moi, vers 1947
Nous sommes en 2033. Nous avons eu le Brexit
en 2016, le Frexit en 2017 (quand Marine Le Pen a été élue), puis en cascade le
Grexit, l’Hispanoxit, l’Italoxit, et
l’Europe entière s’est disloquée en 2020 sous la pression des populismes, comme
elle le fit il y a un siècle sous la pression du fascisme et du
national-socialisme. La guerre entre les puissances de l’axe Russo-Turc et ce
qui restait des démocraties européennes a failli mener à la catastrophe, d’autant
que les Etats Unis avaient refusé, comme en 1939, d’intervenir, et avaient
conclu le pacte poutino-trumpien de non-agression. Le Turc était dans Vienne,
le Russe à Varsovie, à Helsinki et à Oslo, et la présidente Le Pen était prête
à l’accueillir à Paris. Par chance, l’Angleterre, qui avait failli en 2016,
s’est ressaisie, comme elle l’avait fait quand Churchill a succédé à
Chamberlain. La première ministre britannique Nicola Sturgeon, qui avait succédé
à Theresa May, permit en 2022 au Royaume Uni de revenir dans l’Europe. L’Allemagne
de Martin Schultz réamorça la pompe et réussit à mettre en oeuvre la Fédération Européenne (FE) tant attendue depuis le Traité de Rome, mais
tant de fois différée. La présidente le Pen dut cohabiter avec le Parti Populaire
de Benoit Hamon. Elle joua son va-tout en lançant un référendum contre le
retour de la France dans la Fédération, qu’elle perdit. Cinque Stelle et Podemos
se rallièrent à la FE, présidée par Alexis Tsipras. Progressivement l’Europe
reconquit les pays perdus, et la dynamique entraîna la Norvège, et même la
Suisse, en son sein. La Turquie et la
Russie, diminuées, se virent obligées d’entamer des pourparlers d’entrée dans
la Fédération. On l’avait échappé belle, sans même avoir eu besoin cette fois
de recourir aux Américains, empêtrés dans leur guerre avec la Chine. L’esprit
de Jean Monnet avait survécu.
Vous l’avez échappé belle. Mais faut-il
toujours, peuples européens, que vous tombiez dans les mêmes erreurs ? Je
vous avais enjoint, il y a exactement un siècle, aux recommandations suivantes.
Je ne vois pas de raison de ne pas les reproduire aujourd’hui.
"L’Europe ne sera pas le
fruit d’une simple transformation économique, voire politique ; elle n’existera
vraiment que si elle adopte un certain système de valeurs, morales et
esthétiques ; si elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et
de sentir, la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains héros de
l’Histoire, la démonétisation d’autres. Ce système devra être fait exprès pour
elle. Il ne sera pas une rallonge du système qui sert aux nations, dont il
signifiera, au contraire, sur la plupart des points, la négation.
Donc, la première réforme
qu’il vous faut accomplir pour atteindre à vos fins, éducateurs moraux qui
voulez faire l’Europe, est une réforme au‑dedans de vous‑mêmes. C’est de rompre
avec cet état d’humilité où vous vous plaisez à tenir votre fonction par
rapport à l’économique, et de lui restituer sa dignité. C’est de cesser de
vous prosterner au pied des autels de Marx pour revenir à ceux de Platon.
Bien entendu, je ne viens
pas nier les graves transformations économiques que l’Europe devra réaliser
pour se faire. Je dis que ces transformations ne lui seront vraiment acquises,
ne pourront être tenues pour stables, que le jour où elles seront liées à un
changement profond de sa moralité, de ses évaluations morales. J’admets que le
sentiment des transformations économiques dont elle a besoin, et qui déjà se
dessinent en elle, indique à l’Europe la nature du changement moral qu’il lui
faut accomplir pour gagner l’existence ; mais je tiens que, cela fait, c’est le
changement moral, en se réalisant, qui produira vraiment le changement
économique, lui donnera vraiment l’être, et non l’économique qui, de lui-même
et à la longue, créera le changement moral. La Matière invite l’Esprit à lui donner
l’existence, qu’elle ne peut se donner seule, et peut-être lui suggère ce qu’il
doit faire pour la lui donner. Mais ce n’est pas la Matière qui, de sa propre
expansion, devient l’Esprit.
Comment obtiendrez-vous
cette révolution économique sans créer dans l’âme de l’Europe une dépréciation
de l’individua-lisme, un respect de l’abolition du moi en faveur d’un grand
Tout ? Et qu’est-ce que cela sinon une révolution morale ?
Ils lui disent encore
qu’elle devra renoncer à l’exercice illimité de son pouvoir d’entreprendre,
d’exploiter la planète, mais rationner sa soif d’enrichissement, discipliner sa
production. La meilleure méthode, pour atteindre à cette fin, n’est-ce pas de
toucher l’homme dans son échelle de valeurs morales ? de lui enseigner à moins
vénérer sa volonté de puissance, à honorer la modération ?
Ils disent encore à
l’Europe qu’il lui faudra changer sa conception de la monnaie ; comprendre que
celle-ci a pour garantie, non pas un certain volume de métal encaissé dans des
caves, mais la discipline des peuples qui la manient, la confiance qu’inspirent
au monde les chefs qui les gouvernent. Ce changement de conception, quelle base
solide peut-il avoir sinon un changement dans la religion des hommes, qui
devront croire, non plus à la toute-puissance de la matière, mais à celle de
facteurs moraux ?
Là encore, l’Europe se
fera comme se firent les nations. Les changements économiques qui semblent
avoir formé celles-ci n’y ont vraiment réussi que le jour qu’ils furent
soutenus par des changements moraux
C’est dire encore qu’il
ne s’agit nullement pour vous d’opposer au « pragmatisme » nationaliste la pure
raison ; à des idoles, la vérité. La pure raison n’a jamais rien fondé dans
l’ordre terrestre. Il s’agit d’opposer au pragmatisme nationaliste un autre
pragmatisme, à des idoles d’autres idoles, à des mythes d’autres mythes, à une
mystique une autre mystique. Votre fonction est de faire des dieux. Juste le
contraire de la science.
Vous devez être des
apôtres. Le contraire des savants.
Vous ne vaincrez la
passion nationaliste que par une autre passion. Celle-ci peut être, d’ailleurs,
la passion de la raison. Mais la passion de la raison est une passion, et tout
autre chose que la raison.
L’Europe se fera, ici
encore, comme se firent les nations. La France s’est faite parce que, chez
chaque Français, à l’amour pour son champ ou pour sa province s’est superposé
l’amour pour une réalité transcendante à ces choses grossièrement tangibles,
l’amour pour une idée. C’est en fixant leurs yeux sur l’idée de la France que
les Français ont refait leur nation chaque fois que, dans l’ordre sensible,
elle se disloquait : sous le morcellement féodal, sous l’invasion anglaise,
sous les guerres de religion, sous les déchirements de la Révolution.
Il faut vous résigner :
l’Europe sera sérieuse ou ne sera pas. Elle sera beaucoup moins « amusante »
que les nations, lesquelles l’étaient déjà moins que les provinces.
Vous ferez l’Europe par
ce que vous direz, non par ce que vous serez. L’Europe sera un produit de votre
esprit, de la volonté de votre esprit, non un produit de votre être. Et si vous
me répondez que vous ne croyez pas à l’autonomie de l’esprit, que votre esprit
ne peut être autre chose qu’un aspect de votre être, alors je vous déclare que
vous ne ferez jamais l’Europe. Car il n’y a pas d’Être européen.
Vous, clercs français, ne
soyez pas glorieux de Jeanne d’Arc (comme M. Macron) ou de la Marne ; soyez glorieux
si votre intelligence est bonne, si elle est, comme voulait un des vôtres , une
belle balance de précision. Vous, clercs allemands, ne soyez pas honteux de la
capitulation du 11 novembre; soyez honteux de mal raisonner, de mal penser."
Je reprendrai ces propositions , mais j'y ajouterai que je pense à présent que la langue de l'Europe doit être l'espagnol. Ce ne peut être l'anglais, que le Continent américain a souillé en élisant en 2017 M. Trump. Ce ne peut être l'allemand, qui donnerait trop de pouvoir à la nation de M. Schultz, ni le français, car les Français ont failli en élisant Madame Le Pen 2017. L'espagnol est une langue latine, elle est la seconde langue parlée au monde. Elle incarne, avec Cervantes et Ortega, la voix de la raison (un journal madrilène ne s'appelle-til pas La razon ?).
[ Ce texte d'anticipation de Benda a été retrouvé dans les papiers du manuscrit de Deux croisades pour la paix , juridique et sentimentale, Editions du Templ, Bruxelles, 1949, où l'auteur prônait une fédération européenne]