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dimanche 7 janvier 2018

Cabu (1938-2015)


(Cet article a été écrit par l'un de mes amis le lendemain de l'attentat contre Charlie Hebdo v , et publié dans La Quinzaine Littéraire , N° 1118, 15 janv 2015.)
                                                                                                      A.S.





CABU 1938-2015

    Vers 1964, les lecteurs de Pilote pouvaient lire une bande dessinée qui ne ressemblait pas aux autres, Les carnets de croquis de Cabu. Elle avait le charme d’un trait en noir et blanc quasi töpfferien, gentiment acerbe, qui contrastait avec les aventures infantiles et asexuées que nous lisions dans Tintin. Pour tous ceux qui venaient d’entrer au lycée dans une ville ennuyeuse et provinciale, le personnage du jeune potache lymphatique de Châlons-sur-Marne en proie aux brimades des pions et à la bêtise des professeurs, amoureux de la blonde fille du proviseur, était celui d’un frère. Il allait bientôt devenir le Grand Duduche, traverser mai 1968, la pompidolisation, puis la giscardisation des esprits, et se faire de plus en plus dur dans son trait et ses cibles. Même ses dessins tendres de lycée étaient déjà empreints d’une ironie douce-amère. Ce qu’on ne savait pas était que Cabu avait fait la guerre d’Algérie, et que sa fille du proviseur avait d’abord été celle du colonel dans le journal Le bled de Constantine, bien que le rapport entre le lycée et la caserne, et la haine de l’armée et de toutes les disciplines fût déjà bien visible dans les planches du Grand Duduche. Il ne nous avait pas échappé non plus, quand on nous montrait les couvertures sanguinolentes de Hara Kiri, avec leurs putes aux yeux au beurre noir, leurs flics pissant dans leurs pantalons, et leurs petits Jésus en slip entourés de rois mages goguenards parmi lesquels trônait le professeur Choron et son fume-cigarette, que Cabu était de la bande. On rigolait à la une célèbre du « Bal tragique à Colombey », qui allait faire changer le nom du journal interdit en Charlie Hebdo. Dans les années 70 Duduche s’effaça un peu devant Catherine, pensionnaire à la fois naïve et perverse du couvent des Oiseaux, flanquée d’un petit ami anar barbu libidineux, tous deux fumant pétard sur pétard. Puis sous Mitterrand apparut le personnage emblématique du Beauf, devenu nom commun. Moustachu, gras, l’œil aviné, toujours vêtu d’un survet, flanqué d’une épouse acariâtre habillée de vestes en simili-léopard et d’une jeune maîtresse vulgaire et dispendieuse, il est bien plus qu’une résurrection du bourgeois du XIXème siècle, genre Joseph Prudhomme, parce qu’il est plus méchant encore que bête. Il ne manie pas la tautologie, comme l’idiot flaubertien, feydeauesque ou allaisien (« les affaires sont les affaires »), mais l’énoncé empirique (« C’est l’heure du pastis »). Le personnage a traversé plusieurs décennies : égoïste et resquilleur mais respectueux de toutes les autorités, haineux et xénophobe, réac, vulgaire et dragueur misogyne. Au fil des ans, il devient un néo-beauf : à la fin des années Mitterrand il chausse des santiags, porte un catogan et roule en 4X4, prenant des allures de Ségala. Il est protéiforme : récemment il avait une variante sous forme de barbu islamiste, et une autre sous forme du fils du Beauf, au crâne rasé et aux oreilles pointues. Cabu venait de publier L’intégrale Beauf, où l’on voit l’évolution d’un personnage, de plus en plus noir et bête au fil des ans, rejoint par l’adjudant Kronenbourg. Le dessin de Cabu a toujours été politique, mais se fait plus mordant encore quand il rejoint la galerie du Canard enchaîné: Mitterrand et ses dents méprisantes, Le Pen et sa mâchoire carnassière, sa fille en culotte de peau, Tapie et son costard à rayures de gangster marseillais, Chirac et son rictus, Bernadette et son sac, Hollande l’ahuri et Ségo la Sainte Nitouche, Sarkozy et  ses petites cornes de diablotin, Juppé et ses allures à la Keaton. Cabu avait, comme Töpffer, Daumier et Wilhelm Busch, un talent unique pour saisir en deux coups de crayon une silhouette et son mouvement, en même temps que l’air du temps. Il savait manier la satire comme Hogarth, et ses provocations faisaient souvent penser à un équivalent dessiné de celles de Swift ou de Kraus, dont il partageait l’art d’envoyer à ses adversaires des chiens de mine. Mais il appartenait bien plus à la tradition française des Pieds Nickelés de Forton et de Pellos (auquel son trait ressemble souvent). Il en avait, avec ses amis Cavanna, Wolinski et les autres, créé une, que tout le monde cherchait à imiter.  L’art du caricaturiste est rare : il doit saisir sur le vif un ethos incarné dans l’époque, mais aussi des constantes de l’esprit et des passions humaines. Un homme qui détestait l’armée, le sport et la religion ne pouvait pas être totalement mauvais. Mais sa grande obsession, comme tous les grands satiristes, était la bêtise. Dénoncer la connerie est un art classique, et prend autant de formes que cette Méduse mortifère. En France la Gorgone a pris depuis quelques décennies la forme d’un envahissement de l’espace public par la religion, la montée de l’islamisme radical et du terrorisme. Cabu, comme les hommes des Lumières, détestait la croyance et l’obscurantisme sous toutes leurs formes. Il était anar, mais il avait des principes. Il est mort à l’âge où l’on perd officiellement le droit de lire Tintin, à 77 ans, le crayon et le pinceau - les armes de la liberté, de l’intelligence et de la paix - à la main, entouré de ses compagnons de combat.


                                                                                     Pascal Engel 





 

8 commentaires:

  1. Réponses
    1. Fermé pour cause d'inventaire8 janvier 2018 à 15:25

      De rien, c'est du réchauffé

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  2. Il me semble que Cabu était un peu las du dessin politique et de la caricature, qui expriment une certaine opinion générale, toujours pour le même public averti, qui comprend le clin d'œil et qui vieillit. On dit qu'il préférait le reportage sur la vraie vie des gens. Il avait aussi aimé faire du dessin pour les enfants à la télévision, avec ingénuité, et il retournait perpétuellement dans les ateliers des Beaux-Arts. Sa vraie passion était la forme, pour ne pas dire l'Art, davantage que la politique ou les idées.

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  3. Oui, c'est très juste, mais les grand caricaturistes - Daumier par ex - s'intéressent aussi à la forme. Pense à la tête de poire de Louis philippe. Ils cherchent les morphologies et les structures, y compris dans la politique et la société. Il a décrit les formes de la société française de 1960 à 2015. Par exemple le beauf était devenu à la fin un beauf *islamique* ! cà c'était bien vu !

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  4. Cabu était-il gauchiste ? Mais qu'entend-on par gauchiste ? On a dit que "Charlie Hebdo" était le journal de "l'entre-deux-mai", mai 1968 et mai 1981, période pendant laquelle le gauchisme revendiqué a suivi une courbe descendante. Comme "Charlie", Cabu était plutôt satirique, critique, et défenseur d'un humanisme des droits de l'homme. Néanmoins, les lecteurs de l'époque considéraient "Charlie" comme un journal gauchiste. Pourtant, Cabu avait bien aussi un côté anarchiste "baba cool" et on n'imagine pas le "Beauf" sans Mai 68. Cependant, la charge de Cabu était moins dure que celle d'Yves Boisset, dans "Dupont Lajoie". Le "Beauf" est capable d'évoluer et de s'embourgeoiser.
    Pour les sociologues qui étudient la France de la "mutacrise", celle qui a continué de changer, malgré la crise des années 70, Cabu est un symbole. Sa mort a attristé la France, davantage que celle de Wolinski. Après avoir été le dessinateur culte des baby-boomers, Cabu, l'éternel Duduche à la mèche blonde et aux pulls flous, fut à la télévision celui de leurs enfants, qui sont devenus des bobos et des hipsters. Cabu était multigénérationnel. Il était le révélateur de l'accroissement du poids statistique de la jeunesse dans la société française.

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  5. Si c'est à moi que vous posez la question, je n'ai, que je sache, dit nulle part que Cabu était gauchiste. A mon avis Cabu est bien plus qu'un reflet de la société. Il est un dessinateur de l'espèce de Daumier , de Busch , de Töpffer, c'est à dire des morphographes.

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  6. Quand Cabu faisait de la télévision pour enfants, et qu'il immortalisait l’animatrice Dorothée en trois coups de crayon, il ressemblait à un personnage de Truffaut. Dans « L’Amour en fuite », Antoine Doinel avait lui aussi affaire à Dorothée, sa voisine, pour laquelle il faisait quelque chose de fou : il modifiait la fin de son roman, car elle ne supportait pas la mort de l’ héroïne !
    Avant de mourir, Truffaut avait de grands projets pour Dorothée, sa future muse après Claude Jade, et Cabu y était peut-être pour quelque chose. Etaient-ils dans le jeunisme, comme les sociologues des révolutions de la France en crise après 68 (P. Ory, J.-F. Sirinelli) le donneraient à penser ? L’image de la télévision avait changé, sans doute parce qu’ elle était devenue la culture des jeunes.
    Il reste que l’on n’ imagine pas le Professeur Choron, ni Cavanna, en Antoine Doinel, et que Dorothée n’ était vraiment pas leur type de femme.

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  7. Oui, Cabu est un peu de dernier représentant de cette génération truffaldienne, avec Jean Pierre Léaud, peut être Dorothée ( qui est quand même plus inconsistante, Truffaut s'est reporté sur Nathalie Baye (voir l'(autel des morts, très bon film qu'on ne revoit jamais) . Je peine à trouver des gens du même genre aujourd'hui. Emmanuel Mouret ? Peut être Mathieu Amalric ? Ils sont loin de Léaud je trouve.

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