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jeudi 17 mars 2016

L'esprit des lieux




                                                Portrait apocryphe de Bergson


Theodule Sénateur Lendive, L’arbre à cons, Editions Belzoreil, MMXVI
Isidore Bernahrt, La valise, Editions du Pichtogom, 2014 
Théophile Frappaz, L’île de Sainte Marie, juin 1819, Editions du Pichtogom, MMXV
Pascal Boulage, Trois pommes, S’Ayme à bruire, MMIV 
Pascal Boulage , Lieu dit , Editions du Pichtogom , MMXV
Jacques Boucher de Perthes, Noms propres, Editions du Pichtogom, 2014 
Hugolin le Barbant, Trois Lettres de Corse, Editions du Pichtogom, MMIV


    On ne peut pas vraiment dire que les Editions du Pichtogom publient une école littéraire, à la manière des Editions de Minuit dont on peut reconnaître a priori, même si l’on ne voit pas la couverture, la provenance des textes, même quand on ne connaît pas l’auteur. Il serait certes injuste de dire que c’est ici la couverture et la facture des livres, enveloppés de papier cristal , imprimés à très petits tirages sur des vélins rares (vélins d’Abyssinie, des Carpathes, et des Iles Malouines, papiers vergés et même vergéturés, sur couvertures olive ou roche-de-Roussillon), qui sert de signe de reconnaissance. Car la caractéristique commune de ces textes courts, publiés par un groupe d’éditeurs provinciaux – forcément provinciaux – est d’être ce que l’on pourrait appeler des livres d’anthropologie spéculative. Ils portent sur des lieux (ceux du restaurant Polidor, l’Ile de Sainte Marie à Madagascar décrite par un voyageur du dix-neuvième siècle), invitant à relire le seul livre de Bergson qui ait le moindre intérêt, sa thèse latine, Quid Aristoteles de loco senserit , sur des fruits ( pommes oubliées), des végétaux (l'arbre à cons, aussi précieux que l'Arbre de la Vie ), des objets (lourdes valises, jadis sans roulettes, un tout autre univers que celui présent) . On a moqué la théorie aristotélicienne du lieu, selon laquelle il y a des directions absolues dans l'espace - le haut, le bas. Mais quand on songe aux lieux, cette théorie semble parfaitement adaptée. On les désigne par des périphrases: "là-bas", " là en bas" , etc. Il ne viendrait, par exemple, à personne l'idée que les lieux du Polidor puissent être en haut. Ils sont de toute nécessité en bas, dans la cour. Quant il s'agit de les désigner, nous sommes restés profondément aristotéliciens.



                                                  Quid Bergsonus de locis senserit

 Ces livres évoquent le temps, la mémoire, l’hésitation, les noms propres, qui ne sont, à la différence des lieux, jamais sales. Comme le disait Irénée Louis Sandomir citant le poète: « Tout m’est fruit, nature, en ce que m’offrent tes saisons ». Quand on lit les lettres juvéniles d’Hugolin le Barbant, qui datent de 1970, et les remembrances rimbaldiennes de vieillard idiot sur les pommes, on voit que ces textes sont faits d’échos : entre les lieux et l’Etre Suprême qui était désigné par le même Sandomir comme l’Acrote très sublime, entre les cons et les désignations (a-t-on jamais remarqué que "con" est toujours un nom commun, jamais un nom propre?), entre l’île Sainte Marie et la Corse où Hugolin, avant de manger ses enfants, faisait ses premières armes littéraires, on se dit qu’il y a peut être bien là malgré tout une école. Ces textes profonds et attachants, aussi élégants que si André du Boucher et Jacques Dupin s'étaient mis à gloser sur les lieux qu'ils ont visités, pour en recueillir les précieux résidus (les pertes), plairont aux lecteurs exigeants. Quand on visite les thermes de Caracalla dans l'antique cité de Rome, ne pense-t-on pas d'abord  aux Lieux?

                                                           Terme di Caracalla

 L’un des auteurs de cette fine équipe, Pascal Boulage, est lui-même responsable d’un Tombeau de l’école républicaine, dont il sera question plus tard ici.



                                                      Les lieux du Polidor 

                                              

7 commentaires:

  1. Ce billet, qui donne accès à la source du scalpélisme, est très émouvant.
    Pour remédier à la crise de la poésie, des auteurs comme Rimbaud ou Lautréamont ont donné ses lettres de noblesse à la poésie de collège.
    Dans l'autre sens, quand la tragédie entra en crise, des auteurs comme Crébillon père écrivirent des pièces qui ressemblaient étrangement à des tragédies de collège, pour avoir voulu tourner le dos à Racine. Quel plaisir potache de relire "Atrée et Thyeste" ou "Rhadamiste et Zénobie" ! Il vaut bien celui de lire "Ubu roi", œuvre scolaire parvenue à la gloire.
    Les œuvres inconnues de collège, ou de lycée comme on voudra, sont une terre vierge. Elles seraient un domaine inépuisable d'études, si l'on s'y attelait.
    En ce qui concerne le lieu, il y a eu le génie du lieu, les lieux où souffle l'esprit, le lieu introuvable de la Dive Bouteille ou du Pichtogome.
    Des générations de rhétoriciens ont même associé la figure de style du lieu commun au lieux d'aisance, au buen-retiro.
    La référence à Bergson, qui eut Jarry comme élève, semble impertinente, mais n'oublions pas que Bergson publia un livre, "Le Rire".
    Les exemples de Bergson, pour illustrer sa thèse du mécanique plaqué sur du vivant, sont très curieux. Ils tirent plutôt sur la rigolade.
    Et l'on rit jaune, quand Bergson cite sans sourciller la plaisanterie du cocher qui traite son client noir de "mal lavé".
    Quant à la thèse de doctorat en latin, que l'on soutenait à côté de la thèse principale écrite en français, qui la lisait ? qui en parlait ? qui s'en souvenait ? Seule la thèse latine "Quid Aristoteles de loco senserit" est passée à la postérité, parce qu'elle était l'œuvre de Bergson. Comme en peinture, où la signature donne une valeur au tableau.
    Dans les thèses de doctorat, en français ou en latin, ce qui me fascine, c'est la beauté et la rigueur des chiffres romains de la tomaison des œuvres volumineuses, dans les notes en bas de page.

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  2. En fait Bergson était désopilant. On ne pouvait pas aller chez lui sans se taper violemment la cuisse. Je pense en fait surtout à sa phrase " C'est l'herbe en général qui attire l'herbivore", qui dénote une excellente connaissance des bovins et de leurs bouses. Et quand il soutenait qu'" il faut que le sucre fonde" , il est très vraisemblable qu'il pensait au sucre que l'on ajoutait aux absinthes au café. Ce qui nous rapproche encore de Jarry. Voilà une piste excellente : y a il chez Jarry des allusions à Bergson ?

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  3. La théorie du lieu d'Aristote déçoit ses lecteurs, parce qu'il parlait du lieu naturel, avec un haut et un bas. Pourquoi n'était-il pas mathématicien, comme son maître Platon ? Mais la topologie l'aurait peut-être plus inspiré.
    Bien sûr, pour Aristote, le lieu a aussi une signification rhétorique. Les Scholastiques parleront même de lieux théologiques.
    D'ailleurs, en ce qui concerne les directions de l'espace, le "là-bas" et le "là-haut" sont des limites qui ouvrent la pensée à la religion.
    Chez un romancier comme Huysmans, le "là-bas" est le lieu de Satan et le "là-haut" est celui de la mystique chrétienne. Huysmans, parti du satanisme, vira mystique sous l'influence du Sâr Péladan. Le Sâr et Sacher Masoch seront les deux pôles du monde décadent des lettres françaises du XIXème siècle.
    Pour moi, le lieu est d'abord le lieu extrême, le pôle Sud d'Arthur Gordon Pym. Le lieu d'aisance n'est-il pas également une métaphore de l'Enfer ? On dit que, chez les Mésopotamiens, Belphégor était la divinité infernale des toilettes.
    On trouve que le monde est devenu petit, mais le monde imaginaire du Patusan de Joseph Conrad, censé être au fin fond de l'Indonésie, me fait encore rêver.
    Les Editions du Pichtogome tentent une anamnèse (mot qui signifie "de bas en haut"), pour faire revenir dans son essence le paradis perdu d'une adolescence provinciale, livresque et génialement canularesque, qui a un demi-siècle.
    Chez un éditeur de province (le Guépin), Jean-Benoît Puech et son double littéraire Jordane ont publié sur vélin "Orléans de ma jeunesse", qui parlera au "happy few". Orléans, cette charmante ville de province où, apparemment, il ne se passait rien, sinon la Fête de Jeanne d'Arc une fois dans l'année.
    Jean-Benoît habitait un lieu étonnant, le Quartier Saint-Marceau, qui avait hébergé une Abbaye où l'on couronnait les rois mérovingiens. Saint-Marceau avait été la capitale de la France !
    S'il y a eu une influence de Bergson sur Jarry, il y a eu aussi un plagiat par anticipation de Jarry par Heidegger. C'est ce que révélait Deleuze dans ses facétieux fonds de tiroirs ("Critique et clinique"). Le Vélo cruciforme de Jarry annonçait le Quadriparti heideggérien, Jarry essayait déjà de penser la technique, etc.. Heidegger n'était-il pas lui aussi un fou littéraire, qui fonctionnait avec deux langues, qui faisait subir une torsion au langage et qui réformait l'orthographe ?
    Deleuze disait que la pataphysique était à la métaphysique ce que l'épiphénomène était au phénomène.

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  4. Amédée Puceau18 mars 2016 à 16:26

    Charmante ville de province ! Ce n'est pas le Porto de Manoel de Oliveira. Où est son Douro ? sur la Loire? Enfermée dans une boîte de cotignac. De la fête de Jeanne je me rappelle uniquement les crottes ( pas sublimes du tout) des chevaux quand je défilais, scout, derrière la Pucelle qui les montait avec ses compagnons. Lisant récemment sa Vie par Anatole France, je n'arrive pas à comprendre pourquoi ce livre subit les foudres des calotins. Orléans, c'est Péguy qui, quoi qu'on en dise, et l'anti-Benda.
    Oui, les lieux sont chez Dante, chez Huysmans.
    quant à Deleuze, sa pataphysique m'a toujours semblé un peu fausse.

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  5. Amédée Puceau18 mars 2016 à 18:38

    PS s'agissant d'Orléans, avez vous lu, sur ce blog ceci ?

    http://lafrancebyzantine.blogspot.fr/2014/06/aux-clercs-du-lycee-pothier.html

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  6. Oui, j'ai lu ce billet ! Il fait un portrait très fidèle du Lycée Pothier, avec ses professeurs qui avaient la mélancolie des personnages de Tchékhov devant leur monde qui s'en allait. Ils avaient une rivale envahissante dans les foyers : la télévision ! En attendant Internet.

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  7. Amédée Puceau19 mars 2016 à 02:18

    Etaient ils vraiment concurrencés par la télé? Il y avait certains, dont j'étais, qui ne l'eurent pas à la maison avant 1969. D'autres avaient des parents sévères qui limitaient la vision des étranges lucarnes. Et comme pendant la majeure partie des années 60 il n'y avait d'une chaîne, puis deux, que les émissions étaient entrecoupées d'interludes où l'on contemplait pendant quinze minutes des poissons dans un bocal ou un train electrique dans la campagne, l'attrait était mince. Non, j'ai plutôt eu, après 1968, l'impression que ce qui manquait aux professeurs et semait le désarroi chez eux était le relâchement de la discipline, de l'attention. On ne chahutait pas et il y avait encore des colles, mais il y avait une atmosphère de rebellion devant le savoir. La GRande Lessive de Jean pierre Mocky , avec Bourvil en prof qui détraque les antennes télé, me semblait un peu exagéré. Mais c'est sans doute que je ne suis en fait devenu addict de la télé que plus tard.

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