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lundi 4 janvier 2016

Bucolique


   

Je m’étais promis de cultiver mon jardin, au propre comme au figuré. Au figuré, je voulais lire enfin les livres que je n’avais jamais lus, comme l’Orlando furioso, ou l’Histoire de France de Michelet, les œuvres complètes de Guizot, Fontenelle, le Dictionnaire de Bayle, enfin m’attaquer au West-östlicher Divan de Goethe, au volume de Wieland qu’un ami m’avait offert, et toutes sortes d’œuvres de la littérature anglaise, italienne, espagnole, hongroise, allemande. Je voulais pour une fois lire d’une traite lhomme sans qualités, et aussi La recherche,  sans avoir à m’interrompre sans cesse pour reprendre le fil.   Je voulais aussi finir les quelque cinq ou six livres que j’avais en train. Au propre, je voulais nettoyer mon jardin, enlever toutes les mauvaises herbes, l’aménager pour pouvoir m’y mettre aux beaux jours, faire un peu d’exercice utile au corps et me délasser de mes travaux toujours intellectuels. 

Tu, Tityre, lentus in umbra

     Mais je déchantai vite. Non seulement le jardin était envahi de mauvaises herbes ordinaires, telles qu’orties, chiendent (ô Queneau), plantain ou lamier, dont je croyais m’être débarrassé mais de nouvelles sortes étaient apparues, des bourses à pasteur, des cirses. Les adventices avaient pris la place des essentielles. Je renonçai, et laissai tout en friche. 

Grandia saepe quibus mandavimus hordea sulcis
Infelix lolium et steriles nascuntur avenae
Pro molli viola , pro purpureo narcisso
Carduos e spinis surgis palurius acutis  

    Pire. Mon voisin avait construit entre mon jardin et le sien une barrière, qu’il avait pris soin de faire empiéter un petit fossé qui auparavant nous séparait, ce qui réduisait mon terrain  de quelques acres. Cela ne l’empêchait pas, du haut de son balcon encombré d’outils et de ferrailles, de me contempler, en marcel, quand il s’asseyait sur sa chaise en plastique. Je ne pouvais pas ouvrir un tome sans qu’il m’épiât.  Il semblait me lancer: 


Fortunate senex, ergo tua rura manebunt ! 
Et tibi magna satis

     Un jour que j’essayais de me plonger, panama sur le front, dans Paludes, que je voulais relire pour voir si cela me plairait autant qu’à la première lecture ( la réponse est non), ledit voisin lâcha :

     « Moi aussi, je jardine ! » 

     Et il me sortit un vieux livre jauni, En jardinant avec Bergson. Il me le tendit au-dessus de la palissade. Mon voisin était bergsonien ! Il ne manquait plus qu’çà.

       

       On y lisait , après une description des élégantes qui suivaient le cours du philosophe au Collège de France, et un compte rendu des opinions de celui-ci sur le cinématographe, qui, disait-il, validait le Derby d'Epson de Géricault: 

   "Un autre jour, nous étions dans le jardin du philosophe. Vers le soleil de midi, de vivantes corbeilles de rose tendaient leur chair ouverte. M. Bergson me parla de la pensée et même de la survivance... Sa voix chevrotait lorsqu'il touchait des sujets extrêmement délicats: 

     " L'âme, c'est à dire l'esprit, est entièrement tributaire du corps, c'est à dire du cerveau demandait il."

     Et il répondait : 

" L'esprit est dépendant du cerveau comme un vêtement accroché à un clou dépend de ce clou; ce qui veut dire que le vêtement n'existera plus s'il tombe. L'esprit déborde le cerveau comme une symphonie déborde le rayon du bâton du chef d'orchestre."  

      Bergson, on le sait, habitait villa Montmorency. Pas de mauvaises herbes chez lui. Je retournai le livre à mon Tityre. Mais je ne pouvais même pas dire 

     post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas ? 
     Impius haec tam culta novalia miles habebit? 

     Nunc victi, tristes, quoniam fors omnia versat 



 
Bergson sur l'une des premières automobiles

8 commentaires:

  1. " de me contempler, en marcel,"
    Ah, cher Professeur Scalpel
    si vous saviez avec quelle tenue on peut vous lire derrière notre écran...
    Bonne année!

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  2. excusez. J'aurais dû ajouter : " en se grattant les couilles"

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  3. ’il avait pris soin de faire empiéter un petit fossé

    N' est-ce pas là un philosophe continental?

    ( Anonyme 1, le même que tout à l' heure, il faut quand même savoir se distinguer...)

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  4. Mélibée en effet a envisagé l'exil définitif outre Manche:

    et penitus toto divisos orbe Britannicos

    Barbarus has segetes ?
    His nos conevimus agros ?

    Il s'est fatigué pour que ce soient les continentaux qui ramassent tout...

    Tout fout le camp.

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  5. Je ne connais rien à Bergson, je l'avoue. Toutefois, la phrase "L'esprit déborde le cerveau comme une symphonie déborde le rayon du bâton du chef d'orchestre" m'a fait penser à l'idée de survenance défendue par DD notamment. Il me semblait pourtant que Bergson était anti-matérialiste (même faible ou minimal). Un éclairage?

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  6. oui, cela peut y faire penser; mais tout dépend du débordement. Bergson semble penser non seulement que l'esprit dépend du corps, mais aussi qu'emergent des propriétés qui sont radicalement nouvelles. Il est plus du côté de l'émergence que de la survenance.

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  7. Cultiver son jardin : l'avantage avec le sens figuré de l'expression, c'est que les mauvaises herbes
    n'y contaminent pas les bonnes et que la simple indifférence aux ouvrages déchus de notre bibliothèque ou l'oubli suffit à en neutraliser la nuisance supposée, comme d'autres ont abandonné sans remords des textes à la critique rongeuse des souris...

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  8. Mais non, l'ordre de la nature me semble exactement parallèle à celui de l'esprit. Les mauvaises herbes du second poussent pareil que celles du premier. Je suis encore plus pessimiste que vous

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