Le pré de Saint Vallier
Contrairement à ce que ce laisse entendre
une image sans doute inspirée du Grand
Meaulnes, voire du Petit Chose, les
enfants dans la cour de récréation sont souvent solitaires, et aimeraient se
mêler aux jeux des autres. Un jour de printemps, vers 1958 ou 59, mon école entière,
celle du Cap d’Antibes, se transporta dans l’arrière-pays antibois et au-delà
de Grasse, à Saint Vallier de Thiey, petit village déjà montagnard à l’entrée
de la route Napoléon. Il y avait là de grands prés ombragés, propices aux colos
et aux classes de plein air. Les groupes d’enfants se formaient et l’on pique
niquait. Je faisais partie du groupe des petits, et aspirais – déjà – à
rejoindre celui des Grands. A un moment, un Grand, assez dadais et arrogant,
mais que je respectais comme Grand, m’appela, du sein de son groupe de fidèles
posté à une dizaine de mètres : « Eh ! Toi ! P'tit ! Viens
là !». Mon sang ne fit qu’un tour : un Grand m’appelait, voulait lier
avec moi, quelle occasion unique ! J’accourus, comme un caniche à qui l’on
eût présenté un bâton à attraper. A peine m’étais-je avancé, plein d’espoir d’intégrer
cette troupe, qu’il me lança : « J’t’ai pas appelé ! », et
de rire de ma déconvenue et de sa farce avec son état-major. Il avait compris mon désir de m’adjoindre
à leur groupe, et s’en gaussait, me rappelant à mon statut de bambin (on aura
deviné qu’il en allait de même avec les filles).
Je n’ai jamais oublié cette humiliation,
et l’ai retrouvée, sous bien d’autres formes, plus tard. Je livre aux
psychanalystes, et aux calvinistes parmi ceux-ci, l’étude du caractère
structurant pour ma personnalité de cet épisode. Devenu adulte, je me suis
retrouvé bien souvent dans des cas où j’aurais aimé me joindre à tel conclave
prestigieux, mais où, après qu’on ait fait mine de m’y appeler, on me signifiait
que non, je n’étais pas des leurs. Les épisodes les plus récents mettent en jeu
la grande cour de récréation contemporaine qu’est internet. Là aussi on se
trouve en présence d’un espace public, une sorte de grand pré, où tout le monde
gambade. Mais des groupes se forment, sur ce que l’on appelle « les
réseaux sociaux ». Ils sont destinés à mettre en relation les gens qui
jouent sur le grand pré d’internet. Les gens y sont « amis » via leurs faces (en anglais cela veut aussi dire grimace) et ils se likent
mutuellement, comme jadis on faisait un clin d’œil au passage (mais il y a des
gens qui sont furieux qu’on ne like pas leur chien ou leur dernière pizza). Ou
bien ils sont prévenus par tweet , comme les oiseaux qui s’appellent
le matin. Ou encore ils se « lient » sur tel ou tel réseau. J’ai
accepté d’aller sur certains (academia.edu,
research gate) parce que les gens qui y sont présents sont déjà mes amis,
en vrai, et pas des soi-disant amis électroniques, et qu’on y lit leurs
articles et pas les infos de leurs surpattes. Mais je résiste à tous les
autres. Je reçois pourtant, presque journellement, des invitations à « rejoindre »
tel ou tel sur linkedin, et ces
invitations viennent souvent de personnages importants. Mais je sais
parfaitement qu’ils ne cherchent qu’à faire leur pub, pour leur networking, et que si je me hasardais à
les contacter sur ledit réseau, ils me signifieraient illico : « J’t’ai
pas appelé ».
Petit éclaircissement: quelques systèmes (e.g. Linkedin) envoient des invitations automatiquement à tous les contacts de la personne en question.
RépondreSupprimerCela ne m'a pas, malgré mon béotianisme revendiqué, échappé. Mais il faut quand même que l'on soit un contact. C'était un peu ma question : qu'est ce qu'un contact ? et au nom de quoi le système envoie-t-il de manière indifférenciée à ces "contacts"? En fait votre remarque renforce mon point, car si , après cet envoi automatique , peut être à l'insu de celui qui vous requiert, je m'amusais à lui écrire en disant " Vous m'avez appelé? me voici", je parie ( = je vous fiche mon billet) qu'il me dirait la phrase qui fait le titre du billet.
RépondreSupprimerVous avez raison...
RépondreSupprimerJe trouve votre billet absolument génial. Le jeune Scalpel a certainement vécu une sorte de wishful thinking. Il faudrait voir toutefois si les usagers de ces réseaux sociaux se dupent vraiment en imaginant avoir vraiment des amis, des contacts etc ou s'ils se sont simplement résolus à des rapports au rabais, des liens trompeurs, fascinés par la quantité, la publicité de cette quantité et l'illusion de réussite que cette croyance génère.
RépondreSupprimerl'enfant - était ce moi? Marcel est -il Proust? - at-il pris ses désirs pour des réalités? Non. Il a été simplement été trompé! Tout comme les appels à vous rejoindre sur Linkedin sont trompeurs, au même titre que les pubs mensongères. Ils vous appellent à rejoindre une "connaissance" , qui ne vous connaît pas , et ne vous a jamais appelé....
SupprimerLorsque le narrateur évoque une "déconvenue", "l'espoir de s'intégrer", n'est-ce pas prendre son désir pour une réalité? Le fait que ce jeune héros ait été trompé n'empêche pas qu'il se soit trompé lui-même si?
RépondreSupprimermais on peut juste faire une erreur! rien n'indiquait à l'enfant qu'il allait être rabroué. Il n'y a wishful think ou self deception que quand le sujet sait ( ou croit) que non p et désire que p, et saute (immédiatement ou pas) à la conclusion que p.
RépondreSupprimerVoilà un souvenir digne de figurer dans des confessions rousseauistes, et qui pourrait revenir, par exemple, à un promeneur solitaire, près du lac de Genève. Et c'était le temps béni de la fin des années 50, où notre personnel politique était encore finement lettré, et où l'on entendait à la radio la voix rocailleuse d'une belle Italienne volcanique, qui avait déjà triomphé dans un monument du cinéma égyptien : " Sigarah wa kas".
RépondreSupprimerLa récréation des enfants peut ausi devenir une robinsonnade, quand elle n'a plus de limites et quand elle a lieu loin du monde des adultes et des grands. Elle a été ainsi traitée dans le très pessimiste "Sa Majesté des mouches" , de William Golding, ou dans "Deux ans de vacances" de Jules Verne, avec le jeune Aristide Briand.
On évitera de faire de la psychologie de comptoir, mais dans une cour de récréation, la personnalité des membres d'un microgroupe se structure, avec les traces originaires et indélébiles des souvenirs douloureux. On ne sait pas que l'on va faire chuter le pourcentage des chics types dans la société, en maltraitant ses condisciples. On sera très ennuyé plus tard, dans les situations difficiles, d'avoir affaire à l'indifférence ou à la cruauté de quelqu'un qui se venge des humiliations de sa vie, et qui dans le fond ne cherche à faire que cela.
Ce billet donne plein d'idées. On pourrait penser à la grâce divine. Quand il nous appelle, Dieu, s'il existe, ne dit jamais : je ne t'ai pas appelé.
"Quand il nous appelle, Dieu, s'il existe, ne dit jamais : je ne t'ai pas appelé."... De même le Haha.
Supprimerje n'en doute pas , mais si jamais cela m'arrive , je ne serai plus là pour vérifier si je réponds ou non à l'appel.
SupprimerEh oui, cela incite à relire le château de Kafka , n'est-ce pas. J'ai évoqué la prédestination calviniste, mais on peut faire une lecture judaïque bien sûr. Mais dieu nous appelle tous les jours sur internet, y a d'l'espoir !
RépondreSupprimerMais non, vous seriez appelé, et rappelé même, car entre la première déception et aujourd'hui, votre capital symbolique a bien grandi...
RépondreSupprimerle grand du pré de Saint Vallier valait plus pour moi que tel Haut Dignitaire m'appelant à la Cour Suprême. Et quelle humiliation, n'est ce pas , que des professeurs qu'on eût aimé rencontrer dans des consistoires de l'Esprit, vous appellent à présent juste sur internet.
RépondreSupprimerJe me sens comme Du Bellay languissant à Rome de son petit Liré.
Je reste dans le même ton : ne faut-il pas avoir énormément de capital symbolique pour ressentir la nostalgie de son absence ?
Supprimerje n 'ai jamais bien compris la notion de capital symbolique : est ce qu ' il y en a une mesure? Est ce que Zizek en a plus que Onfray ? un professeur agrégé qu ' un capesien? les cirques Zavatta que le cirque d' hiver ? charlotte Ginsbourg que sa mère ? etc
SupprimerEst ce que chacun le fixe soi même ? Bourdieu lui même se plaignait de n 'en avoir pas assez....
Réjouissons-nous, mes frères et sœurs en scalpélisme, que la pensée du Pr Scalpel ne soit pas confisquée par l'Université ! Pour moi, sceptique assumé, le scalpélisme est un vecteur de novation pour chacun, qui stimule toutes nos forces créatives. On ne badine pas avec la vérité, mais elle peut aussi advenir, quand elle est nouvelle, par le moyen d'un bluff, d'un hoax hypernumérique. Inspirons-nous encore du Collegium Pataphysicum ! Pensons à l'élection du prince des Penseurs, Jean-Pierre Brisset, qui était un canular du mouvement unanimiste, mais qui mit à sa juste place la géniale "Grammaire logique" que célébrera Michel Foucault dans ses "Sept propos sur le septième ange". Foucault, aurait dit Brisset ? Un fou avec un colt, oui !
RépondreSupprimerBrisset, je trouve un peu passé . Vaché , Torma, va encore.
RépondreSupprimerDans un autre style, il faudrait peut-être aussi parler du Sâr Joséphin Péladan, qui inventa la Rose-Croix symboliste, qui fit une réfutation esthétique de Taine et qui eut une influence considérable sous des allures de mage. La philosophie rosicrucienne était pour lui une machine de guerre contre le matérialisme moderne, un instrument publicitaire paré des mystères de l'occultisme. Mais comment expliquer son succès récurrent dans l'Histoire ? À l'origine, la Rose-Croix était une plaisanterie avouée de luthériens lettrés, mais qui fut prise très au sérieux pour diverses raisons polémiques.
RépondreSupprimerAlors là cher Gérard , vous m'en bouchez un coin, je n'ai aucune connaissance des rosicruciens.
RépondreSupprimerLeibniz et Descartes semblent avoir été affiliés au Collège de la Fraternité de la Rose-Croix, comme la plupart des savants de leur temps, le premier à cause de son intérêt pour l'alchimie, le second par ses relations en Hollande. Il y eut d'autres Rose-Croix illustres. La Rose-Croix se présentait comme un complot de Sages. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu' elle ait donné du grain à moudre à tous les complotistes ! Dans l'enseignement de la Rose-Croix, il y aurait même une section des Illuminati...
RépondreSupprimeroui, j'ai entendu parler de cela au sujet de Leibniz, mais je ne connais pas le dossier DEscartes.
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