1955
En 1955, Gilles-Gaston Granger publie ses deux thèses (à l'époque on en faisait deux, une principale et une complémentaire), Méthodologie économique et La mathématique sociale du Marquis de Condorcet. Il y développe les bases de ce qui sera son approche dans une épistémologie des sciences humaines et de l'application des mathématiques aux faits humains, renvoyant dos à dos l'application immodérée de modèles mathématiques sans égard pour l'expérience et l'invocation d'un vécu qui se soustrairait par définition à toute prise conceptuelle. Il dénonce ( ME, p. 181) les prétentions d'une "raison universelle" et adopte l'idée de son maître Bachelard de rationalismes "régionaux" et "appliqués". Dans son petit Que-sais-je ? sur la raison, paru la même année, il nous dit que "la raison n'est pas cette Minerve décrite par M. Benda". A la même époque ce dernier, dans De quelques constantes de l'esprit humain (1949) avait prôné un "statisme" et un "fixisme" de la raison et de l'esprit scientifique contre toutes les formes de dynamisme et de "mobilisme" post- bergsonien ( dont il trouvait des incarnations aussi bien chez Brunschvicg que chez Rougier et Bachelard). Mais ce que Benda appelait des constantes portait sur les principes les plus généraux de la raison, et non pas sur son incarnation dans différents domaines et au cours de son histoire. Benda parlait encore d'esprit humain, comme Bachelard, Brunschvicg et Meyerson. Granger refuse de parler d'une méthodologie systématique dans les domaines qu'il étudie et parle déjà de "stratégies" . Il énonce explicitement la distinction de Cavaillès, qui allait devenir une tarte à la crème, entre une philosophie de la conscience et une philosophie du concept, mais appelle à la dépasser par une philosophie des "structures"(p.19).
"Nous croyons que les tâtonnants essais d'application d'une pensée rigoureuse à la connaissance de l'homme, les excès mêmes et les erreurs manifestes qu'ils entraînent, méritent considération. Il est vrai la sociologie ne saurait être révolutionnée par la seule fantaisie, fût-elle géniale, d'un mathématicien. Faut-il admettre qu'elle le sera, ou qu'elle aurait pu l'être, par l'habileté conceptuelle d'une dialecticien..? On expulse les Géomètres au nom de la réalité sociale concrète et du caractère global du fait social. C'est bien. Mais la méthode de Galilée répugnait pour les mêmes raisons aux Théologiens et aux Alchimistes. le succès, même partiel, des Galilée, des Lavoisiers, montre que le fait physique " concret" des Paracelses, des Van Helmonts, n'avait rien à perdre par l'introduction de l'ordre et de la mesure.
On conclura sans doute de cette comparaison que nous réduisons par avance les sciences du phénomène humain à un physicalisme vulgaire. Point du tout. Nous sommes convaincus de la spécificité des structures sociales et des organisations psychiques. Nous constatons seulement qu'une mathématique "bien tempérée" , adaptée à son objet, est l'instrument indispensable pour l'élaboration d'une science vraiment empirique et vraiment explicative."
Gilles Gaston Granger, La mathématique sociale du Marquis de Condorcet, PUF 1955
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Granger, Langage et connaissance, Canal du savoir 1996
À la Libération, les jeunes chercheurs en épistémologie et histoire des sciences s'interrogeaient sur le rôle de l'expérience. Gilles-Gaston Granger a cherché un point d'équilibre entre raison et expérience, et il l'a trouvé dans l'alliance, que font les sciences de l'homme, de la pensée combinatoire et de la pensée intuitive. C'est ce qui a orienté ses recherches pendant toute sa vie, en l'inscrivant dans un projet plus vaste de "poïematique".
RépondreSupprimerGranger s'est intéressé à l'outil-roi des sciences sociales, la statistique, et à son ancêtre, l'arithmétique politique de Condorcet. Il a étudié la riche histoire de la méthodologie économique, qui a été un nouveau terrain d'affrontements entre positivistes et partisans de la réfutabilité. Granger publiera d' ailleurs un livre sur la vérification. C'est sans doute aussi l'empirisme logique de Wittgenstein qui l'intéressait dans le "Tractatus".
À l'opposé, Jules Vuillemin commencera aussi par s'interroger sur les fondements des sciences de l'homme, dans "L'Être et le travail". Puis il passera à la physique et à la métaphysique de Kant, et à l'héritage kantien dans l'empiriocriticisme. Mais ensuite Vuillemin quittera le monde de l'expérience, pour aborder les fondements de l'algèbre et de la logique. Il se rapprochera de la philosophie analytique, tout en rejetant les présupposés.
Euh! Je ne vous confierais pas l'obituaire de Granger si j'avais à vous en proposer un.
RépondreSupprimerGranger n'a pas donné tout à fait cette ontogénie. Il fut au départ tout aussi attiré par la pensée abstraite et les mathématiques que vous dites que Vuillemin - qui avait commencé par une philosophie du concret et du travail et ut au début proche de l'existentialisme et du marxisme - le fut ensuite. Granger fut élève de Cavaillés, fit une licence de maths. Il explique dans cette interview au nouvel obs, publiée au moment de son entrée au Collège en 1986 , qu'il s'est intéressé lui aussi au marxisme, mais qu'il avait voulu tout de suite voir en quoi l'économie pouvait être rigoureuse, ce qui l'amena à s'intéresser à ses aspects formels.
http://referentiel.nouvelobs.com/archives_pdf/OBS1214_19880212/OBS1214_19880212_094.pdf
Granger ne fut jamais positiviste, même logique. Ni Wittgenstein d'ailleurs
Ni l'un ni l'autre ne cessèrent de s'occuper des relations entre raison et expérience , entre le monde du concept et le monde sensible et vécu. Cela dit, la dernière philosophie de Vuillemin témoigne d'un retour au platonisme mathématique, après des années de tentations d'intuitionnisme kantien. Granger me semble avoir été, dès ses débuts, plutôt aristotélicien.
Texte à mettre en rapport avec la méfiance de Bourdieu vis-à-vis d'une mathématisation excessive des sciences sociales. Cf par exemple le cours au Collège de France du 2 Novembre 1982 où il dénonce la mathématique non tempérée pour reprendre l'expression de Granger :
RépondreSupprimer" Très souvent, quand il y a , par exemple, surproduction de mathématiciens, il y a des retombées de mathématiciens sur l'économie ou sur la sociologie et ces porteurs de modèles, au lieu de construire les objets pour qu'ils soient modélisables, cherchent des objets à propos desquels ils pourraient faire marcher leurs modèles - et c'est l'un des facteurs les plus funestes."
Je pense que les deux textes se complètent plus qu'ils ne s'opposent.
Le problème est que Bourdieu a aussi systématiquement refusé les modèles mathématiques, particulièrement ceux de la théorie des jeux et de la décision.
RépondreSupprimerS'il a rêvé de mettre la sociologie au sommet du savoir et de détrôner par là même la philosophie, ce n'était pas pour subordonner la sociologie aux maths...
RépondreSupprimerIl n'a jamais été question chez Granger de subordonner quoi que ce soit à quoi que ce soit. Granger concevait les modèles mathématiques en économie et en sociologie comme devant être appliqués à l'expérience. Appliquer n'est pas réduire ni subordonner. Mais la question de l'application des maths est très difficile
RépondreSupprimerJe m'exprimais du point de vue de Bourdieu qui me paraît avoir eu une pensée impérialiste et conquérante au profit de la sociologie.
RépondreSupprimerCela dit, je pense qu'il n'a pas rejeté les modèles mathématiques en tant que tels mais plutôt en tant qu'ils pouvaient ètre les véhicules inconscients de conceptions idéologiques (il voyait sans doute dans la théorie des jeux un indice de pensée individualiste). C'est en ce sens qu'il pouvait dénoncer une subordination de la sociologie à l'idéologie par le biais des modèles mathematiques. Peut-être aussi a-t-il craint que la mathématisation de la sociologie en la rendant hermétique au profane la prive d'être l'instrument de libération qu'il voulait que la sociologie soit.
Oui, tout à fait c'est ce qu'il disait de la théorie des jeux. Il n'a jamais donné l'ombre d'un argument.C'est le genre de généralisation que faisait Chomsky qui soutenait que l'empirisme a toujours été conservateur politiquement , par opposition au rationalisme.
RépondreSupprimerIl y a peut-être dans la sociologie de Bourdieu une infrastructure théorique en partie ... idéologique, malgré son désir bachelardien de penser contre les idées reçues, quelles qu'elles soient.
RépondreSupprimerDisons que Bourdieu avait tendance à raisonner en marxiste, et à assimiler le contenu d'une théorie à ceux qui la soutenaient, et à leur position sociale. Et il la jugeait en fonction de cette position qu'ils occupaient dans le "champ".
SupprimerIl y aurait sûrement une histoire à écrire, des modèles mathématiques qui ne servent à rien, et cela a peut-être été déjà fait. La théorie des catastrophes, superbe outil mathématique aux noms poétiques (le pli, la vague, le champignon, la queue d'aronde...) n'a pas beaucoup intéressé les physiciens. Appliquée aux sciences humaines, elle a fait hurler les chercheurs. Il est vrai qu'il faut être prudent. Un modèle qui ne sert pas aujourd'hui servira peut-être un autre jour !
RépondreSupprimerL'article du Nouvel Obs contenant l'interview de Granger est passionnant, mais il manque la fin. Quand Granger étudie la méthodologie économique, il part d'une théorie hétérodoxe, le marxisme, que la méthodologie n'exclut pas a priori. Mais il ne se situe pas dans le débat qui fait rage a l'époque autour du positivisme, sur les campus des facs américaines, et qui mobilise les futurs Nobel d'économie.
Il cherche plutôt de façon élémentaire comment les outils formels permettent de construire la macroéconomie.
Je serais très curieux de découvrir la stylistique des oeuvres et des concepts scientifiques. Elle est sûrement tout à fait adaptée à ce domaine. Dans celui des Lettres, après plus de cinquante ans d'analyse structurale, nous sortons du bagne.
Granger dans le texte que j'ai cité renvoie dos à dos les amateurs de modèles mathématiques et ceux qui leur opposent le vécu, le qualitatif. Il soutient qu'une bonne épistémologie des mathématiques montre comment elles s'appliquent à l'expérience, ce qui veut dire ni faire violence à celle-ci, ni opposer celle-ci aux mathématiques.
RépondreSupprimerL'année 1955 fut un bon cru. Mais je lis souvent çà et là que dans beaucoup de disciplines, nous pensons encore comme dans les années 50. C'est vrai en physique pour le Big Bang, ou en biologie pour la Double Hélice. En philosophie, nous avons toujours le formalisme de nos grands épistémologues de cette époque. Et n'oublions pas Michel Foucault, qui tournait alors le dos à la phénoménologie, pour étudier la psychologie qui serait le soubassement de sa pensée.
RépondreSupprimerLa leçon du livre de Granger sur Condorcet est qu'il a été un immense savant, mais qu'il n'a rien inventé. Chaque fois qu'il entrevoyait une nouvelle voie révolutionnaire dans un domaine, il évitait de s'y engager. Après tout, la génération 1975 n' a peut-être bien fait qu' une chose, mettre ses pas dans ceux de la génération 1955.
Parce que selon vous la théorie des probabilités, la théorie des votes, c'est pas révolutionnaire ?
RépondreSupprimerJe n'ai que très peu lu Granger. Quelle était sa position quant à la vérité? En général mais aussi dans son rapport à la science?
RépondreSupprimerEh bien, lisez le !
RépondreSupprimerBon OK. On commence par quoi Ange?
SupprimerOn lit Méthodologie économique, Pensée formelle,puis la philosophie du style, puis la théorie de la science chez Aristote, à mon avis l'un de ses plus grands livres, puis Formes opérations objets. Après selon ses intérêts on lit La vérification, la pensée de l'espace, puis l'irrationel, puis le probable, le possible et le réel.
SupprimerPour les probabilités, je crois que Condorcet reprend les travaux de Bayes. Dans le domaine de l'arithmétique sociale, les Anglais ont déjà planché sur la question : Adam Smith, etc..
RépondreSupprimerDans la théorie des votes avec les préférences qui se répartissent en trois tiers, il est vrai que le paradoxe de Condorcet est nouveau en ce qu'il mathématise ce qui heurte le bon sens électoral de l'individu en démocratie.
Néanmoins, on sait que pour le scrutin, Condorcet a le choix entre deux modèles explicatifs. Le premier modèle, qui ressemble à la théorie des jeux, reste abstrait. Le second modèle prend en compte les conflits d'intérêts et les luttes d'influence des votants. Condorcet privilégie de façon optimiste le premier modèle et il considère qu' un bon système électoral résoudra les conflits, notamment grâce à la méthode de Condorcet. L'optimisme de Condorcet lui coûtera la vie.
Il n'avait pas lu Bayes.
RépondreSupprimerEt l'effet Condorcet ? Toutes les théories de l'agrégation des jugements collectifs d'aujourd'hui reposent là dessus
Quant à son rôle dans la Révolution j'ai déjà cité ici L'Histoire des Girondins de Lamartine.
Il n'est pas mort par optimisme, mais à cause d'une omelette.
On dit aussi que c'est un plat de fraises qui perdra, mais seulement de réputation, le beau-frère de Condorcet, le maréchal de Grouchy. Distrait par la consommation de ce dessert délicieux servi par un Belge anglophile rusé, il n' aurait pas entendu le canon de Blücher. Après Condorcet, Grouchy avait eu un autre beau-frère, Cabanis. Le bravache devait sérieusement se barber dans les réunions de famille.
RépondreSupprimerCabanis tenta de sauver Condorcet en le cachant. Il n'était pas si ennuyeux. Il était un des principaux Idéologues. Quant à Grouchy, le frère de Sophie Grouchy de Condorcet, en effet, il est presque aussi coupable d'avoir interrompu un cycle de l'histoire de France que Pilate d'avoir provoqué celle de la chrétienté.
RépondreSupprimerDes trois fondateurs du rationalisme contemporain en France, il reste Jacques Bouveresse, le penseur de la modestie, qui a été plutôt influencé par Jules Vuillemin. Mais on déplore que les livres de nos trois penseurs soient très peu numérisés. Cela dépend sans doute de leurs éditeurs. Pour avoir accès gratuitement à leurs ouvrages sur le site GallicaBnF, il faudra attendre qu'ils tombent dans le domaine public.
RépondreSupprimerSur le site des PUF, l'Espresso Book Machine n'a pas le PDF de "Méthodologie économique" de Gilles-Gaston Granger. Par contre, il nous propose le livre du Nobel d'économie 2015, Angus Deaton, "The Great Escape: Health, wealth and the origin of inequality". Mais cela ne nous éloigne pas de notre sujet.
D'abord, c'est encore un microéconomiste qui a été primé. La macroéconomie moderne, que Marx avait fondée à l'âge industriel grâce à la notion de classe, n'a plus la cote, à cause de son inefficacité à résoudre les crises pétrolières. Et l'État est devenu modeste, car en général il n'intervient plus pour planifier l' économie.
La grande évasion dont parle Angus Deaton, en se référant au titre d'un film célèbre, c'est celle des "transclasses", ces individus issus de milieux défavorisés qui parviennent à accéder au savoir et au bien-être, en ne reproduisant pas le modèle parental. Un livre est aussi paru aux PUF, "Les Transclasses ou la non-reproduction", qui analyse des oeuvres littéraires. Nous sommes évidemment dans le schéma de Pierre Bourdieu, qui pensait à partir de son expérience vécue de transclasse.
Granger avait des sympathies pour le marxisme, les mouvements révolutionnaires et le Tiers-Monde de son époque. Il était peut-être lui aussi un transclasse, comme Gaston Bachelard.
vous aurez sur le site du College de France beaucoup de textes de Bouveresse numérisés, ainsi que des travaux de l'actuelle chaire de metaphysique et philosophie de la connaissance...
RépondreSupprimerEt moi, je lis autant que possible en format papier.