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dimanche 14 août 2016

Pour le service du culte




                                                        Consolatio philosophiae


   Dans un commentaire au billet précédent, j'ai cité la description que donne Théodule Ribot  en 1877 dans Mind  de la philosophie française contemporaine :

    "Les facultés, en y incluant le Collège de France, ne possèdent que dix-huit chaires de philosophie. Les professeurs sont dans la position assez bizarre de ne pas avoir d'étudiants. Leurs cours sont publics et gratuits, les portes étant ouvertes à tous. Face à une audience changeante, composée en grande partie de gens désoeuvrés, le professeur ne s'aventure pas à aborder des questions sérieuses. Son but est d'amuser plutôt que d'instruire. Avec quelques rares exceptions, la plupart des professeurs, plus spécialement dans les provinces, parlent du progrès, de l'éducation, du droit et des devoirs – des lieux communs qui peuvent être élargis en fonction du langage choisi et sans compromettre l'orateur. En fait, il est surveillé avec une attention vigilante, d'abord par le Préfet et les
représentants de l'état, dans tout ce qui touche la politique, mais par dessus tout par le clergé, dans tout ce qui se rapporte même de loin à la religion. Ainsi les professeurs doivent choisir entre deux choses – un cours sérieux devant des bancs vides ou des lieux communs devant une large audience. Nous devons ajouter qu'à Paris on pense assez que la liberté des professeurs n'est pas beaucoup plus grande.
    La seule institution en France dévolue à l'instruction supérieure qui offre un enseignement philosophique régulier à une audience constante est l'École Normale de Paris. Le propre de cette école est de former des professeurs pour tous les départements de l'instruction. En philosophie, l'éclectisme a ici régné longtemps en souverain absolu, surtout parce que Victor Cousin fut à sa tête pendant de nombreuses années. Vers 1864, une nouvelle influence s'est faite sentir. Lachelier et Fouillée ont introduit les doctrines de Ravaisson, lesquelles ont entraîné un grand enthousiasme parmi les étudiants. Malheureusement, on peut dire de leur doctrine comme celle d'un grand philosophe, ad impellendum satis, ad edocendum parum. Ils n'ont pas donné à leurs étudiants la seule
chose qui instruise – la méthode. Par conséquent nombre d'entre eux ont essayé d'imiter leurs maîtres sans posséder leur talent, et, quoique dépourvus pareillement de connaissances approfondies et de culture scientifique, ils n'ont pas trouvé bon de s'improviser comme métaphysiciens et résoudre ainsi tous les problèmes."

La traduction , parue dans La revue d'histoire des sciences humaines en 2001, est très mauvaise. "Audience" ne veut pas dire "audience" , mais " auditoire", et la dernière phrase est un contresens. Ribot n'y dit évidemment pas que les normaliens n'ont pas trouvé bon de devenir métaphysiciens, mais le contraire :


 
  La situation d'aujourd'hui a peu changé, sauf en proportions. Il y a bien sûr aujourd'hui bien plus de professeurs de philosophie dans l'enseignement supérieur qu'en 1877. Mais les conditions de leur travail et leurs auditoires ont-ils changé ? Les départements de philosophie des universités françaises ont peu d'étudiants. La seule filière professionnalisante étant celle des concours de recrutement de l'enseignement secondaire, peu d'étudiants ont le courage de préparer ces concours dans la solitude ( ils demandent de l'émulation) et avec peu de cours dévolus à cette formation ( très souvent on couple les cours de maîtrise à ceux d'agrégation ou de capes), et la majorité de ceux qui les préparent se tassent dans les amphis des départements parisiens et sorbonaux, seuls à pouvoir offrir la gamme des cours nécessaires.
    A la différence de l'époque de Ribot, les auditoires des "facultés" ( je m'étonne qu'on continue à utiliser ce terme, ou celui de "fac", comme si les gens n'avaient pas assimilé qu'il est censé avoir disparu en 1968 avec la loi Faure) ne sont pas composés d'auditeurs libres de curieux désoeuvrés, puisqu'en principe il faut être inscrit comme étudiant. Mais les auditeurs libres forment encore une partie importante du public de la philosophie, même si le public "libre" s'est répandu dans des lieux supposés eux-mêmes "libres" comme le Collège international de philosophie.
    Même si les étudiants sont supposés entendre des cours spécialisés, ils attendent de la philosophie ce qu'en attend le grand public : un enseignement non technique, supposé parler à tous sans qu'il soit nécessaire de faire de gros efforts de lecture ou de méthode. C'est l'idéal de la philosophie répandu dans les journaux tels que Philosophie magazine, les colonnes des news magazines ou des suppléments de quotidiens, et dans les émissions de radio ou de télévision, dans lesquels on retrouve une liste invariable de spécialistes de la vulgarisation philosophique.
     Les normaliens , comme le notait Ribot, sont devenus métaphysiciens. La métaphysique, laisse-t-il entendre, est le substitut de la religion. Les normaliens d'aujourd'hui font-ils exception?
    Ribot note la surveillance dont sont l'objet les philosophes, sous le second Empire et au delà, de la part des Préfets et des Ministres des Cultes (1) . Il ne fallait pas, à l'époque, menacer l'alliance du trône et de l'autel par l'instauration d'un enseignement jugé positiviste. Mais les inspecteurs  comme Ravaisson, les jurys de l'ENS chargés de recruter de normaliens bien pensants  (Taine en fera l'expérience), se chargeaient de mettre du spirituel là il fallait.

   Aujourd'hui, y a-t-il de la censure sur l'enseignement de la philosophie? Bien entendu pas, au sens littéral du terme. Les professeurs de philosophie sont si jaloux de leur liberté que le moindre changement dans les programmes scolaires provoque des mobilisations comme celles que nous avons connues par vagues successives chaque fois qu'un ministère a nommé un comité chargé d'une quelconque réforme. Tous les rapports (Derrida, Bouveresse, Renaut par exemple) ont été rejetés à la suite de batailles de tranchées. Bien des professeurs de philosophie sont des défenseurs ardents de la laïcité républicaine. La question religieuse ne se pose plus dans les termes où elle se posait en 1877, et où elle se posa plus tard à l'époque de Combes et de la loi de 1905. Mais elle se pose nonobstant. En 2015 le Ministère a lancé le projet d'un "enseignement laïc du fait religieux", et ses troupes ont été supposées se mobiliser autour de ce noble idéal. On se gausse des universités qui, dans les états du Bible Belt aux USA, interdisent l'enseignement de la biologie évolutionniste et ravivent le " procès du singe" de 1925. Mais il n'est pas rare que des élèves contestent en classe l'enseignement de Darwin, et que des avatars des congrégationnistes de l'époque de Ribot se manifestent, sous des formes contemporaines. Il n'est pas rare que les professeurs de philosophie doivent céder à des pressions, qui ne sont plus celles des Préfets et du clergé, pour se préoccuper un peu plus de religion. Mais en fait, bien souvent, ils n'ont pas même besoin de se brider pour le faire. La philosophie populaire, celle qui veut qu'on parle de morale, de bonheur, de vie et de mort, et qu'on fasse de tous les sujets de la vie quotidienne des objets de philosophie , demande aussi que l'on se préoccupe du Sens de la Vie, du Destin, et de Dieu. La pression du religieux est partout, et cette pression exerce sur la philosophie professionnelle une véritable censure indirecte. Le philosophe est sans cesse sommé de ne plus s'occuper de questions "techniques", de logique, d'ontologie , d'épistémologie ou de méta-éthique. La demande philosophique lui demande de traiter des choses d'ici bas, et surtout des choses d'au-delà. Cette demande, qui s'exerçait jadis via les Préfets et les représentants du clergé, s'adresse à présent via les media, qui sont les véritables censeurs d'aujourd'hui. On objectera que pour qu'il y ait censure, il faut des actes particuliers. Mais la pression des medias pour ne traiter que de certains sujets, le refus des journalistes de publier des articles qui contiendraient ne serait-ce que certains termes du vocabulaire philosophique spécialisé, leur rejet de tout ce qui est "universitaire" , ne sont-ils pas la meilleure influence , sans censure explicite? Quand on va voir un éditeur avec un livre spécialisé qui ne soit pas à destination du seul "grand public cultivé" , et qu'il refuse, n'est-ce pas une forme douce de censure?

      La substance même de la philosophie, telle qu'elle est enseignée et pratiquée même par les professionnels de cette discipline, porte sur les questions religieuses. Carl Schmitt et d'autres ont soutenu que les institutions de l'Etat moderne viennent des transpositions des catégories théologiques. C'est une banalité que de dire quela  philosophie contemporaine porte elle aussi la trace des préoccupations et souvent des concepts de la théologie. Même sous ses formes les plus séculières, elle laisse la religion se dessiner en creux. Les oeuvres de Heidegger, de Blumemberg, de Bloch , de Derrida, de Levinas, pour ne citer que celles là, ne parlent en fait que de religion.  L'une des résistances que l'on rencontre souvent face à la philosophie analytique, réputée "technique", "professionnelle", "spécialisée", vient de là. Dans un essai de 2006, repris dans son livre Secular philosophy and religious temperament (Oxford U. Press, 2008) Thomas Nagel  écrit :

"Analytic philosophy as a historical movement has not done much to provide an alternative to the consolations of religion. This is sometimes made a cause for reproach, and for unfavorable comparisons with the continental tradition of the twentieth century, which did not shirk that task. That is one of the reasons that continental philosophy has been better received by the general public: It at least tries to provide nourishment for the soul, the job by which philosophy is supposed to earn its keep."

Les positivistes viennois se voyaient reprocher exactement cela, et leurs objectifs étaient séculiers. Schlick a été assassiné parce qu'il représentait la pensée anti-religieuse par excellence.(3)
       C'est pourquoi quand une fondation, comme Templeton, vient à financer des travaux de philosophie analytique sur les "grandes questions" ( entendez : celles de métaphysique) on se dit qu'un tournant important s'est produit: cette philosophie elle aussi a fini par ne plus essayer de fournir une alternative à la consolation de la religion. La consolatio philosophiae et la consolatio religionis finissent par se rejoindre. On veut de la métaphysique, mais surtout pas de la métaphysique spécialisée et technique. On veut de la métaphysique religieuse. Et on attend de la philosophie analytique qu'elle en produise.(2)

(à suivre)
  
  
  (1) "Un ecclésiastique, dans une église, justifie de la pieuse destination des oboles des fidèles en ces termes: "Pour le service du culte!". Sa voix décroît à mesure qu'il s'éloigne entre les chaises et à la dixième répétition , il est difficile d'entendre autre chose qu'une assez monstrueuse obscénité" ( Jarry, La chandelle verte, in La Plume, 15 fev 1903, "le discours de M. Combes", OCII, Pléiade p. 400)
(2) en fait j'enjolive un peu la mort de Schlick comme me l'a fait remarquer un spécialiste de philosophie autrichienne que je remercie. On trouvera une exposition moins héroïque ici ( Die Presse, 22 mai 2015
 (3) le lecteur qui serait tenté de conclure que j'assimile métaphysique et religion, et que je préconise le bannissement de la métaphysique  se réfèrera au texte publié  ici

                                 Un drôle de paroissien

6 commentaires:

  1. En ce qui concerne la spiritualité, le bouddhisme et l' hindouisme nous ont beaucoup attirés. Si la pression sur les philosophes est causée de façon directe ou indirecte par la religion musulmane, il faudrait peut-être contribuer à faire revivre une pensée de langue arabe, hellénisante, humaniste et férue des sciences de son temps, incarnée par un penseur comme Averroès.
    D'ailleurs, pour le public amateur de philosophie, éternel étudiant comme au Moyen-Âge, les choses ont bien changé. Depuis les attentats islamistes des années 90, la Sorbonne est hyper-sécurisée. Le portier, qui n'est pas celui des chartreux, mais qui ressemble au Chasseur de chez Maxim's, demande sa carte d'étudiant à tout le monde. On n'entre plus comme avant dans les lieux du savoir, pour suivre librement des cours ou des séminaires, et glaner des infos précieuses sur les panneaux d'affichage. C'était toujours une vraie joie d'aller passer de longues heures à réfléchir dans la cour de la Sorbonne et personne ne vous demandait jamais d'expliquer votre présence en ces lieux. Il paraît qu'à une époque, des clochards venaient dormir aux cours de Gaston Bachelard. Et ne parlons pas de la période des Katangais en mai 68 !
    Théodule Ribot, quant à lui, avait abandonné la philosophie pour s'en aller créer la psychologie.
    À cet égard, il est passionnant d'étudier l'histoire de la philosophie universitaire en France. Un livre de Vincent Descombes, "Le Même et l'Autre", qui écrivait cette histoire, était tombé comme une météorite à la fin des années 70. Le spiritualisme, qui était encore repérable dans les manuels de notre jeunesse et qui avait chassé le positivisme pour remplacer l'éclectisme, était parvenu à trouver un prolongement dans la phénoménologie, grâce notamment à Merleau-Ponty.
    Ensuite, nous sommes entrés dans une période de crise, jamais résolue, et beaucoup d'entre nous ont fait comme Théodule Ribot, ils sont partis ! Pour remplacer le schème phénoménologique et nous emmener loin, on nous proposait l'étrange attelage de Nietzsche, Marx et Freud. Mais la création de Vincennes-Paris VIII par Edgar Faure, vieux radical rusé, n' était pas dénuée de calculs et d' arrières-pensées !
    Quand on s'intéressait à la philosophie analytique, on risquait l'isolement et le boycott. On ne trouvait plus personne à qui parler et personne pour se faire aider.
    Pour préparer l'agrégation, il y avait encore le secours des universitaires qui avaient essayé de reconstruire quelque chose sur les ruines du spiritualisme, Ferdinand Alquier, Henri Gouhier (un chrétien, mais pas fanatique) Jean Hyppolite, etc.. Et il y avait le Dictionnaire de Lalande, pétri de la philosophie idéaliste de Leon Brunschvicg !
    Pour les amateurs de philosophie qui avaient quitté l'université, il y a eu aussi le modèle fascinant des grands voyageurs, romanciers et philosophes, comme Michel Tournier ou Jean d'Ormesson.

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  2. Alquié d'accord, mais Hyppolite est mort en 1969.
    Tournier à la rigueur ( bien que sa gloire ait été largement surfaite), mais d'Ormesson! Il n'a guère voyagé qu'entre la rue du Bac et l'Institut, avec quelques incursions dans le 8ème et le 16eme....

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  3. Coïncidence estivale. Je viens de poster un billet sur le dialogue impossible entre la science et la religion (et, néanmoins la promotion de la métaphysique).

    http://www.francoisloth.com/science-religion-metaphysique/

    S'il est bon, à mon avis, que les magistères de la religion et de la science demeurent séparés, cela ne doit pas empêcher, comme vous le dîtes, que la recherche en métaphysique se poursuive. Une séparation claire des magistères entre la religion et la métaphysique doit, comme vous le préconisez, pour cela devenir effective.

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  4. Merci de votre billet! je l'ai apprécié.
    Vous lirez bientôt la suite de celui-ci .
    Mais en effet, en vous lisant, je constate combien les attaques confuses de ceux qui associent métaphysique analytique et religion par un lien de conséquence étaient absurdes. Pour eux il suffit de faire de la métaphysique, et en particulier analytique, pour immédiatement mettre le doigt dans l'engrenage qui vous conduit à une alliance avec la religion. Ils confondent métaphysique analytique et métaphysique analytique de la religion. Templeton cependant leur donne raison en partie , car TEmpleton pense, en finançant des recherches de métaphysique analytique, et des recherches en philosophie des sciences, que cela servira la cause de la religion. Ils se mettent le doigt dans l'oeil. La métaphysique analytique pourrait bien conduire au matérialisme. Mais peu importe pour eux, apparemment, car ce qu'ils espèrent est que les "big questions" provoquent un sursaut spirituel. Un peu de métaphysique éloigne de Dieu, pensent-ils, mais beaucoup nous y ramène. Quant aux positivistes ils ne font pas le détail.

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  5. Merci de donner à lire ces auteurs qu'on juge par préjugé démodés, dépassés et dont la lecture est pourtant aujourd'hui encore si stimulante. Que de livres à écrire sur tous ces gens-là ! En fait vous avez commencé avec votre bouquin sur Benda.

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