" Quel est l'animal qui préfère être informaticien ou médecin qu'égyptologue? "
Les Français ont bien tort de ne pas lire les journaux suisses. Ils annoncent souvent des tendances qui s'imposeront ensuite chez les voisins européens.
M. Tibère Adler, du Think Tank "Avenir Suisse" a des propositions quasi japonaises pour l'enseignement et la recherche en sciences humaines en Suisse. S'il regrette le radicalisme japonais en la matière, il propose deux solutions permettant de faire des économies : cesser de faire appel à l'idée d'un "université généraliste" accrochée à l'idéal obsolète du savoir et favoriser les MOOCs. On pourra ainsi supprimer des chaires dans des disciplines inutiles telles que l'égyptologie ou la linguistique. Cela n'impliquera pas l'abandon du savoir, puisqu'il suffira de coller les étudiants qui ont encore envie de s'instruire de ces disciplines devant des MOOCs. En fait, on aurait dû y penser avant. Car plutôt que de se désoler de la perte de Palmyre, on aurait pu se dire que si on avait un MOOC sur le sujet, tout le monde aurait été satisfait. Car pourquoi aller se balader dans un désert syriaque brûlant , infesté de serpents et de terroristes, pour aller voir trois colonnes branlantes? Les palmyrologues seraient bien mieux employés à faire des MOOCs.
Il y a deux ans, quand j'ai écrit sur les MOOCs et dénoncé le projet rampant de voir des pans entiers des enseignements être purement et simplement remplacés par des MOOCs, et les cours en "présentiel" supprimés, les enseignements avec, pour ne laisser plus que dans les universités des enseignants producteurs de MOOCs, on m'a dit que j'exagérais, que je forçais les choses polémiquement, et que jamais il n'était question de supprimer des enseignements en les remplçant par des MOOCs, mais seulement d'améliorer les enseignements existants. Mais quand on lit ce que dit M.Adler, le projet est sans ambiguïté:
" Le Japon a récemment transmis à ses universités des directives recommandant d’«orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande». Dans le collimateur: les sciences humaines et sociales (SHS), avec la conséquence prévisible et souhaitée par le gouvernement d’une drastique réduction des dépenses universitaires dans ces domaines. Le Japon fait donc un choix de priorités: les formations répondant bien à la demande du marché du travail seront mieux financées que les autres. En Suisse, l’UDC propose de diviser par deux le nombre d’étudiants dans les SHS ou d’y instaurer un numerus clausus, au motif que ces étudiants ne trouveraient pas d’emploi à leur sortie de l’Université.
Le cas japonais interpelle, car il rappelle crûment que les hautes écoles n’ont pas de ressources illimitées ni de budgets extensibles à l’infini. Même dans la prospère Suisse, elles doivent fixer des priorités pour leur financement. Mais selon quels critères décider? Privilégier les filières les plus porteuses sur le marché de l’emploi? Réduire le financement de celles qui «génèrent» le plus de chômeurs? Plus de médecins, moins de sociologues? Encore plus de juristes?
Le critère de l’utilitarisme sur le marché de l’emploi doit être pris en compte pour définir des priorités de formation: il n’est pas absurde que la Suisse affecte une part croissante de ses dépenses universitaires pour former des informaticiens ou des médecins, plutôt que des linguistes ou des égyptologues. Mais ce critère ne tient pas compte d’autres dimensions de transmission du savoir, considéré comme un rôle de civilisation. Et il serait totalement contre-productif dans la recherche: condamnés à devoir prouver des résultats économiques, les chercheurs vivraient dans la hantise de l’échec, inhibant ainsi tout esprit d’innovation.
De nombreuses disciplines universitaires, dont les SHS, n’échapperont pas à une réduction de leurs ressources financières. Plutôt que d’y voir à chaque fois une «guerre contre le savoir», la Suisse devrait prendre en compte quelques dimensions nouvelles:
– La qualité prime plus que la quantité. La Suisse compte cinq institutions universitaires classées dans le top 100 mondial. La préservation d’un tel résultat exige une concentration des ressources financières sur quelques filières du plus haut niveau. Le Japon n’a que deux Universités dans ce classement, alors que le pays compte près de 180 universités publiques.
– La «vraie» concurrence dans l’excellence est internationale, et non plus interne à la Suisse. Les SHS doivent créer des pôles d’excellence nationaux, et ne pas disperser les efforts et les chaires, sous couvert de maintien d’une Université «généraliste», concept flou qui masque souvent l’incapacité à faire des choix.
– L’accès au savoir international doit être favorisé et préservé. La Suisse n’a pas les moyens d’exceller dans tous les domaines. Mais une renonciation à financer nationalement une discipline ne signifie pas un abandon complet: la Suisse doit tenter de garantir l’accès de ses chercheurs et étudiants les plus motivés aux meilleures filières du monde, à l’étranger (par un système de bourses et d’accords). Bien entendu, une telle politique exige la réciprocité et l’accueil en Suisse d’étudiants étrangers dans nos propres filières d’excellence.
– Le savoir universel n’a jamais été aussi aisément accessible. La transmission du savoir ne doit plus nécessairement être assumée physiquement et localement pour chaque discipline dans chaque institution. Le développement des formations en ligne (MOOCs, pour Massive Open Online Courses) permet aux hautes écoles une large et efficace dissémination du savoir. L’EPFL, mais aussi les Universités de Genève et de Lausanne, sont des pionniers en la matière. Inversement, chaque résident en Suisse a accès aux MOOCs du monde entier. Le rôle de transmission et de préservation du savoir peut donc être partiellement assumé sous des formes moins onéreuses que le financement classique des hautes écoles actuelles."
Le Temps, 10 oct. 2015
Les Français ont bien tort de ne pas lire les journaux suisses. Ils annoncent souvent des tendances qui s'imposeront ensuite chez les voisins européens.
M. Tibère Adler, du Think Tank "Avenir Suisse" a des propositions quasi japonaises pour l'enseignement et la recherche en sciences humaines en Suisse. S'il regrette le radicalisme japonais en la matière, il propose deux solutions permettant de faire des économies : cesser de faire appel à l'idée d'un "université généraliste" accrochée à l'idéal obsolète du savoir et favoriser les MOOCs. On pourra ainsi supprimer des chaires dans des disciplines inutiles telles que l'égyptologie ou la linguistique. Cela n'impliquera pas l'abandon du savoir, puisqu'il suffira de coller les étudiants qui ont encore envie de s'instruire de ces disciplines devant des MOOCs. En fait, on aurait dû y penser avant. Car plutôt que de se désoler de la perte de Palmyre, on aurait pu se dire que si on avait un MOOC sur le sujet, tout le monde aurait été satisfait. Car pourquoi aller se balader dans un désert syriaque brûlant , infesté de serpents et de terroristes, pour aller voir trois colonnes branlantes? Les palmyrologues seraient bien mieux employés à faire des MOOCs.
Il y a deux ans, quand j'ai écrit sur les MOOCs et dénoncé le projet rampant de voir des pans entiers des enseignements être purement et simplement remplacés par des MOOCs, et les cours en "présentiel" supprimés, les enseignements avec, pour ne laisser plus que dans les universités des enseignants producteurs de MOOCs, on m'a dit que j'exagérais, que je forçais les choses polémiquement, et que jamais il n'était question de supprimer des enseignements en les remplçant par des MOOCs, mais seulement d'améliorer les enseignements existants. Mais quand on lit ce que dit M.Adler, le projet est sans ambiguïté:
" Le Japon a récemment transmis à ses universités des directives recommandant d’«orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande». Dans le collimateur: les sciences humaines et sociales (SHS), avec la conséquence prévisible et souhaitée par le gouvernement d’une drastique réduction des dépenses universitaires dans ces domaines. Le Japon fait donc un choix de priorités: les formations répondant bien à la demande du marché du travail seront mieux financées que les autres. En Suisse, l’UDC propose de diviser par deux le nombre d’étudiants dans les SHS ou d’y instaurer un numerus clausus, au motif que ces étudiants ne trouveraient pas d’emploi à leur sortie de l’Université.
Le cas japonais interpelle, car il rappelle crûment que les hautes écoles n’ont pas de ressources illimitées ni de budgets extensibles à l’infini. Même dans la prospère Suisse, elles doivent fixer des priorités pour leur financement. Mais selon quels critères décider? Privilégier les filières les plus porteuses sur le marché de l’emploi? Réduire le financement de celles qui «génèrent» le plus de chômeurs? Plus de médecins, moins de sociologues? Encore plus de juristes?
Le critère de l’utilitarisme sur le marché de l’emploi doit être pris en compte pour définir des priorités de formation: il n’est pas absurde que la Suisse affecte une part croissante de ses dépenses universitaires pour former des informaticiens ou des médecins, plutôt que des linguistes ou des égyptologues. Mais ce critère ne tient pas compte d’autres dimensions de transmission du savoir, considéré comme un rôle de civilisation. Et il serait totalement contre-productif dans la recherche: condamnés à devoir prouver des résultats économiques, les chercheurs vivraient dans la hantise de l’échec, inhibant ainsi tout esprit d’innovation.
De nombreuses disciplines universitaires, dont les SHS, n’échapperont pas à une réduction de leurs ressources financières. Plutôt que d’y voir à chaque fois une «guerre contre le savoir», la Suisse devrait prendre en compte quelques dimensions nouvelles:
– La qualité prime plus que la quantité. La Suisse compte cinq institutions universitaires classées dans le top 100 mondial. La préservation d’un tel résultat exige une concentration des ressources financières sur quelques filières du plus haut niveau. Le Japon n’a que deux Universités dans ce classement, alors que le pays compte près de 180 universités publiques.
– La «vraie» concurrence dans l’excellence est internationale, et non plus interne à la Suisse. Les SHS doivent créer des pôles d’excellence nationaux, et ne pas disperser les efforts et les chaires, sous couvert de maintien d’une Université «généraliste», concept flou qui masque souvent l’incapacité à faire des choix.
– L’accès au savoir international doit être favorisé et préservé. La Suisse n’a pas les moyens d’exceller dans tous les domaines. Mais une renonciation à financer nationalement une discipline ne signifie pas un abandon complet: la Suisse doit tenter de garantir l’accès de ses chercheurs et étudiants les plus motivés aux meilleures filières du monde, à l’étranger (par un système de bourses et d’accords). Bien entendu, une telle politique exige la réciprocité et l’accueil en Suisse d’étudiants étrangers dans nos propres filières d’excellence.
– Le savoir universel n’a jamais été aussi aisément accessible. La transmission du savoir ne doit plus nécessairement être assumée physiquement et localement pour chaque discipline dans chaque institution. Le développement des formations en ligne (MOOCs, pour Massive Open Online Courses) permet aux hautes écoles une large et efficace dissémination du savoir. L’EPFL, mais aussi les Universités de Genève et de Lausanne, sont des pionniers en la matière. Inversement, chaque résident en Suisse a accès aux MOOCs du monde entier. Le rôle de transmission et de préservation du savoir peut donc être partiellement assumé sous des formes moins onéreuses que le financement classique des hautes écoles actuelles."
Le Temps, 10 oct. 2015
Où va le monde ...
RépondreSupprimerJe conviens que je commence à devenir passéiste et scrogneugneu.
RépondreSupprimermais j'espère garder un minimum de réactivité. Au bout d'un moment, cependant, la cruche va tant à l'eau qu'elle se casse