Plusieurs signes indiquent que Julien Benda
n’est plus une référence seulement lointaine et vague, comme quand on invoquait
la Trahison des clercs de loin, sans
l’avoir lue. Jacques Julliard la cite, un blog prend l’image de l’auteur des dialogues à Byzance comme photo d’accueil, on cite Benda surl’Europe , ou on commente sa conception des intellectuels en contemplant ceuxd’aujourd’hui quand ils se mettent sur leur trente et un pour rencontrer le Président.
Ces coups de chapeau sont utiles et
sympathiques. Ils ne prennent cependant qu’une forme très timide et chétive.
Les auteurs n’ont la plupart du temps aucune idée de ce que Benda a dit sur les
clercs et leur mission, sur la relation entre les valeurs désintéressées et les
valeurs sociales, sur le sens d’une nation européenne ou sur le rôle de la
vérité dans l’art. L’auteur de l’article du Point sur la réunion entre le
président Macron et les intellectuels semble penser que Michel Onfray aurait
bien pu incarner la force de résistance dont on aurait aujourd’hui besoin et qu'il ferait un Benda redivivus.
Autant appeler un pyromane pour éteindre un incendie ou un gangster pour tenir les comptes d’une
banque. Jacques Julliard comprend bien que la victimologie contemporaine a
quelque chose à voir avec l’individualisme contemporain dénonçait Benda, mais il
aurait pu relire ce passage de Précision :
... On m'assène alors que
les plus grands intellectuels, un Aristote, un Spinoza, un Kant, se sont
éminemment occupés de politique. C'est là un pur jeu de mots. Quel rapport y
a-t-il entre vivre dans la bataille politique, lutter de tout son être et par
tous les moyens pour renverser tel ministère, voire tel régime, et donner pour
aliment à sa pensée la matière politique dans le mode purement spéculatif et
hors de toute poursuite d'un résultat immédiat ? C'est à peu près comme si
on identifiait les champions de boxe aux hommes qui, dans leur cabinet,
écrivent sur l'activité musculaire.
Le mot que les
intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des
sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la
révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être
ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche
à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en
adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la
démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855,
Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme,
chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre
humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et
d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale
publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir1. » Et, en
effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que
l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites
qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du
vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de
sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait
récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a
des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de
l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui
entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le
suicide même de l'intellectualité.
1. Cité par L.
Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 368. 2. Les
Nouvelles littéraires, 17 décembre 1932.
"Clercs sauveurs" , in Précision
(1930-1937) Gallimard.
.
Lorsque je tombe périodiquement, à la faveur des aléas de ma fréquentation (insuffisamment régulière, et même trop irrégulière) de votre blog (ou, d'ailleurs, de votre non moins excellent site qui, dernièrement, ne semble pas être accessible), sur un article ayant pour objet de près ou de loin la figure de Benda dont vous vous êtes fait, depuis quelques temps, l'admirable défenseur, spécialiste, et même, pourrions-nous dire, "réhabilitateur", je me fais toujours la remarque suivante: pourquoi une communauté d'intellectuels partageant ce que Benda appelait les "valeurs cléricales" (et de fait il en existe quand même quelques-uns dont il ne serait pas obséquieux de dire que vous en faites parti) ne se soulèverait-elle pas en créant sa propre revue, ou son propre journal qu'elle financerait intégralement et dont elle s'occuperait à plein temps (à côté bien évidemment des impératifs liés aux métiers de professeur et de chercheur que les clercs en question ont et auront à mener à bien, sans parler des problèmes liés aux vies dites "privées" qui, qu'on le veuille ou non, ont toujours un impact indirect sur de telles entreprises éditoriales, journalistiques et scientifiques). Je veux parler d'une revue qui aurait par exemple la rigueur scientifique de la revue philosophie (éditions de minuit) actuelle ou, mieux, de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, ou, mieux encore, une revue de philosophie authentiquement analytique qui ne serait pas sans liens par exemple avec la société de philosophie analytique qui, à moins de faire erreur, fut un temps dirigée par vous, et qui aurait d'autre part la combativité politique et la pugnacité de la Fackel de Kraus. Bref une manière pour les vrais clercs (et il y en a quand même, même s'ils ne sont pas légion !) de publier (intégralement sur papier et sans dématérialiser, virtualiser) une revue qui leur permettrait 1) de court-circuiter les dits "médias", sans avoir à aller montrer patte blanche chez ceux-ci et de pouvoir s'exprimer librement en jouissant d'une forme d'indépendance qui ne devrait pas être un luxe, comme, par exemple, durant une certaine époque du XIXème siècle et même début XXème où la presse me semble, par certains aspects, avoir été beaucoup plus libre (je veux dire qu'il y avait certes également beaucoup plus de journaux ouvertement d'extrême droite par exemple, mais il y avait également un sentiment de liberté d'expression beaucoup plus vif, en ce sens que tout pouvait être dit, ce qui, je l'avoue, me semble être extrêmement sain et que Benda n'aurait peut-être pas approuvé... à raison peut-être);
RépondreSupprimer2) de présenter une position qui serait celle des académiques eux-mêmes et qui par conséquent prétendrait à une certaine scientificité (tout en se donnant évidemment les moyens d'atteindre cette scientificité) savoir que l'on aurait des articles qui seraient à la fois savants mais également des articles politiques, à ceci près que tout ce qui serait écrit, le serait par des spécialistes qui mettraient leur savoir savant dans une revue dirigée précisément par des savants, et EXCLUSIVEMENT aux mains de ceux-ci mais qui aurait pour vocation d'être lue par tous, tout en émanant des clercs. On aurait alors à la fois des longs développements techniques sur, par exemple, le problème de gettier ou la régression de Bradley ou sur la recherche la plus récente, quelque soit sa nature d'ailleurs, et on n'aurait pas peur de les publier, fussent-ils réservés aux spécialistes, mais en ayant pris soin de concilier difficulté et clarté du propos en veillant à ne jamais sacrifier la première au profit de la seconde, bref cela permettrait de donner accès au lectorat le plus large à la recherche la plus rigoureuse telle qu'elle est en train de se faire (en donnant une idée à la population des questions passionnantes qui agitent les "petites cellules grises" des chercheurs) par nos meilleurs savants (mot que j'emploie comme synonyme de "clerc"), donnant accès à un niveau qui sans être excessivement technique ne donnerait pas non plus l'impression de s'adresser au "vulgaire" comme s'il était condamné à le rester (le vulgaire), bref je dirais la transposition de l'esprit du collège de france sous forme journalistique; 3) une revue qui serait le lieu d'expression du point de vue des clercs (ou d'une petite minorité d'entre eux) sur le monde social et les questions politiques. Ils n'auraient alors pas peur, parce que travaillant collectivement, de s'exprimer "en tant que savants" sur ces questions là et de le faire de la manière la plus directe et la plus crue: il y a un en-soi du monde social et de la politique, une réalité objective de ceux-ci, et les savants n'hésiteraient pas à essayer de dire ce qu'ils croient être la vérité objective de ce monde social, politique actuel pour qu'il devienne vérité subjective, qu'il soit saisit par un maximum de lecteurs qui seraient à la fois devenus avides de science et de vérité et de participation politique démocratique authentique (je veux dire directe, non par la médiation de représentants par exemple).
RépondreSupprimerL'université doit (disons devrait) certes rester autant que faire se peut technique et scientifique (on défend des thèses, on argumente, on s'enracine dans le formalisme logique pour aspirer précisément à une certaine stabilité démonstrative, apodictique... etc..., on doit y discuter des questions théoriques, on doit y "contempler les idées" et ne pas "s'ouvrir à la vie", la philosophie notamment est et doit être perçue comme une discipline scientifique, ou tout au moins technique lorsque elle se fait correctement etc... (je cite ici ce que je crois être des positions que j'ai lu chez vous dans plusieurs de vos articles quoique je ne fasse pas référence à des articles précis)). Néanmoins, il n'y aurait pas relation d'incompatibilité entre un authentique travail clérical à l'université (quoique l'université n'existe pas ou, disons, n'existe plus, au sens ou vous l'entendez, voir e.g. votre préface à votre ouvrage Instruction aux Académiques) et une tentative de diffusion honnête dans une vraie revue scientifique qui, mordicus voudrait être lue par tous, en n'essayant pas de trop sacrifier la complexité de son propos, la complexité des travaux des clercs.
RépondreSupprimerOn y trouverait, insistons-y encore, également une tentative de lier les questions théoriques à des finalités politiques (l'on avait déjà ça par exemple avec le cercle de Vienne, des grands savants et ensuite des grands philosophes des sciences qui considéraient que leurs productions théoriques devaient, dans les limites du possible, être propagées pour être reçues par les populations les plus dominées, et considéraient donc que indirectement leurs travaux pouvaient servir un but social, disons par exemple la propagation d'une incitation à l'usage de la rationalité, à l'esprit et la méthode scientifique etc.. , ceux-ci n'étaient donc pas coupés des populations auxquelles ils étaient liés, phénomène qui aujourd'hui s'est aggravé puisque la communauté des savants a de moins en moins de contact avec le monde "réel", en ce sens qu'elle ne cherche pas à donner les outils scientifiques sérieux dont elle dispose aux opprimés...).
Cette hypothétique revue pourrait s'appeler La Revue des Clercs (ou même d'ailleurs tant que nous y sommes La Nouvelle Revue des Clercs, La NRC). Ou encore mieux : Des Clercs ! (plus sobre mais avec le point d'exclamation en prime, plus sec et plus combatif).
Je ne serais pas peu étonné d'apprendre qu'une idée analogue à celle qui vient d'être ici brièvement esquissée n'ait jamais germé dans les esprits de certains clercs (notamment certains des plus respectables qui ont enseigné ou enseignent, par exemple au collège de france ou ailleurs, et ont signé des ouvrages tels Schmock ou le triomphe du journalisme, La norme du Vrai ou encore Le Doute en Question et autres...). Après tout, l'université française a enfin essayé de créer sa propre encyclopédie philosophique à l'image de la Stanford Encyclopedia of Philosophy (https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/06/19/encyclopedie-philosophique-en-ligne/). Ne peut-elle pas aller plus loin et former une "ligue des clercs" (ce serait grandiose !) et honorer ainsi la mémoire de Benda en faisant descendre les clercs sur la terre pour leur faire impérieusement défendre les valeurs cléricales ?
L'union fait la force !
Signé : un étudiant qui vous lit régulièrement
Merci de ces suggestions. Mais pensez vous que les académiques en question n'ont pas songé à , et déjà essayé de faire une revue ? Ils ont échoué. On se réfugie sur les blogs un peu par défaut. Les revues naissent et meurent. Les produits digitaux sont encore plus éphémères. Les éditeurs approchés ( plusieurs) ne veulent même pas d'une réédition de Benda.
SupprimerJe vous ferai remarquer aussi que les enseignements et publication que vous mentionnez font partie intégrante de mon métier et que j'y participe. Mais pour faire une revue, il faut éditeur et secrétariat.
Mais l'idée d'une revue des clercs jure avec
l'idée que Benda se faisait de son sacerdoce. Il était seul, et la seule revue à laquelle il ait participé régulièrement était la NRF. Mais après avoir été une figure éminente, il en a été exclu en 1940. La figure du clerc se prête mal à l'idée d'un mouvement ou d'une école. Elle est irrémédiablement solitaire. Il faut l'énergie d'un Kraus pour faire une revue tout seul.
J'ai exposé mes raisons de bloguer ici (to kill a blogging bird) . Elles peuvent disparaître. D'autres, je l'espère prendront le relais.
Je crains que l'étudiant qui vous lit ne surestime l'unité des clercs, l'unité de la philo analytique aussi... Le problème est : comment penser dans la tradition rationaliste suivie déjà par Benda sans faire irrationnellement du Clerc une idôle ?
RépondreSupprimerEn fait, comme je le suggérais dans ce billet, les POSTURES de Benda - celles du clerc au dessus de la mêlée, qui apostrophe ses contemporains au nom des Valeurs de l'Esprit - sont très souvent imitées. Sartre les imita, puis BHL, Finkielkraut, et Onfray, inter alia. Mais comme le disait Lichtenberg, "Un livre est un miroir. Si un singe s'y regarde, ce n'est pas l'image d'un apôtre qui apparaît". La différence est que Benda n'avait pas qu'une posture, même s'il avait, admettons le, certaines des faiblesses de ses imitateurs. A la différence d'eux, il était sincère.
RépondreSupprimerOn dirait que Julien Benda était visionnaire, dans la mesure où il ne précisait pas si la cléricature avait un sens strictement laïc. Il aurait pu le faire, car les historiens affirment que dès le Moyen Âge, le clerc pouvait être un laïc. Mais Benda voyait sûrement plus loin. A côté de la trahison du clerc laïc, il y a la trahison possible du clerc religieux, dont T.S. Eliot a fait un drame chrétien dans "Meurtre dans la cathédrale". Eliot a choisi un point de vue bien précis. Pour lui, le Pape représentait le pouvoir spirituel tout uniment, alors que l'"Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands" d'Augustin Thierry montrait plutôt un Pape qui faisait de la politique avec une certaine duplicité. Thomas Becket en faisait aussi, mais évidemment on dira que c'était "in fine" pour le service de Dieu ! Le clerc laïc de Benda a également le droit de se mêler de politique, mais seulement quand la société s'éloigne des valeurs éternelles de Justice et de Vérité.
RépondreSupprimerThomas Becket a été le clerc qui a trahi son roi pour l'Honneur de Dieu, puis qui a été réhabilité et déclaré saint et martyr, avant d'être de nouveau condamné, suivant les aléas politiques de l'Histoire. Il y a d'autres cas de trahison de clercs religieux, qui ont une dimension clairement politique, ou plutôt théologico-politique, et qui aboutissent à la théocratie.
Fort bien vu. La cléricature de Benda est laïque- "un régulier dans le siècle" est le titre de son volume de 1937- mais peut s'appliquer aux clercs au sein de l'Eglise. la remarque que vous faites sur Eliot est d'autant plus juste que Eliot avait lu et médité Benda ( voir mes billets antérieurs sur Eliot sur ce blog). Il y a chez Benda une forme de théologie laïque, voir son Essai sur la relation de dieu et du monde , qu'un bon auteur a commenté jadis
RépondreSupprimerLe travers qui consiste à "faire du clerc une idole", c'est-à-dire à lui attribuer des pouvoirs quasiment surhumains en matière par exemple de transformation sociale ou de défense de la rationalité et de la vérité, ne me semble pas ici constituer une objection raisonnable. Il ne s'agit évidemment pas de déifier ou de canoniser mais simplement de reconnaître que certaines personnes sont en mesure et ont le devoir, en vertu de la situation exceptionnelle de liberté dont elles jouissent et surtout des ressources cognitives dont elles disposent, de faire valoir leur point de vue.
RépondreSupprimerEn ce qui concerne les imitateurs, disons les choses sans ambages: le clerc n'est pas en concurrence avec eux, ce sont eux qui sont en concurrence avec lui, je veux dire par là que si effectivement il s'exprime ça n'est pas d'abord contre eux mais contre "l'esprit d'une époque" ou les "tendances générales d'une époque". Il ne les prend pour cible que parce qu'ils sont individuellement les incarnations contingentes d'un phénomène nécessaire, propre à chaque époque, à savoir celui de la prolifération des faux-clercs, usurpateurs des valeurs de l'esprit. Par conséquent le clerc, en s'attaquant à eux ne manifeste pas son opposition à leur petit moi singulier, mais plutôt à ce qu'ils représentent et dont ils sont le reflet et qui vaut de manière plus générale et pas seulement pour eux, à savoir le manquement aux valeurs cléricales (Vérité, Justice, usage et propagation de l'usage de la Raison et reconnaissance de son statisme...). Le clerc est effectivement "au-dessus de la mêlée" comme vous dites, c'est ce qui fait d’abord son charme (charme un peu romantique, quoiqu'on puisse douter que Benda eut approuvé ce qualificatif pour caractériser son action) et sa faiblesse.
Mais cette faiblesse ne l’arrête pas, il prend la parole en connaissant ses limites et en sachant que ses effets seront minimes. Il écrit pour secouer les esprits et sortir une époque de son état de torpeur, il est de fait nécessairement marginal et accepte cette situation désagréable de marginalité puisqu’il est mû par des valeurs suprêmement désintéressées. Les vrais clercs ont, l’on peut, sans trop prendre le risque de s’avancer, faire cette hypothèse, toujours eu la vie dure (Benda ne s’était–il pas lui-même désigné comme « un enterré vif » durant l’occupation, et avait même, d’après ce que vous avez pu écrire, un peu sombré psychiquement, il y avait de quoi). Mais ils sont la conscience d’une époque, ou disons plutôt sa mauvaise conscience, qui se réveille et vient lui dévoiler sa vérité. Le clerc a essentiellement une valeur négative, il est là pour faire contrepoids. Qu’importent les assassinats symboliques qu’il subit, vaille que vaille, il faut dire et écrire ce que l’on croit être la vérité et la vérité d’une époque, et le dire haut et fort, même si l’on est isolé. L’on travaille pour l’histoire, pour l’universel. Voilà comment réfléchirait un clerc, et il ne serait certainement pas impressionné par les tergiversations et autres attitudes passives qui traduisent un tempérament couard et pusillanime chez certains de nos contemporains. On ne peut pas, comme vous l’avez souligné, se laisser dominer par des fausses objections du genre « t’es plus dans le coup papa » (http://lafrancebyzantine.blogspot.com/2016/03/tes-plus-dans-lcoup-papa.html https://www.youtube.com/watch?v=5tqz_5gWv7k ) et Benda le savait. Qu’auraient répondu Kraus ou des rationalistes classiques type Russell si on leur avait dit qu’ils étaient des dinosaures parce qu’ils avaient le malheur de s’attacher à des valeurs essentielles mais dont la défense, parce qu’elles étaient « passées de mode », les faisait presque passer parfois pour des conservateurs ?
RépondreSupprimerLe clerc n’est pas une sorte de gourou ou un pseudo philosophe-Roi de la République, il veut simplement un peu dogmatiquement (à dose homéopathique le dogmatisme ne fait pas de mal quoi qu’il soit quand même plutôt nocif en philosophie) défendre quelques valeurs dont l’importance lui apparaît comme non négociable.
Non, il faut plutôt reconnaître que les clercs ne sont pas à la hauteur de leur stature parce qu’ils s’évertuent à vouloir combattre individuellement, et les temps ont changé et UN Karl Kraus, ou UN Benda ça semble aujourd’hui plus ardu. Sans oublier qu’il y a des conditions historiques de possibilité d’émergence d’UN Kraus ou d’UN Benda, Benda s’est construit à une époque de triomphe de la littérature et tous les ingrédients étaient réunis pour l’émergence de sa plume. Aujourd’hui les malheureux clercs sont contraints comme vous dites au refuge sur d’obscurs blogs. UN clerc aujourd’hui ça doit être possible mais il faut le climat pour le porter. En outre les obstacles sont moins insurmontables qu’ils n’y paraissent. Mais l’accusation de passivité relative que l’on pourrait porter contre les vieux clercs en activité pourrait être également adressée contre les clercs en devenir, mais qui aurait le courage de poursuivre vaillamment la tâche d’un Benda avec la même pugnacité ? Ce n’est pas impossible. Mais il faudrait d’abord reconnaître ce que l’on pourrait suspecter, à savoir que les obstacles les plus restrictifs et dissuasifs en ce qui concerne des interventions « cléricales » (je dirais même « chirurgicales » pour le cas de Ange « Scalpel ») ne relèvent pas pour les clercs actuels tant des sphères cognitives, pécuniaires ou temporelles, mais probablement de la sphère psychologique (remarques qui valent, insistons-y encore, également pour ceux qui vont être amenés maintenant à être les fils de leur temps). Peut-être est-ce naïf de l’envisager mais il y a quand même pour notre époque possibilité, collectivement ou individuellement, de bendaïser ou de cléricaliser. Après tout c’est un peu pour ça aussi que ce blog existe je crois. Je ne m’y serais pas arrêté si tel n’était pas le cas.
RépondreSupprimer"certaines personnes sont en mesure et ont le devoir, en vertu de la situation exceptionnelle de liberté dont elles jouissent et surtout des ressources cognitives dont elles disposent, de faire valoir leur point de vue. "
RépondreSupprimerLe problème est que tout le monde pense être si bien pourvu de cette liberté et de cette intelligence qu'il se sent clerc ! Et que les gens sont prêts à reconnaître cette prétendue intelligence, parce qu'on ne reconnaît jamais aussi bien quelqu'un pour telle ou telle qualité que parce que cette personne a le culot de se l'attribuer.
La seule chose qui est résiste est le test du temps, et encore il efface tout.
Benda en avait grandement conscience. Quelque part il dit qu'il ne restera rien de lui, et que peut être quelque étudiant fera sur lui une thèse, mais vite oubliée.
Il n'avait pas tort.
Voici quelques écrits bendesques (hors blog) du blogueur. Mais j'ai noté qu'on ne va plus guère dans les bibliothèques. Le clerc est sans doute une chose du passé, du temps où on lisait des livres et des journaux. Les webzines ont encore quelque chose de la revue, mais sont encore plus éphémères: dans 5 ans tout aura disparu de la toile. Les liens seront morts!
Cavaillès, Benda et le rationalisme français (inédit) 2004
Speaking up for the Clerks, in Richard Rorty, the Library of Living philosophers, Open court 2006
Benda contre Bergson, Critique , 2008, 732
Benda et le culte de l’universel , Le philosophoire, 2009
Julien Benda’s thoughtful Europe, The Monist, 92(2), 2009
Les lois de l’esprit, Ithaque 2012
To renew the Palazzo della ragione, Rivista di Filosofia, 2012
Un clerc pour toutes les saisons, Contreligne 2012
Tous traîtres à la raison selon Benda, Magazine littéraire 2013 ,n° 533
Benda et la responsabilité de l’écrivain , à paraître in Romanic Review
Benda et Mencken , Hommage à Patrizia Lombardo, Genève 2018
Le problème de Benda est qu'il renforce, par ses postures, la division du travail propre à nos sociétés modernes entre activités théoriques et pratiques, entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, entre les "détenteurs du monopole des outils d'intelligibilité du monde" (la classe des "intellectuels" pour le dire vite) et les classes qui en sont dépourvues, contribuant à entériner l'idée selon laquelle cette scission serait indépassable.
RépondreSupprimerLa génération, dans nos formations sociales, de clercs de son calibre, dont témoigne l'ampleur de sa "dévotion" intellectuelle, constitue le symptôme du phénomène décrit ci-dessus.
Sa grandeur réside dans sa pugnacité à rester fidèle, en bon clerc "régulier" comme il se définit lui-même, aux valeurs classiques de l'esprit, usage de la raison, suspension de son existence au Vrai (comme disait "Jean Jacques"), supériorité de l'éternel, des vérités transcendantes, absolues, sur le contingent, la diversité toujours mobile et changeante du présent historique immédiat et de la pensée collective des masses.
Il ne conçoit l'accès à la vérité et l'universel comme possible que par rupture avec le "vulgum pecus" nécessitant donc une sorte d'abnégation de type monastique laïque et semble avoir abandonné toute confiance en un progrès collectif, social, de l'intelligence. La pensée "bendienne" semble s'être résignée à reconnaître que l'on ne peut trouver de vérités que dans l'abstrait, dans la rupture avec les bassesses que nous impose l'existence sociale (ce qui ne fait pas de lui un tenant des postures "apolitiques" puisqu'il s'engageait, comme vous l'expliquez très bien, "en tant que clerc" sur la place publique, bien que d'abord avec pour optique de "défendre les valeurs de l'esprit") et que toute pensée du concret, du fait qu'elle se propose l'étude de phénomènes historiques et dynamiques, en perpétuelle transformation, ne peut prétendre à l'universel et au nécessaire. Rien d'étonnant en ce sens à ce que Benda voit plutôt d'un mauvais œil un philosophe comme Hegel, qu'il semble traiter comme un vulgaire "mobiliste" (selon ses propres termes pour désigner les traditions philosophiques propre à son époque, comme celle de Bergson) au sens presque de relativiste, alors qu'il s'agit d'un des plus grands rationalistes qui a voulu précisément saisir la rationalité du concret, de la réalité advenue, assignant entre autres pour tâche à la philosophie de "Penser ce qui est", maxime il est vrai que l'on imagine difficilement Benda faire sienne.
A ce titre il est, dans la littérature philosophique, une autre "trahison des clercs" qui mérite tout autant l'attention de ceux qui reconnaissent l'importance des vertus du savoir (par opposition aux "vices du savoir") en ce qu'elle semble exiger et synthétiser, pour toute personne s'occupant des choses de l'intellect, les deux pôles théoriques et pratiques, connaissance et action, connaissance du monde des Hommes et transformation effective, vers une réalité qualitativement supérieure de celui-ci, en les liant dialectiquement, de l'existence humaine: La destruction de la raison de Georg Lukacs.
Comment jugeriez-vous cette œuvre-là (avec des crières bendiens) ?
Merci pour votre blog remarquable
Merci beaucoup de ce commentaire très pertinent et substantiel. Cela me change des petites piques auxquelles les blogs sont habitués. Je me suis posé souvent les questions que vous posez, et je crois Benda aussi. Il était le parangon de l'individualisme contre la pensée pré-marxiste qu'il connut à son époque (Sorel) et contre cette révolte des masses que vit si bien à la même époque Ortega. Mais il essaya de s'en sortir, et se dirigea avec réticence, vers les communistes dans les années 30, puis après guerre. Il n'était pas Gramsci. sa pensée sociale est très individualiste, anti-marxise. Je ne crois pas qu'il eut connaissance de Lukacs, mais il avait certainement avec lui des affinités. Le diagnostic était pionnier, et recoupe à bien des égards Benda. Mais je crois aussi qu'il aurait vu chez le grand Hongrois un hegelien. L'idée d'une rationalité du concret, d'une raison qui soit dans l'être même, le rebutait. Moi aussi je l'avoue.
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