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samedi 21 septembre 2013

Reusement





Dans l’incipit célèbre de Biffures, Michel Leiris raconte comment, enfant, s’étant écrié « Reusement » au constat que son soldat de plomb ne s’était pas brisé en tombant, on l’avait corrigé : on doit dire « Heureusement » pas « reusement ». La leçon qu’en tire Leiris, sur l’accès au langage de l’enfant, est différente de celle qui m'intéresse ici, mais cette locution ne laisse pas d’être intéressante par elle-même. On sait qu’en français des locutions appelant des complétives avec que, comme « le fait que » ou « dommage que », se construisent, bien qu’elles rapportent un fait considéré comme objectif à la fois par le locuteur et son auditoire potentiel, avec le subjonctif là où l’on aurait attendu l’indicatif (« le fait que tu sois chauve te dispense d’un peigne », « dommage qu’elle soit une putain »). Dans le cas de « heureusement » on met l’indicatif. Mais pourquoi ? Ces locutions sont supposées exprimer l’appréciation ou le regret qu’un état de chose ait lieu ou pas, et elles fonctionnent un peu comme les opérateurs que les philosophes expressivistes mettent devant les phases supposées dépourvues de valeur de vérité parce qu'elles expriment des approbations ou dépréciations ( "(Booh! ) vous avez piqué l'argent de la caisse ! " , "(Hourah !) Manchester United a encore gagné!").  Mais pourquoi , alors que l'anglais met uniformément l'indicatif, met-on en français le subjonctif quand on regrette (« dommage qu’elle soit mariée ») et l’indicatif quand on approuve (« heureusement qu’il a retrouvé son portefeuille ») ? Est-ce, comme le suggère Benda à la suite de Rivarol, parce que la langue française est plus rationnelle et laisse entendre qu'on approuve un fait mais que ce que l'on regrette n'en est pas tout à fait un ? ( voir Discours à la nation européenne). Ce serait bizarre car on dit bien " j'approuve que tu sois venu" comme on dit " je regrette que tu sois venue". Alors pourquoi ne dit-on pas "Reusement que le soldat ne se *soit pas cassé "? 
     Je n’ai pas encore creusé la question, mais je suis sûr que les linguistes l’ont fait, les questions d’aspect étant parmi les plus étudiées. Une hypothèse : on met le subjonctif quand il y a un conditionnel contrefactuel implicite pour dommage (« si tu avais été hirsute tu aurais eu besoin d’un peigne », « si elle avait été une femme honnête, elle aurait été plus fréquentable »). Mais elle ne vaut  pas pour « heureusement »  car là aussi on peut inférer pragmatiquement une conditionnelle contrefactuelle (« si elle n’avait pas été mariée j’aurais pu sortir avec elle », « si j’avais perdu mon portefeuille il m’aurait fallu refaire tous mes papiers »). Quoi qu’il en soit, je laisse au lecteur le soin de trouver les contrefactuels appropriés dans les exemples suivants : 


-         -  Reusement qu’il y  encore des gens qui ne m’écrivent pas en m’appelant « Bonjour » (je crois qu’ils me confondent avec l'épistémologue Laurence Bonjour) et des étudiants qui usent du « Monsieur le professeur » car ce titre semble  être devenu aussi ridicule que « Conseiller d’Etat de 3eme classe » chez Gogol . Les Italiens ont une merveilleuse manière de vous tourner en ridicule, bien plus drôle, quand ils vous donnent du « Dottore !» , là où les Allemands insistent pour qu’on les appelle « Pr Dr » , et le cas échéant « PrDrDr »

-       -    Reusement qu’il y a encore des gens qui accusent réception des mails, même négatifs.

-     -      Reusement qu’il y a encore des gens qui mettent des notes en bas de page.

-     -      Reusement que toutes universités ne sont pas des « centres d’excellence »

-       -    Reusement qu’il y a encore des films qui ne sont pas le plus grand de tous les temps

-        -   Reusement qu’il y a encore des Mails, avec des ormes. 

-      -    Reusement que la Fête à Neuneu s’appelle toujours « Fête à Neuneu ».

-        -   Reusement que Jeff Koons n’a pas installé un chien gonflable violet géant sur la statue de Sainte Geneviève devant le pont du même nom.

-        -  Reusement qu’Alain Badiou ne se propose pas, en plus de la République, de réécrire La guerre du Péloponnèse.

-         -  Reusement qu’il y a encore des gens pour traduire Homère 

-         -  Reusement qu’il y a encore des praticiens de l’analyse conceptuelle.
   
-     - Reusement qu'il y a encore des livres d'occasion, qu'on peut feuilleter et dont les acariens vous font éternuer

-        -   Reusement que la Fondation Templeton ne finance encore rien en philosophie des mathématiques



                                                    Reusement qu'il y a la Pologne
                                                  ( car s'il n'y avait pas de Pologne il n'y aurait pas de Polonais)


2 commentaires:

  1. Reusement qu'on a encore des blogs qu'on aime à lire...

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  2. Non , ne lisez pas de blogs, revenez au livres d'antan, qui sont un peu comme les espaces verts dans les villes. Mais ils sont menacés par les pluies acides.

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