Pierrefontaine-les-Varans, Doubs
Jules Vuillemin, dans la courte autobiographie
(« Ma vie en bref ») qu’il publia en 1991 dans le volume dirigé par
Gordon Brittan en son honneur, y raconte en une page ses années de jeunesse
pendant la guerre et l’immédiat après-guerre :
« A few weeks before the Anglo-French declaration of war, I entered
the Ecole Norrnale Supérieure for a period of four years. The circumstances
seemed hardly favorable for philosophical studies. Nonetheless, I remember how
it felt: the "drôle de guerre," the mobilization of my class in May,
1940, the overwhelming defeat, several months in the "Camps de jeunesse"
of Marshall Petain, the return to an occupied Paris, a failed attempt to get to
England, far from undermining the scholastic background necessary for philosophical
reflection, gave to it a kind of seriousness and urgency which are ordinarily
missing in peace time. At the Ecole Normale, Cuzin served as my mentor and
introduced me to Kant. At the Sorbonne, I took the courses of Bachelard,
Brehier, Gouhier, and Cavailles. Cuzin and Cavailles were shot for the part
they played in the resistance. Having received the agrégation in philosophy in
1943, I was named a teacher at the Lycee de Besançon, not far from the village where
my family had located. Teaching is the best way of learning, for the student
stops at the point where the master has not understood. I did a survey, during
my Besançonian year, of the shadowy zones heretofore covered over by scholarly
rhetoric. The war, however, pressed on both town and school. Four of my
students were arrested. One of my friends was deported to Buchenwald. He was
declared "disappeared" the day the camp was liberated by the American
army. Guerillas organized. I rejoined my village group. The ebb-tide, with its
dramas, began. Happily, the army, disembarked at Toulon, hurried on its way. It
happened in a night. In the morning we were liberated. When armored cars and
trucks left for the East, I thought the war was over. I was mistaken by more
than six months. I re-entered Paris in a holiday mood and obtained, for five
years, a position at half-salary at the Centre National de la Recherche Scientifique.”
On a souvent dit qu’il y a eu un premier
Vuillemin, qui, avant le tournant qu’auraient constitué ses deux Kantbucher, L’héritage kantien et la
révolution copernicienne ( PUF 1954) et
Physique et métaphysique kantienne(PUF 1955), aurait été existentialiste. Il aurait brusquement, tel l’Apôtre sur
le chemin de Damas, eu la révélation des mathématiques et de la logique, et se
serait alors converti à la philosophie rigoureuse, plongeant du même coup dans
la solitude splendide dans laquelle il s’isola en faisant de la logique au pays
de Sartre, de Merleau-Ponty, de Levinas, de Ricoeur, de Derrida, de Deleuze et de Foucault, terroir réputé rétif à cette matière absonse et inhumaine qui nous empêche de vivre et de nous émouvoir. Quelquefois aussi, cette période "existentialiste" - celle de Jules avant Vuillemin si l'on peut dire - est présentée comme une manière de racheter le rationalisme sec et glacé de sa philosophie ultérieure, tout entier tourné vers les fondements des sciences. En s'étant occupé de la vie, de la mort et de l'angoisse, Vuillemin aurait acquis quelques indulgences qui lui auraient permis d'éviter le verdict qui tue: " Raison sans coeur".
De
fait le jeune Vuillemin, à la fin des années 40 se lia avec Merleau-Ponty et
Sartre, écrivit dans les Temps Modernes
(notamment une très remarquable étude sur Tintoret que Sartre plagia allègrement). Ses thèses, Essai sur la signification de la mort et L’être
et le travail , paraissent aux PUF en 1948. Leurs sujets semblent ne pas
laisser de doute sur le fait que leur auteur était un philosophe de son temps. Si
ses livres avaient été publiés avant, il se serait sans doute, si celui-ci l’avait
connu, attiré les foudres d’un Julien Benda dans sa Tradition de l’existentialisme (1947). Lui-même écrit en 1962 dans Le miroir de Venise (Les Lettres
nouvelles), parlant de sa rencontre avec « un homme en place », qu’il
ne nomme pas, mais qu’on reconnaît être Gueroult :
« J’avais, avant de le connaître,
publié dans le goût du jour mes premières études, auxquelles j’étais attaché
comme tout auteur à ses petits. Il m’appela, et, sans faire comme les autres le
compte de mes qualités et de mes défauts, et en vint brutalement à l’essentiel,
comme pour dépêcher l’exécution et me dit à peu près que, si l’art oratoire est
une chose, la démonstration des idées en est une autre, que j’avais confondu
les genres à l’exemple des auteurs à succès et que je produirais rien de bon si
je continuais à écrire de la sorte, en faisant fi de toute méthode. » (
p.52)
Et dans le texte cité
plus haut il décrit la vie intellectuelle française d’après-guerre :
« The French philosophical world split at the time principally
between the dogmas of Existentialism and Marxism: there an ontology of anguish
and nausea, here an unscrupulous activism which, in Paris, continues to pervert
thought even to the present day.”
« Le
monde philosophique français était alors scindé entre les dogmes de
l’existentialisme et du marxisme : d’un côté une ontologie de l’angoisse
et de la nausée, de l’autre un activisme débridé qui, à Paris, continue de
pervertir la pensée même encore aujourd’hui. » (1)
Mais quand on lit l’Essai sur la signification de la mort et L’être et le travail , on y trouve tout autre chose qu’une
réflexion existentialiste. Il y oppose l’angoisse comme sentiment existentiel à
la peur de la mort comme émotion cognitive, et il loue la vertu stoïcienne. On
pourrait croire que L’être et le travail
explore le versant marxiste. On trouve en effet une réflexion sur l’être social
commun comme extériorité et comme
travail qui nous permet de sortir des apories de la conscience et du psychologisme
auxquelles mène la phénoménologie, débouchant sur une théorie des valeurs
inspirée de Scheler, qui voit dans l'émotion une sensibilité aux valeurs. Mais aucune apologie du marxisme, aucun sociologisme, aucune concession à la puissance du temps et du présent. Ces deux livres sont
très denses, et ne méritent pas le jugement sans appel que prononça Gueroult. Vuillemin y procède comme il le fera plus tard dans ses autres
livres : il expose les thèses des autres, et ne laisse transparaître sa
position qu’en filigrane, comme une sorte de produit dialectique des apories qui
affectent les divers points de vue qu’il aborde de manière très abstraite. Sa méthode, est comme il le dira de celle de Merleau-Ponty, "indirecte". Guéroult
avait raison sur ce point : ce ne sont pas des livres très clairs, et souvent on croit
lire une dissertation brillante de khâgneux menant ses abstractions tambour
battant. Mais l’inspiration d’ensemble n’a rien d’existentialiste. Elle est
plutôt stoïcienne, comme cela apparaît clairement dans l’autre livre que
Vuillemin publie à l’époque, avec Louis Guillermit sur Le sens du destin (La Baconnière 1947). Dans ce livre les deux
auteurs discutent les problèmes classiques du destin et de la nécessité à
partir des philosophes grecs et notamment Stoïciens (ceux -là même qui seront
trente ans plus tard l’objet de Nécessité
et contingence ) . Mais la solution qu’ils donnent au problème du destin
n’est pas métaphysique. Elle est d’inspiration toute kantienne : le destin
n’est pas dans l’être ni dans la nature, il s’incarne dans l’action humaine, dans
la personnalité, dans la raison pratique, et dans l’histoire. Nos auteurs
reprennent in fine Merleau-Ponty :
« L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle. En
d’autres termes, il n’y a dans l’existence humaine aucune possession
inconditionnée et pourtant aucun attribut fortuit. L’existence humaine nous
oblige à réviser notre notion usuelle de la nécessité et de la contingence,
parce qu’elle est le changement de la contingence en nécessité par l’acte de la
reprise. » (Phénoménologie de la
perception, 1945, p. 199. Et nos auteurs de commenter : «Tel est le
sens du destin : en lui prend corps la raison ». Là on n’est pas loin de l’existentialisme.Ou plutôt de la version merleau-pontiaque de cette doctrine
. Pontiac Merlo 1948
Mais Vuillemin n’a jamais été impressionné
par Heidegger. Dans ces livres, il le cite rarement, pour s’opposer à lui sur
l’angoisse et le temps, (Essai, p.
159), de même qu'il brocarde le "parler mi-prussien mi-angevin" de Sartre. Sa réflexion est bien plus inspirée par Hegel (2) et par Scheler. Quelques années plus
tard, L’héritage kantien (1954), il
décrit les divers déplacements induits par la lecture de Kant selon que l’on
privilégie dans la KRV l’analytique (Cohen), la dialectique (Fichte) ou
l’esthétique (Heidegger). A la fin de livre, Vuillemin attaque Heidegger à la
fois sur sa lecture de Kant et sur le fait que l’existentialisme réduit les
vérités, y compris scientifiques, au temps et le temps à la temporalisation. (p.
289-95) . Il conclut que la philosophie, à la suite de tous ces déplacements
post-kantiens « a besoin, non pas d’un révolution copernicienne , mais d’une
révolution ptolémaïque ». Par quoi il veut dire, dans la lignée de l’être
et le travail qu’elle doit retrouver le temps des hommes et celui de
l’histoire, car il aurait fallu non pas « substituer le savoir par la
foi » mais « substituer au Cogito humain dans un univers de dieux le travail humain
dans le monde des hommes ». (p 306).
Là aussi , cela sonne existentialiste, et
on peut se demander, même une fois dépassée la perspective heideggerienne, ce
que deviennent les vérités objectives. Quand on sort du Charybde heideggero
–sartrien de l’existentialisme, ne tombe pas dans le Scylla marxiste ? Mais
dans, « Ma vie en bref », Vuillemin donne une autre lecture de son
parcours :
« I set myself the task of making clear what remained of rationalism
when the Absolute was removed from its foundation. The history of Kantian
interpretation showed the interpreters coming to grips with this question.”
“Je me fixai la tâche d’élucider ce qui restait du
rationalisme une fois qu’il eut perdu ses fondations dans l’Absolu »
L’idée n’est pas, comme chez Heidegger et
Sartre, d’éliminer le rationalisme, mais de voir ce qu’il devient quand on a
perdu l’absolu. Il ne s’agit ni de renoncer à l’idée de raison, ni de se
débarrasser de la vérité objective. Dans Le
miroir , Vuillemin précise sa démarche :
« On admet communément aujourd’hui que
la connaissance humaine naît des nécessités de l’action et demeure à leur
service. Je finis par considérer cette croyance comme l’origine de tous les
préjugés. » (p. 54)
Allusion au primat de la raison pratique de
Fichte ? A Bergson ? A
l’existentialisme ? Au pragmatisme ? Sans doute plutôt au marxisme. Quoi qu’il en soit, ici
Vuillemin retrouve sans le vouloir l’inspiration de Benda : aussi
constitués soyons nous par le temps et par l’histoire, la connaissance n’est
pas l’action, et les vérités de la science ne sont pas fondées dans la
conscience ni ne cèdent le pas à la subjectivité. Le savoir ne cède pas sa
place à la foi. Il ne renonce pas à l’existentialisme car il ne l’a jamais été.
Toute sa démarche des années 40 vise à s’extraire de l’existentialisme et du
marxisme. Sa démarche des années 50 consacrera ce mouvement, plutôt qu’elle
n’est le signe d’une quelconque apostasie de ses convictions existentialistes
de jeunesse. Il deviendra l’auteur de La
philosophie de l’algèbre, de La
logique et le monde sensible, et de Nécessité
ou contingence, « philosophe du concept » plutôt que « de la
conscience » .
Il est clair que quand il traitera de la nécessité, du destin, et de la liberté dans Nécessité ou contingence, Vuillemin changera radicalement de méthode par rapport à ses premiers écrits. Mais Vuillemin oublia-t-il pour autant les intérêts
philosophiques qui étaient les siens quand il écrivait Le sens du destin et l’Essai
sur la signification de la mort ? Seuls peuvent le
croire ceux qui s’imaginent qu’un
philosophe qui se consacre à l’épistémologie, à l’étude de la logique et des
sciences ne peut pas s’occuper de la mort, du bonheur et de la vie humaine. Et seuls peuvent le croire ceux qui ne voient dans Nécessité ou contingence qu'une tentative d'algèbre des concepts et des systèmes. La distance induite par la logique et par l'histoire n'a pas supprimé les questions. La méthode seule est différente.
[En fait, je dirais même que
seul un philosophe qui a profondément réfléchi sur la science et qui est capable de traiter des aspects logico-ontologiques de ces questions peut vraiment
aborder les questions de l’existence et de la morale. Brentano disait qu’on ne peut faire de
philosophie pratique que si l’on a des bases en philosophie théorique. Il voyait
dans l’attitude qui réduit la philosophie à la philosophie pratique – qui est
celle de nos contemporains, celle de la philosophie populaire mais aussi celle
de philosophes comme Hadot et Foucault qui refusaient d’accorder un intérêt
quelconque aux pensées métaphysique des Anciens sur le destin – la marque de la
décadence de la philosophie. La solitude de Vuillemin vint de ce qu'il fut aux premières loges pour contempler cette décadence. ]
Vuillemin oublia si peu ces intérêts « existentiels »
qu’il publia, comme pour les rappeler à ses lecteurs, en 1992 un recueil de récits, Trois
histoires de guerre, très confidentiellement, chez un petit éditeur de
Besançon (3).
Le premier de ces récits, Louis Tissot, aspirant , raconte comment un camarade de l'auteur, résistant à Besançon pendant la guerre, est arrêté par la milice, envoyé en Allemagne, pour ne jamais revenir. Le second , Franz et Lisette, est l'histoire d'un allemand qui, pendant la guerre tombe amoureux d'une jeune normande, et repart dans son pays sans la revoir, alors qu'elle est tondue à la Libération. C'est Roméo et Juliette suivi d'Orphée et Eurydice. Le troisième, La maison du garde barrière, raconte les tribulations d'un conducteur de char au moment de la libération.
Ce sont des textes très beaux, écrits dans le style classique, ironique et sec de l'auteur, qui traitent, par des fictions dont le caractère autobiographique est à peine déguisé, du destin. Les personnages de ces histoires semblent tout sauf maîtres de leur destin: leur vie peut basculer sur un détail. Ils n'ont ni peur de la mort, à l'instar des anciens, ni n'en éprouvent l'angoisse, comme les natifs du Harz, mais un forme de sentiment apparenté à la raison , comme le soutenait l'essai sur la mort en 1948. Cette fois, le natif de Pierrefontaine avait choisi de s'exprimer par la littérature.Mais on retrouve, dans ces textes, le souci d'exactitude et de concision qui était celui de ses livres de philosophie.
(1) voir aussi Entretien Le Monde , mars 1984, : "Quand j’étais étudiant nous nous trouvions sous l’influence grandissante de l’existentialisme, qui nous a tous marqués. D’abord à cause de la personnalité de Sartre et de Merleau-Ponty. Et puis, à cause des circonstances de la guerre, l’engagement nous semblait comme le pain et le vin. L’absence aussi de formation scientifique sérieuse et la prédominance, assez constante en France, de la philosophie allemande sur la philosophie anglaise nous pré-adaptait à l’existentialisme"
(2) Voir Elisabeth Schwartz, «?Le sens et la portée de l’idéalisme allemand dans la philosophie de Jules Vuillemin?», Revue d’Auvergne (numéro double?: L’Auvergne en philosophie, t. 2nd?: Recherche, enseignement, échanges), Alliance universitaire d’Auvergne, 2007, t. 121, n° 585, pp. 105-134
(3) Ce livre, ainsi que Dettes, paru la même année, n'est que très rarement mentionné dans les bibliographies de Vuillemin, Je ne l'ai jamais vu discuté chez les vuilleminologues.
Ce sont des textes très beaux, écrits dans le style classique, ironique et sec de l'auteur, qui traitent, par des fictions dont le caractère autobiographique est à peine déguisé, du destin. Les personnages de ces histoires semblent tout sauf maîtres de leur destin: leur vie peut basculer sur un détail. Ils n'ont ni peur de la mort, à l'instar des anciens, ni n'en éprouvent l'angoisse, comme les natifs du Harz, mais un forme de sentiment apparenté à la raison , comme le soutenait l'essai sur la mort en 1948. Cette fois, le natif de Pierrefontaine avait choisi de s'exprimer par la littérature.Mais on retrouve, dans ces textes, le souci d'exactitude et de concision qui était celui de ses livres de philosophie.
(1) voir aussi Entretien Le Monde , mars 1984, : "Quand j’étais étudiant nous nous trouvions sous l’influence grandissante de l’existentialisme, qui nous a tous marqués. D’abord à cause de la personnalité de Sartre et de Merleau-Ponty. Et puis, à cause des circonstances de la guerre, l’engagement nous semblait comme le pain et le vin. L’absence aussi de formation scientifique sérieuse et la prédominance, assez constante en France, de la philosophie allemande sur la philosophie anglaise nous pré-adaptait à l’existentialisme"
(2) Voir Elisabeth Schwartz, «?Le sens et la portée de l’idéalisme allemand dans la philosophie de Jules Vuillemin?», Revue d’Auvergne (numéro double?: L’Auvergne en philosophie, t. 2nd?: Recherche, enseignement, échanges), Alliance universitaire d’Auvergne, 2007, t. 121, n° 585, pp. 105-134
(3) Ce livre, ainsi que Dettes, paru la même année, n'est que très rarement mentionné dans les bibliographies de Vuillemin, Je ne l'ai jamais vu discuté chez les vuilleminologues.
Quand je lisais sur un pied "L'Être et le travail", trouvé par hasard au fin fond d'un rayon du fouillis de l'ancienne librairie des PUF, ce qui me frappait, dans cet ouvrage de sociologie marxiste, c'était la démarche cartésienne de Vuillemin. Il partait d' un Cogito problématique (je travaille, donc je suis) et il dégageait les règles d'une méthode, comme s'il s'attachait à une direction de l'esprit. C'est aussi ce qu' il fera plus tard dans "La philosophie de l'algèbre", qui abordera un tout autre domaine.
RépondreSupprimerOn dirait qu'il n'y a pas eu de révolutions brutales, mais une continuité, avec des évolutions, dans la vie et dans l'oeuvre de Jules Vuillemin. Longtemps après ses travaux kantiens, il préfacera et participera à la traduction de Kant, avec Louis Guillermit, jusqu'à la mort de celui-ci.
Au milieu de ses nombreuses publications portant sur la logique et l'épistémologie, il s'intéressera encore au droit de propriété selon Kant, à la paix perpétuelle et à l'espérance comme devoir, ou bien il se demandera dans quelles limites un rationalisme pratique est possible. Dans "L'intuitionnisme kantien", il reprendra la plupart de ses articles qui manifestaient son intérêt persistant pour Kant ou Saint Anselme, ou même pour Rawls. Il se penchera aussi sur la question de l'intuitionnisme moral de Descartes.
Dans la liste des publications de Vuillemin, on est étonné de découvrir qu'il s'était même intéressé au comique comme idée chez Racine et Aristophane, ou au Misanthrope de Molière, comme mythe de la comédie.
Il contribuera abondamment aux "Temps Modernes" dans la deuxième moitié des années 50, puis plus jamais.
À part un peu de maquis à la fin de la Guerre, c'est sans doute son stoïcisme qui le maintiendra au-dessus de la mêlée en politique. Après coup, on se dit que c'était plutôt courageux.
Pendant la période "zazou", je crois que tout le monde ou presque a essayé le jitterbug au Caveau de la Huchette.
En effet Vuillemin pouvait traiter de tout. Mais il y avait toujours un fil rouge, celui de refaire une critique de la raison pure. Sa dernière tentative fut sur la mécanique quantique. Mais il ne put achever ce projet.
RépondreSupprimerEn somme, Jules Vuillemin n'a jamais dit "Good bye, Kant !", à l'inverse d'un théoréticien turinois versé dans les outils nomades, mais toujours "Kant Forever !". Comme Rudolf Carnap, qui fera néanmoins évoluer le kantisme en admettant qu'il y avait des énoncés analytiques a priori et des énoncés synthétiques a posteriori, si j'ai bien tout compris.
RépondreSupprimerAprès ses débuts marxo-existentialistes, Jules Vuillemin nous a fait redécouvrir la métaphysique de la Nature, développée par Kant dans ses "Premiers principes métaphysiques de la science de la nature". Kant ruinait la métaphysique, mais il lui permettait de jouer les prolongations, sous la forme de la métaphysique de la Nature, dont dérivera la Philosophie de la Nature de Schelling.
Pour Hegel, la Philosophie de la Nature ne sera qu'un moment dialectique à dépasser, mais, malgré son inspiration romantique, elle aurait intéressé un savant considérable comme Humboldt.
C'est le positivisme, qui sifflera la fin des prolongations de la métaphysique. Pourtant, le projet d'une métaphysique rationaliste continuera toujours à vivre, dans les marges de la philosophie. En physique, la mécanique quantique nous met certainement dans l'urgence de faire revivre cette discipline.
Oh la belle histoire des idées que voilà !
RépondreSupprimerSi cette apostrophe s' adresse à Scalpel, il plaide coupable : il ne prétend pas faire de l'histoire des idées. Si elle s'adresse au docteur G.G. ,je voudrais le défendre : son résumé est dans l 'ensemble correct,même s'il semble n'avoir pas lu le billet puisqu'il pense que JV a eu des débuts marxo existentialistes alors que je crois avoir argué du contraire, et s'il semble manquer le fait que la métaphysique est largement revenue sur la scène suite à Quine, Kripke, Lewis , Armstrong et alii. Le projet de rejouer Kant n ' a pas franchi la barre de la deuxième division de la FIFA philosophique, même s ' il a été caressé plusieurs fois depuis Vuillemin et Granger .
RépondreSupprimerLe message s'adressait à G.G.
SupprimerÀ vue de nez à peu près tout est dans tout et à peu près tout procède de tout.
Mais cela est vraiment sans importance.
La philosophie péripatéticienne pratiquait le footing, que Nietzsche redécouvrira. Saint Paul faisait l'éloge de la course à pied, parce que l'endurance acquise dans la douleur prépare le chrétien à une autre vie. Le rugby est spinoziste, parce que ses contraintes antagoniques (percer les lignes adverses, mais en faisant la passe en arrière, etc.) rappellent celles de la culture de la joie. Le football, lui, est essentiellement kantien. Le terrain de football est le lieu de l'insociable sociabilité : les hommes s'affrontent, mais ils ne peuvent pas se passer les uns des autres.
RépondreSupprimerQuant au retour de la métaphysique rationnelle annoncé avec tambours et trompettes, il aura été tout de même plutôt modeste. Dans "Le mot et la chose", Quine souhaitait se borner à "nettoyer les bidonvilles ontologiques". Et la métaphysique de Lewis pratiquait assez l'humilité.
j'aime ces raccourcis ( Jarry avait comparé la Passion à une course de côte).
RépondreSupprimerPour la métaphysique et son retour , informez vous mieux.
J'ai relu ce billet, et en effet je n'avais pas attaché suffisamment d'importance à ses nuances.
SupprimerS'il fallait continuer à visiter les débuts de carrière apparemment sidérants de nos grands universitaires, il y aurait le cas d'Yvon Belaval, célèbre spécialiste de Leibniz, dont il faisait le père de la philosophie allemande, à la Sorbonne et dans le monde. Il fut d'abord curieusement "modianesque" par sa fréquentation et son amitié littéraire avec Maurice Sachs pendant la Guerre.
Son premier livre fut "Le Souci de sincérité". Il opposait la sincérité, qui est plutôt le problème des écrivains, à la franchise, qui est sans doute une vertu épistémique.
Dans la formation d'Yvon Belaval, il semble y avoir eu un écart prodigieux entre le compagnonnage avec Maurice Sachs, aventurier et écrivain raté qui fit de ses ratages une oeuvre d'art, et l'application du disciple de Martial Guéroult. Mais comme pour les débuts de Jules Vuillemin, il faudrait peut-être bien y regarder à deux fois.
tres bien vu. ce livre de belaval est curieux.
RépondreSupprimeril y a certaines analogies avec jv mais quand meme entre l amitie de jv pour merleau et celle belaval pour sachs il y a quelque disanalogie aussi
bien vu aussi sur les vertus.
Pour Belaval et Vuillemin, la Guerre était, comme pour les Français, des grandes vacances. Voir le célèbre "Week-end à Zuydcoote", dont le titre résumait bien l' esprit de l'époque.
SupprimerBelaval était prof à Caen en 1939-1940. Comme Vuillemin plus tard à Besançon, Belaval était loin de la capitale. Heureusement pour lui, Maurice Sachs, qu'il avait connu dans le milieu artistique des années folles, y tenait salon. À vrai dire, l'Orne sera la base arrière de Sachs pour ses trafics de marché noir. Belaval passera l'agrégation et sera nommé au Mans, tandis que Sachs deviendra auxiliaire de la police secrète allemande à Hambourg.
Sachs était un imposteur, un tricheur et à la fin un traître. On pouvait établir un rapport entre les côtés troubles du personnage, et l'incertitude mêlée d'ambiguïté et d'amoralité de la posture littéraire. On comprend pourquoi Sachs a été le mythe qui a hanté l'oeuvre de Modiano.
Ses recherches universitaires apporteront sans doute à Belaval toutes les certitudes qu' il recherchait.
Pour la littérature, il publiera un livre sur Nathalie Sarraute. Le Nouveau Roman était réflexif. On était loin des scandales du sulfureux auteur du "Sabbat". Néanmoins, Belaval préfacera "Derrière cinq barreaux", le livre que Sachs avait ébauché à la toute fin, alors qu'il était mis au secret, et dans lequel il s'échappait du tumulte de sa vie. Sachs était devenu philosophe.
Votre billet est très intéressant. Son thème pourrait faire l'objet d'un séminaire. J'ajoute que la production littéraire de Vuillemin devrait être davantage utilisée pour déterminer le type de connaissances que peut espérer produire la littérature. Le "miroir de Venise" est un matériau important de ce point de vue, en plus d'être une oeuvre remarquable.
RépondreSupprimerMais tout ça n'est pas très important. Ce commentaire vaut surtout comme remerciement pour cet exposé.
Vuillemin , quand je suivis ses enseignements au CdF (entre 1974 et 1986 en gros) n'abordait pas ces thèmes. Mais son dernier livre est sur l'esthétique et il me conseillait d'enseigner la littérature à mes étudiants américains ! C'était un vrai philosophe, qui discutait de tout : de théologie, de maths, d'histoire, de morale, de logique, de sciences, et qui avait une théorie dans chaque domaine. Il n'y en a plus tant dans ce style, de nos jours...
RépondreSupprimerChère Angela Cleps,
RépondreSupprimerJe me pose une question depuis quelques temps à propos de Jules Vuillemin et aurais aimé avoir l'avis de feu M. Scalpel. Vous étiez sa confidente je crois. Peut-être aurez-vous en mémoire quelqu'une de ses idées à propos du sujet qui me préoccupe.
Voilà ma question : à quel moment Jules Vuillemin est-il devenu réaliste ? Plus précisément : se considérait-il déjà comme réaliste quand il écrivit Nécessité ou Contingence et What are philosophical systems ?
Veuillez m'excuser pour cette question abrupte et qui n'est pas directement et précisément en lien avec l'article ci-dessus. Je vis loin des centres urbains et côtoie peu de philosophes informés qui pourraient me répondre. Ainsi j'envoie ce message.
Cordialement
Jehan Simon
J'ai souvent trottiné aux côtés de Jules Vuillemin, j'étais (ou me croyais) son chien préféré, mais il a eu divers chiens.
RépondreSupprimerMais pourquoi dites vous que Vuillemin était réaliste? Cela dépend dans quel domaine. A la fin de sa vie, il se disait platoniste en mathématiques, mais il a longtemps défendu l'intuitionnisme. En métaphysique en général, sa position est plutôt une forme de pluralisme: il ne tenait pas possible de dire si un système philosophique ( réaliste, intuitionniste, nominaliste, sceptique) était le bon. Il défend particulièrement cette idée dans les deux livres NC et WAPS .
"J'ai longtemps hésité. J'adoptais la discipline de Descartes et de Kant par provision et parce que j'y trouvais mon bien. Mais je constatais qu'elle visait plus à la sécurité qu'à la puissance, et, comme l'étude et l'expérience m'avertissaient qu'il peut être plus raisonnable de courir des risques, je retenais mon assentiment. J'en vins à me persuader peu à peu et de plus en plus fermement qu'en se privant du monde intelligible on s'interdisait de comprendre les prétentions les plus naturelles et les plus justes que les mathématiques et la morale ont sur notre intelligence et notre coeur", Jules VUILLEMIN, "Préface", in Etre et choix.
RépondreSupprimerDans le domaine morale, Jules VUILLEMIN paraît là-aussi avoir opéré une réévaluation du réalisme dans ses écrits tardifs.
JV a sans doute eu des remords réalistes à la fin, en maths et peut être en morale. Il avait aussi une préférence pour la lecture réaliste de la MQ. Mais jecrois qu'il n'a jamais vraiment opéré le tournant réaliste en théorie de la connaissance, car il est resté kantien. Même sa théorie des catégories de systèmes philosophiques basés sur des types d'assertion est d'inspiration kantienne, et sa position pluraliste quant aux systèmes est d'inspiration criticiste. Et il disait que l'on CHOISIT son système. C'est pas très réaliste !
RépondreSupprimer(J'ai fait une fausse manipulation hier soir et ne suis pas certain que mon message ait bien été envoyé, ainsi je l'écris à nouveau, juste au cas où)
RépondreSupprimerIl est difficile de concevoir que Jules Vuillemin ait pu défendre en même temps le réalisme en philosophie des mathématiques et l'intuitionnisme en philosophie de la connaissance, lui qui était si critique envers toute forme d'éclectisme. C'est justement ce genre de mélange contradictoire qu'il reproche à Quine dans What are philosophical systems.
Quant au libre choix d'une classe de systèmes philosophiques, est-il bien nécessaire et inévitable d'en faire une lecture non-réaliste ? S'il s'agit d'un choix créateur, il est clair que parler de réalisme sera difficile. C'est ce type de choix, aux tonalités résolument fichtéennes, que Martial Gueroult avait à l'esprit, semble-t-il, quand il parle dans la Dianoématique du rôle de la liberté dans la constitution des grands systèmes philosophiques.
Mais s'il s'agit d'un choix qui s'apparente à un pari à propos de la nature de la réalité (est-elle constituée d'idées, de substances, d'événements, de constructions de l'esprit, d'apparences ?), une réalité conçue comme extérieure et indépendante de ce choix, alors le réalisme n'est plus exclu.
S'il est certainement question du premier type de choix dans la conclusion de la Philosophie de l'algèbre, nous pouvons nous demander si nous n'avons pas "changé de type de choix" dans What are philosophical systems.
Quant à la classification des assertions fondamentales, elle est certes d'inspiration kantienne, mais est-elle nécessairement intuitionniste ? Vuillemin reproche justement à la table des catégories kantienne de ne pas être philosophiquement neutre, tout comme les Catégories d'Aristote. Pourquoi ne pas le prendre au mot et considérer tout simplement que sa classification des assertions est bien philosophiquement neutre car purement linguistique ? Je crois savoir que l'un de vos amis, M. Engel, a écrit la préface du numéro où Vuillemin a publié en 1984 son article à propos de la classification des FFP... Peut-être avez-vous eu vent de certaines de ses vues à ce propos.
Merci pour votre réponse.
J. Simon
Il défend le platonisme dans son dernier article, sans dire s'il étend ce réalisme à d'autres domaines. Mais la classification des systèmes, et le principe du choix vont contre le réalisme. S'il faut "parier" quant à la nature de la réalité, où est le réalisme? La classification des systèmes à partir des assertions fondamentales est critique, mais pas intuitionniste, j'en conviens. Mais elle tient lieu de la classification des jugements , qui détermine les catégories chez Kant. Je ne suis pas sûr qu'elle soit neutre. Mais supposons qu'elle le soit. si vraiment elle détermine des systèmes possibles et qu'on peut les choisir, aucun n'est vrai tant qu'il n'a pas été élu par un choix. C'est peut être Guéroult, ou Fichte, mais ce n'est pas du réalisme. Vuillemin savait très bien ce qu'est une position réaliste substantielle: celle de Russell en 1905 par exemple. Mais en effet il faudrait préciser, s'il a fini dans la peau d'un réaliste, de quel réalisme il s'agit... Je n'ai pas lu Etre et choix..
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