" Par l’entremise de Jean
Paulhan, qui dans ses lettres, le nommait par prudence « l’oncle Julien »,
Julien Benda vint plusieurs fois, vers ce temps, s’abriter à Fourques. D’où
venait-il ? Où irait-il ensuite ? Peu lui importait. Le monde
extérieur ne comptait pas pour lui. Il avait dans sa tête tout ce qui lui était
nécessaire : il ne s’intéressait qu’aux idées. Les objets gênaient le cours
de ses pensées. Dans sa chambre, pour ne pas être distrait, il décrocha les
tableaux des murs et rangea les bibelots dans les tiroirs.
-
J’ai vécu
heureux, me dit-il, dans des chambres d’hôtel, en province, entre mon lit
couvert de papiers et ma table chargé de livres, ne sortant que pour aller à la
bibliothèque de la ville.
A Fourques, quand il ne
travaillait pas dans sa chambre, il descendait au salon ; s’il n’y avait
personne, il se mettait au piano et jouait avec beaucoup de brio ; s’il y
avait quelqu’un, il s’asseyait dans un fauteuil, près du poêle, son manteau sur
les jambes, et se mettait à parler avec abondance. Quand il citait un nom, il disait
toujours « un esprit comme Untel », comme si ces gens n’avaient pas
de corps – ni d’âme peut être.
Personne n’avait moins l’air
d’un homme traqué. Il allait où ses amis jugeaient opportun de le cacher,
entièrement inconscient du danger qu’il courait. Il fut quelque temps hébergé à
Montpellier par une famille courageuse et généreuse, mais d’opinions politiques
opposées aux siennes ; il ne parut pas s’en apercevoir.
A la fin d’un séjour, on le menait à la
gare de Lunel, assis dans une caisse à deux roues tirée par une bicyclette, selon
l’usage de ce temps. Je l’accompagnai sur le quai ; il continuait les propos
du déjeuner, sans se soucier de ce qu’il allait trouver à la prochaine étape. A
son retour, parfois après plusieurs semaines d’absence, il reprenait la
conversation au point où il l’avait laissée en partant, sur le quai de la gare.
Pour lui il n’y avait ni temps ni lieu : il n’y avait que les choses de l’esprit."
Jean Hugo, Le regard de la mémoire, Actes Sud , 1983, p. 387
cf Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains, Fayard 1999
Gérand Malkassian, "Benda sous l'occupation", Revue Philosophique, 3,2002, p.333 à 343
Antoine Compagnon, Les antimodernes, Gallimard , 2005
Une caisse confortable
Ces lignes sur Benda sous l'Occupation me font penser à certains portraits de philosophes, tels que nous les a livrés Diogène Laërce, par exemple ces lignes extraites du portrait de Pyrrhon : "Il restait toujours dans le même état - au point que si quelqu'un le quittait au beau milieu d'un discours, il achevait ce discours pour lui-même ". On peut penser aussi au Socrate du début du Banquet : " Esclave : Votre Socrate s'est retiré sous le porche de la maison des voisins, et il s'y tient debout ; j'ai beau l'appeler, il ne veut pas venir. Agathon : Quel comportement étrange ! Va lui dire de venir et ne le lâche pas d'une semelle. Aristodème : N'en faites rien, laissez le plutôt. C'est une habitude qu'il a. Parfois il se met à l'écart n'importe où, et il reste là debout. Il viendra tout à l'heure, je pense. Ne le dérangez pas, laissez-le en paix"
RépondreSupprimerAvec ou sans autrui, il y a dans les trois situations quelque chose d'admirable : la même constance malgré les changements, la concentration sur l'essentiel, l'indifférence par rapport à l'accidentel
En effet. Cependant Benda n'était pas Pyrrhon, pas sceptique. Quand il pérorait alors même que la milice était prête à le saisir et le mettre dans un train pour Dachau, il ne suspendait pas son jugement. Il a troué le moyen d'écrire quatre ou cinq livres pendant cette période, dont un livre de combat "La grande épreuve des démocraties" et un livre dans les Chroniques interdites publié par les Editions de Minuit.
RépondreSupprimerPyrrhon était-il si égal que cela ? Diogène Laerce rapporte qu'il s'est un jour irrité, mais que comme c'était une femme contre laquelle son humeur portait, cela allait.
"Il s’irrita un jour contre sa soeur (elle s’appelait Philista), et comme on le lui reprochait, il répondit que lorsqu’il s’agissait d’une femme, il n’avait pas à montrer d’indifférence. "
Aïe !
Mais il faut donner la suite !
RépondreSupprimer" Un jour qu'un chien s'était précipité sur lui et l'avait effrayé, il répondit à quelqu'un qui l'en blâmait qu'il était difficile de dépouiller l'homme de fond en comble ; il fallait affronter les vicissitudes d'abord par les actes, dans toute la mesure du possible, et, à défaut, par la parole"
Ceci dit, je suis surpris de la défense de Jacques Brunschwig. Évoquant une autre version de l'histoire de la soeur (contenue dans la Préparation évangélique d'Eusèbe), il écrit :
" Les détails supplémentaires donnés par cette seconde version permettent d'interpréter la réponse de Pyrrhon comme un blâme subtilement ironique à l'adresse de son interlocuteur, plutôt que comme une manifestation de mysoginie ordinaire "
Or, le texte d'Eusèbe invoqué ne justifie en aucune manière cette précision :
" Sa sœur Philiste devant faire un sacrifice, un de ses a mis avait promis de fournir la victime et ne tint pas sa parole. Pyrrhon ayant dû l'acheter, il se mit en colère : cet ami lui observant qu'il ne se comportait pas d'une manière conforme à ses discours et à l'impassibilité qu'il préconisait, Pyrrhon répondit que ce n'était pas au sujet d'une femme qu'on devait en faire l'application. Cet ami aurait pu lui répliquer avec raison que cela ne pouvait s'appliquer ni à une femme, ni à un chien, ni à quoi que ce soit"
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/preparation14a.htm#XVIII
Mais la suite est encore pire : elle dit que , parmi les vicissitudes qu'il faut affronter par les actes et à défaut par la parole, il y a les querelles avec les femmes !
RépondreSupprimerCela dit, c'est pertinent dans la comparaison Benda-Pyrrhon sur ce plan ( à défaut des autres) , car Benda était un misogyne de première, comme le remarquaient tous ses amis (dont Etiemble).
Mais il avait tendance à s'énerver surtout au sujet des hommes, ce qui n'est pas très pyrrhonien, sauf si on prend le fait de ne pas s'énerver au sujet des femmes comme une preuve de mysogynie.
A fond la caisse, à fond la caisse?
RépondreSupprimerVous en avez de bonnes vous...votre caisse n'avance plus où quoi?
Hâte du prochain message de votre part:)
Alain Verbalonga
Quelle caisse ? Il était question de celle de Benda, et le message est que le temps ne fait rien à l'affaire.
Supprimer