pour se soucier de sa patrie. Mais il y a sans doute des limites au détachement que permet l'humour. Il est intéressant ici de comparer son attitude avec celle de son grand prédécesseur dans l’humour britannique edwardien, mais également inspirateur, Saki. Ce dernier écrivit en 1913 un roman ,When William came , racontant l’invasion de l’Angleterre par Guillaume II. Le thème était alors populaire. Mais Saki (HH Munro), qui était fils de militaire, s’engagea en 1914, à 45 ans, dans l’armée anglaise. Il tomba sur le front en 1916.

    PGW se retrouva en 1940, comme tant de fois Bertie, « in the soup ». Mais il n’eut pas Jeeves pour le tirer d’affaire.

    "Le monde idyllique de Wodehouse, comme le disait Evelyn Waugh, qui était l'un de ses frères en écriture,   ne pourra jamais se  périmer . Il continuera de libérer des générations plus jeunes de captivités qui pourraient être plus désagréables que la nôtre." 

     Mai l'aristocratie britannique dans laquelle vivaient Bertie et Jeeves a disparu. La Royal family ne nous offre plus que des pantalonnades sur fond de scandales financiers et sexuels. Quel Wodehouse aujourd'hui aurait envie de décrire le monde de Charles et Diana, de Meghan et de Harry, du Prince Andrew et de Kate et William? 


Saki (HH Munro)

 

PS l'épisode narré ici est commenté aussi sur un excellent site français les amis de Plum. Il y en a plusieurs autres en anglais.
on trouve un plaidoyer pro-Wodehouse ici :
et ici 

lundi 27 juillet 2020

MEFIEZ VOUS FILLETTES





   Il y a déjà été question souvent dans ce blog de Susan Stebbing ( Les femmes s'en balancentBergson bashing, La redevance du  fantôme).  Son cas m'intéresse. Je suis très
féminichienne.

    Comme cela déjà été suggéré par Ange Scalpel, son cas aurait pu être un objet de réflexion pour les féministes d'aujourd'hui. Mais manifestement, ses doctrines positivistes et sa défense de la philosophie analytique, le fait qu'elle soit une logicienne, la rendent moins attrayante que les théoriciennes féministes le plus célèbres, qui se sont essentiellement réclamées de l'existentialisme, du marxisme, de la psychanalyse et de la pensée déconstructrice ou post-moderne. Elle ne peut qu'incarner à leurs yeux le péché majeur:  penser comme un mâle, selon les canons de la raison masculine et patriarcale.

  Siobhan Chapman, dans Susan Stebbing and the language of Common sense (Palgrave 2013)  écrit :


"This remains a significant factor in reconsidering her importance today, against the background of what Mary Ellen Waithe has described as the ‘myth ... that philosophy is the stuff of only the greatest male intellects’ and the emphasis of feminist historians of philosophy such as Charlotte Witt on ‘retrieving women philosophers’ from obscurity: on demonstrating that the contribution of women to philosophy has been more extensive than the traditionally constructed canon allows. Stebbing was never keen that attention should be drawn to her status as a ‘woman philosopher’; she preferred, for instance, to be referred to by ‘the bare surname without academic title or sex denomination’.But she was harsh in her criticism of anything that she saw as unthinking prejudice, including prejudice on the basis of sex; her chief concern was to take her part in mainstream philosophical discussion as an
unquestioned equal to her male contemporaries. She did not write about the type of philosophical topics typically associated with women, concentrating on rational thought, and more specifically on
logic, subjects that some have seen as anathema to women’s way of thinking. Some pragmatists have suggested that women philosophers should embrace pragmatism because of the scope it affords to
different viewpoints and experiences. Yet Stebbing rejected pragmatism. It is tempting to say that Stebbing would have applauded Else Barth’s assessment that ‘women’s work, and women’s voices, are not to be tucked away in separate corners of the academic world. They are to be put where they belong, right in the heart of each academic field and (sub)discipline’,and perhaps even more strongly Mary Warnock’s argument that ‘the truths which philosophers seek must aim to be not merely generally, but objectively, even universally, true. Essentially they must be gender-indifferent’. (p.5)

   
      Le moins que l'on puisse dire est que le féminisme à la Mary Warnock, à la Susan Haack, voire même à la Jennifer Hornsby, a vécu



    Une femme philosophe comme Susan Stebbing a toutes les chances d'apparaître aux yeux de ses consoeurs comme la "femme de service" , celle qui sert à justifier l'oppression masculine, tout comme il y a des "nègres de service" dans les séries télé américaines. On ne sait pas ce qui ,chez elles, serait le plus honni chez les féministes d'aujourd'hui: être une alliée du patriarcat en acceptant un poste universitaire dans un système essentiellement mâle, ou bien penser comme un mâle en faisant de la logique et de la philosophie analytique?

      Stebbing eut à subir le sexisme, le patriarcat de la philosophie anglaise, univers avant elle quasi exclusivement masculin.Quand elle devint en 1933 la première professeur de philosophie de son sexe dans l'université britannique, elle rencontra bien des oppositions (Chapman , op. cit p.75-76). Mais elle participait depuis longtemps à la profession. Elle participait à l'Aristotleian Society  et à la Mind Association, co-dirigeait la revue la plus en pointe de la philosophie analytique de l'époque, Analysis, et enseignait la philosophie à Bedford College depuis longtemps comme Reader. Un des arguments pour nommer professeur était qu'elle avait reçu des offres pour devenir professer aux Etats Unis. Mais lorsqu'en 1938 la chaire de E Moore à Cambridge fut vacante, et qu'elle envisagea de se présenter, ce fut une autre affaire. Chapman raconte l'épisode ( op cit p. 126-7):

     "During 1938 Stebbing was also grappling with a hard decision thatcould have significant consequences for her own career. G. E. Moore, who was due to turn 65 in November, would be retiring from the chair  of philosophy at Cambridge that he had held since 1925, and Stebbing
was thinking of applying for the post. By the first day of 1938 she appeared to have made up her mind, clearly after consulting with some of the relevant people at Cambridge. In a postscript to a letter to Lillian, she confides that ‘I’ve decided to send my name in for the Cambridge Chair – I’ve been urged by some more “influential” people, but at the same time I hear – very unofficially, that there is opposition’.

    Applications were not required for another year yet, and in January 1939 she informed Edna and Lillian that she had applied, but after some reluctance and now in a rather equivocal state of mind as
to whether she actually wanted the job. She was finally piqued into applying by a throw-away remark from Ryle. Stebbing seems to have been surprised by the strength of her own reaction to Ryle’s casual
sexism, and her report of the event is worth quoting: On Thursday, Ryle (the Oxford lecturer who read a paper at our Philos Soc. last Thursday evening) annoyed me by saying (re the appointment)
‘Of course everyone thinks you are the right person to succeed Moore, except that you are a woman’. (I don’t swear those were his words – but as nearly as I remember!) I like Ryle & think him quite
good & can give him good wishes for success. He told me he was applying & I told him I was, & he was frankly amazed. I didn’t tell him till after he had made his fatuous remark about a woman – & I
told him I thought that was the one clearly irrelevant point. Then I felt I must make the application in ‘form’.

     The remark that spurred Stebbing into action may have seemed fatuous  to her but it was not the last she was to hear of this attitude. The day after she wrote this account of her exchange with Ryle, she received a letter from Braithwaite in which he commented in passing in relation to the appointment of Moore’s successor that ‘your being a woman would of course prevent you from applying’. Stebbing describes this as ‘An odd remark – since he was one of those who first told me that “we” all want you (i.e., L.S.S)’. Stebbing’s confusion at the mixed messages from Cambridge is apparent; she concludes that ‘This is getting somewhat muddled’. It is possible that Braithwaite, after initially encouraging her to apply, was now giving her an informal indication that the Cambridge faculty would not countenance the appointment of a woman. Stebbing had made history six years earlier by becoming the first female professor of Philosophy in Britain, but that was in London. A Cambridge professor would by rights be entitled to membership of the  Council of the Senate and therefore full membership of the University, something not yet officially allowed to women. In fact later in the same year, in May 1939, the first female professor was appointed, in Archeology. Aware of the paradox about University membership, the Vice Chancellor is alleged to have responded to the news by announcing to the appointment panel ‘Gentlemen, you have presented us with a problem.  It seems that, regardless of attitudes over in Archeology, the battle for a woman philosopher was not one that Braithwaite and his colleagues were prepared to fight. At much the same time Wittgenstein was apparently going through his own hesitant process of decision making concerning the Cambridge
chair. His biographer Ray Monk records that by January 1939 he had finally decided to apply, but that ‘He was, in any case, convinced that he would not be elected, partly because one of the other applicants  was John Wisdom, whom he felt sure would get it, and partly because one of the electors was R. G. Collingwood of Oxford, a man who was sure to disapprove of Wittgenstein’s work’. In the end, any opposition to Stebbing on the grounds that she was a woman was probably immaterial.
No other applicant was realistically likely to be appointed once Wittgenstein had declared his candidacy. As Monk explains: ‘By 1939 he was recognised as the foremost philosophical genius of his time. “To refuse the chair to Wittgenstein,” said C. D. Broad, “would be like refusing Einstein a chair in physics.”’.

   Comme on sait, Wittgenstein refusait les femmes dans ses séminaires. Mais il détestait Stebbing également, et elle réciproquement.
 
    Dans son obituaire sur Stebbing, en 1943 dans Mind, John Wisdom cite un passage de son livre Philosophy and the Physicists (1938) : 

" Our greed, our stupidity and lack of imagination, and apathy, these are the factors upon which the present sorry state of the world is largely consequent , and " Our limitation is due not to ignorance, . . . but to the feebleness of our desires for good. " 

Elle savait de quoi elle parlait .

Stebbing n'était certainement pas féministe , en tous cas au sens qui domine aujourd'hui. Elle demandait juste qu'on ne  considère pas son sexe comme une objection à ses accomplissement et à ses thèses. Mais il est extraordinaire que les féministes d'aujourd'hui ne soient pas capables de voir qu'elle défendait bien mieux le féminisme qu'elles. Je me demande même si elle a pu simplement imaginer à l'époque une minute l'idée que le fait d'être une femme puisse constituer un argument en faveur de sa philosophie.


Angela Cleps, logichienne


Gilbert Ryle