Helsinki
article paru dans le Nouvel Observateur hors série , 57, janv 2005
Jaakko
Hintikka a dit un jour qu’un penseur d’aujourd’hui qui espérerait construire un
système et contribuer à tous les secteurs de la recherche philosophique serait
un peu comme un général qui voudrait faire une guerre napoléonienne au siècle
de la guerre des étoiles. Bien qu’il ait lui-même cherché à contribuer à la
philosophie dans des domaines spécifiques, son œuvre rappelle celle d’un Leibniz, par sa
productivité (il est l’auteur de plus d’un millier d’articles, et de plus d’une
trentaine de livres), son goût des sciences, son énergie, son cosmopolitisme,
la variété de ses intérêts et surtout le
caractère systématique de sa pensée, à l’encontre de son propre avis à ses
contemporains. Pour rester dans la métaphore militaire, mais sans l’aspect
guerrier, on peut dire que sa démarche
philosophique est une véritable campagne menée sur de nombreux fronts.
Né à Helsinki
en 1929, Hintikka y a fait des études de mathématiques et de philosophie. Quiconque y est allé
éprouve à la fois le sérieux un peu géométrique de cette ville (dessinée par le
grand architecte Carl Engel) et en même temps l’enthousiasme calme de ses
habitants, l’un des peuples les plus cultivés au monde (ses étudiants sont les
premiers aux tests Pisa européens, et une radio y émet en latin). Il y fut l’élève d’une des
plus grandes figures de la pensée finlandaise au vingtième siècle, Georg Henrik
Von Wright, qui avait été lui-même l’élève de Wittgenstein , son exécuteur
testamentaire et son successeur à Cambridge. A l’instar de Von Wright, Hintikka
allait d’abord se consacrer à la logique, où dès les années cinquante, il
obtint des résultats remarquables. La tradition logique scandinave remonte au
Moyen Age, et la logique mathématique s’est épanouie au vingtième siècle aussi
bien en Suède qu’en Norvège, et en Finlande. Hintikka en est, avec des auteurs
comme les suédois Stig Kanger et Dag Prawitz, les norvégiens Toraf Skolem et
Dagfinn Follesdal , l’un des plus grands représentants au vingtième siècle. La
logique n’est pas seulement pour Hintikka une branche des mathématiques, à
laquelle il a contribué avec brio et inventivité. C’est aussi, comme c’était le
cas pour Leibniz, un instrument heuristique pour la philosophie, un outil de
recherche ou un opérateur qui lui permet de mener des investigations dans de
nombreux domaines et de parcourir le territoire de la philosophie.
L’un des
domaines les plus fascinants auxquels s’est consacré Hintikka est celui de la
logique des modalités, c'est-à-dire des notions de possibilité, de nécessité ou
de contingence. Depuis longtemps les philosophes se sont intéressés aux
différents sens des termes
« possible » ou « nécessaire » ( la nécessité
mathématique est-elle la même chose que la nécessité physique ou métaphysique)
et à leurs implications pour des problèmes comme celui du libre arbitre et du
déterminisme. L’intérêt des logiques modales contemporaines est de montrer
qu’on peut formuler rigoureusement plusieurs systèmes différents pour
représenter ces notions, et ainsi de mesurer exactement à quoi on s’engage
quand on les emploie et quelles sont leurs implications. Hintikka, avec
plusieurs autres a contribué a formuler les principes de l’interprétation des
modalités. Chaque proposition est évaluée relativement à des ensembles de
« mondes possibles » ( encore Leibniz !) et de
« modèles » dont les relations définissent la force. Plus intéressant
encore, ces analyses peuvent être transposées aux modalités dites
« épistémiques », comme le savoir et la croyance, qui définissent les
mondes « épistémiques » accessibles à un sujet connaissant.
Sur ce socle
logique, Hintikka a élaboré son œuvre dans plusieurs directions. La première
est celle de la sémantique et de la linguistique. Il appliqué de manière très
convaincante ses instruments logiques à l’analyse des langues naturelles.
Traditionnellement les logiciens cherchent à réformer le langage naturel de
manière à en écarter les ambiguïtés et les impuretés, mais chez Hintikka il
s’agit d’utiliser la logique pour comprendre les mécanismes du sens. L’une de
ses idées les plus intéressantes consiste dans l’emploi de notions empruntées à
la théorie des jeux (encore la stratégie !) pour comprendre la
signification et la référence de notions logiques. Ainsi quand je dis que tous
les hommes sont mortels, je fais un coup contre la nature : si ma phrase
est vraie, je gagne, sinon c’est la nature. On peut ainsi comprendre toutes
sortes de constructions du langage, en fonction de la complexité des stratégies
d’évaluation des phrases. Un autre domaine que Hintikka a éclairé est celui de
la nature des questions : qu’est-ce que poser une question et quels sont
les présupposés des questions ? Qu’est-ce que questionner en quel sens la
pensée est-elle un questionnement ? Vieille question, si l’on peut dire,
mais encore une fois le logicien est là pour nous dire quels coups sont
possibles sur l’échiquier non pas pour imposer ses réponses. C’est là un des
aspects profondément aristotéliciens de Hintikka : il est un penseur de la
dialectique au sens de l’art du discours et du raisonnement, non pas pour
persuader à tout prix, comme les sophistes, mais pour avoir un sens de la
distinction entre ce que l’on peut prouver et ce qui est simplement probable.
Aussi
profondes que puissent être les contributions d’un logicien, elle n’acquièrent
leur vrai statut philosophique que quand elles sont confrontées à l’histoire de
la philosophie. Sur ce plan, et sans doute à la différence de beaucoup de
philosophes analytiques de sa génération, Hintikka n’a jamais séparé ses
conceptions d’une évaluation historique. Très souvent sa méthode a consisté à
révéler un principe général sous jacent à toute une tradition de pensée. Deux
de ses contributions au moins dans ce domaine sont notoires. En liaison étroite avec ses travaux sur les
modalités, il s’est intéressé à un célèbre argument de l’Antiquité, connu
d’Aristote et des stoïciens, l’« argument dominateur », destiné à
montrer que ce tout ce qui est possible est ou sera, et donc à conclure au
fatalisme. L’argument repose sur ce que l’on appelle le principe de
« plénitude » , qui dit que tout possible se réalisera un jour et
qu’il y a une continuité dans la grande chaîne des êtres. Ce principe permet de
comprendre un ensemble très vaste de conceptions quant au temps, au
déterminisme et à la liberté chez de nombreux philosophes.
La logique est
souvent comme David face à Goliath : avec une simple fronde on peut
atteindre un géant. La fronde en question est souvent un point anodin en
apparence, mais qui a des conséquences considérables. Ainsi la fameuse
affirmation de Descartes Cogito ergo sum . Elle se présente comme
une inférence, mais si on la traite ainsi on entre dans toutes sortes de
problèmes : qu’est-ce que Descartes a bien voulu prouver et l’a-t-il
prouvé ? S’attaquant à cette question dans un article qui a eu un grand
retentissement , Hintikka a soutenu que le cogito était bien plus un
énoncé performatif, dont l’énonciation même établit la vérité, comme « Je
m’excuse » ou « Je baptise ce bateau Liberté ». Ce point
permet de reconsidérer non seulement la pensée de Descartes, mais aussi de
comprendre comment certaines affirmations de connaissance peuvent être
auto-vérifiées, sans pour autant fonder la connaissance. La leçon de l’exercice
est qu’on peut connaître sans avoir besoin d’être certain.
Ce type
d’analyse rappellera celles d’un Wittgenstein, qui nous incitait à prendre
garde à la grammaire réelle et à l’usage de nos concepts, par opposition aux
constructions des philosophes. Et ce n’est pas un hasard. Plus d’une fois les
chemins de Hintikka ont croisé ceux de Wittgenstein, ne serait-ce que parce
qu’il a été l’élève de Von Wright. En 1987, Hintikka publie avec la philosophe américaine Merill Provence
Hintikka, qu’il avait épousée quelques années avant et qui est décédée
prématurément, Investigations sur Wittgenstein, qui éclaire nombre des
doctrines de cet auteur, et notamment met en avant l’un de ses doctrines
clefs : l’idée que la logique n’est pas tant un calcul qu’un langage.
Traiter la logique comme calcul, c’est en faire une combinatoire expliquant les
relations entre les signes et le monde. Mais la traiter comme un langage, c’est
impliquer que les relations entre les mots et les choses ne peuvent pas être,
selon la formule de Wittgenstein, dites, mais seulement montrées.
Hintikka appelle cette idée celle de l’universalité de la logique et
montre qu’elle est présente dans toute une tradition qui va de Husserl à nos
jours ( et même jusqu’à Heidegger et
Derrida) . Il montre que cette tradition conduit à traiter la vérité comme unenotion ineffable ou indicible. Contre elle il affirme que l’on peut dire ce
qu’est la vérité, et en ce sens il valide l’idée de la logique comme calcul.
Cette conception l’a également amené à réviser profondément la manière dont on
a posé la question du fondement des mathématiques. On peut, nous dit-il fonder
les mathématiques sans coucher les énoncés mathématiques dans un métalangage
fondationnel dans son livre Les principes des mathématiques revisités (
1996) . Ici encore les idées de Wittgenstein se font sentir.
L’œuvre de
Hintikka n’est pas facile d’accès. Outre son abondance, elle est à multiples
entrées, et semble étroitement spécialisée dans des sujets auxquels seuls
s’intéressent, pense-t-on, les philosophes académiques. Mais cette impression
est trompeuse, à un double titre. Tout d’abord, même si Hintikka est avant tout
un logicien qui s’adresse à ses pairs et travaille avec eux dans des
institutions d’enseignement et de recherche qui l’on conduit de l’université
d’Helsinki à celle de Stanford , puis en Floride et à Boston, il a écrit au
moins autant dans les domaines de la philosophie du langage, de l’histoire de
la philosophie et des sciences, en théorie du droit et en éthique, et il a
écrit souvent pour un public plus vaste. Un lecteur pressé ne remarquerait pas,
par exemple, que l’austère logicien
écrit aussi sur des auteurs comme Virginia Woolf ou sur Sherlock Holmes, et qu’il est aussi à
l’aise dans les commentaires de Husserl et Kant que dans les mathématiques.
Ensuite, l’usage que Hintikka fait de la logique n’est jamais celui d’une
discipline qui serait une fin en soi, mais celui d’un outil ou une science
appliquée. Sa démarche s’apparente ici beaucoup à celle d’un ingénieur qui
construit des modèles réduits pour voir comment les choses fonctionnent. Ses
travaux ont une grande cohérence, mais cette cohérence est bien plus un produit
d’une enquête qu’une architectonique recherchée. Comme toutes les grandes
œuvres, son unité n’apparaît que lentement, comme une image dans le tapis, mais
sa conception de la philosophie comme investigation des combinatoires du
langage et de la pensée est l’une des plus originales d’aujourd’hui.
Tout comme il faut
réviser l’image du philosophe comme constructeur solitaire d’un système taillé
dans le marbre, il faut aussi réviser celle du penseur comme d’un homme
solitaire. Hintikka n’est pas un penseur solitaire, même si toute pensée
implique l’isolement et si on peut dire qu’il est isolé par la radicalité de
nombre de ses idées. Il a été le professeur de plusieurs générations de
philosophes en Finlande, et ses élèves sont aujourd’hui partout dans le monde.
Il a jouté un rôle irremplaçable d’animateur et de directeur de travaux (
notamment en dirigeant la célèbre revue Synthèse). Cette
activité multiforme, qui l’a conduit à vivre à la fois dans son pays et aux
Etats Unis, a grandement contribué à placer la philosophie scandinave et
finlandaise en particulier parmi les plus fécondes des dernières décennies. Le
roi suédois Gustave Adolphe voulait réformer la chrétienté en fondant un empire
du Nord. Le monde de la pensée est le contraire de la fondation d’un empire,
car la pensée critique honnit l’autorité. Mais il y a sans aucun doute un
Leibniz du Nord.
PS un hommage d'Alain Lecomte à JH
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