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samedi 29 novembre 2025

SIX REMARIAGES ET UN ENTERREMENT

 

 

 

 SIX REMARIAGES ET UN ENTERREMENT  

 Quinzaine littéraire, 1038  16-31 mai 2011

Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures, tr. N.Ferron, M. Girel et E. Domenach, Paris, Flammarion, 2011, 532 p. 32€ 

 

    Contrairement à ce que laisse supposer le titre français Philosophie des salles obscures n’est pas un livre sur l’esthétique du cinéma, mais un  recueil de leçons à visée plus ou moins éthique, alternant des chapitres sur les conceptions morales de divers philosophes et écrivains et des chapitres sur  des films censés illustrer ces derniers.

     Cavell a rendu célèbre le genre de la « comédie hollywoodienne de remariage » dans son livre A la recherche du bonheur  (Cahiers du cinéma 1993), et il reprend ici ses analyses de certains de ces films, notamment  Indiscrétion (The Philadelphia Story), Madame porte la culotte (Adam’s Rib), Hantise (Gaslight), New York Miami ( It Happened one night), Un cœur pris au piège (The Lady Eve), La dame du vendredi His Girl Friday  et  Cette sacrée vérité  (The Awful truth ) , auxquels il ajoute un film de Rohmer (Conte d’hiver) et des références à divers autres, comme L’extravagant Mr Deeds.. Selon Cavell, chacun de ces films, au-delà de son charme piquant, traite de la difficulté qu’il y a à surmonter le cynisme et les compromis de l’âge adulte et à transformer sa vie de manière à être meilleur. C’est pourquoi, selon lui ces films illustrent la doctrine connue sous le nom de perfectionnisme moral, évoquée ici dans les chapitres philosophiques, qui portent respectivement sur  Platon, Aristote, Locke, Kant,  Mill , Rawls, Nietzsche, Freud, mais aussi sur James, Ibsen et Bernard Shaw, et surtout sur Emerson, l’auteur fétiche de Cavell dont il ne cesse de célébrer la philosophie de l’ordinaire et du monde commun dont le cinéma hollywoodien est une sorte de métaphore.

      Le lecteur français est sans doute plus familier que le lecteur américain du genre que l’on pourrait appeler le commentaire paraphilosophique, étant habitué à ce que l’on commente  la philosophie de Tintin et celle de Zig et Puce au même titre que celle de Spinoza ou celle de Sartre. Mais ce genre se heurte à deux obstacles au moins. Le premier est philosophique. Le perfectionnisme en éthique est une doctrine aux contours assez flous. C’est en général l’idée que la vie morale doit viser une forme d’excellence. Mais la perfection recherchée est-elle un but individuel ou collectif ? La doctrine dit elle qu’il y a un bien unique pour l’humanité tout entière ou bien qu’il y a une pluralité e biens possibles ? Est-ce une éthique de la vertu ou une éthique du devoir ? Pour Cavell c’est tout cela à la fois, et c’est pourquoi il peut inclure dans sa liste aussi bien des penseurs de l’éthique des vertus comme Aristote, du déontologisme comme Kant, que Nietzsche et Emerson, dont on peut se demander s’ils ont réellement  entendu, comme les précédents, proposer des théories éthiques. On a souvent du mal à suivre Cavell quand il nous dit que le prolongement naturel des Fondements de la métaphysique des mœurs  est dans La confiance en soi ( self reliance) d’ Emerson . Le second obstacle est  herméneutique et tient au caractère assez arbitraire des choix de films de Cavell. Pourquoi ces films et pas d’autres ? Pourquoi Cukor et pas Truffaut ? Après tout Moonfleet  ou nombre de westerns peuvent être considérés comme « perfectionnistes » ! On peut être d’ accord avec Cavell sur le fait que  le mariage est une épreuve qui teste la valeur des individus. Mais pourquoi serait-il la situation paradigmatique ? Cavell se pose la question et nous répond qu’il joue le rôle que jouait l’amitié dans la morale antique. Mais l’amitié n’est pas le mariage.

      On pardonnerait sans doute à Cavell le flou de ses analyses philosophiques et cinématographiques si ce livre avait la même légèreté qu’A la poursuite du bonheur. Mais il en est plutôt une pesante répétition, que le style parlé (ce sont des transcriptions de cours à Harvard), le ton prétentieux de l’auteur et ses nombreuses répétitions rendent fastidieux. Une chose est sûre : il nous donne envie d’aller plutôt revoir les films dont il parle dans les salles obscures plutôt que de rester dans sa salle de cours.

 

                                                                  Pascal Engel

 

 

 

samedi 8 novembre 2025

 

peut on être trop bonne pour gagner? Faut-il pour cela être mauvais?


 Le Monde 2016 

https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/08/10/ne-boudons-pas-notre-plaisir-de-soutenir-hillary-clinton_4980627_829254.html

 

 

NE CHIPOTONS PAS POUR SOUTENIR HILLARY CLINTON

 

Nancy Fraser (Le Monde 27.07.16) approuve qu’une femme aille à la Maison blanche, « mais pas nécessairement » Hillary Clinton. Elle a le féminisme sélectif et fait la fine bouche. Clinton, nous dit-elle, incarne le féminisme libéral, celui des femmes des classes moyennes et supérieures, qui demandent plus de liberté que celle qu’elles ont déjà conquise il y a au moins une génération, et ne représente ni les femmes des minorités noires et latinos, ni le féminisme militant dont Nancy Fraser elle-même se prévaut. Elle lui reproche aussi d’être un faucon, d’être liée aux milieux d’affaires et d’incarner l’establishment. En gros, Fraser eût approuvé Clinton si elle avait eu le programme de Sanders et adopté en politique étrangère les positions plutôt molles d’Obama. Ces critiques envers Clinton sont fréquentes, mais injustes.

    On accordera qu’il ne suffit pas d’être femme, noir, ou membre d’une minorité ethnique ou sexuelle, aux USA comme ailleurs, pour faire un bon président. Mais Clinton a-t-elle à ce point démérité ? Elle a incarné le féminisme militant dès les années soixante, et a travaillé en sous- main pour deux présidents démocrates : son époux d’abord – dont on aurait aimé qu’il se fasse plus discret – et c’est elle le véritable auteur du programme de santé publique qu’Obama s’est approprié comme l’un des fleurons de son mandat. « Love’s labor lost ! » a-t-elle souvent dû se dire.

      A-t-elle vraiment eu la politique d’un faucon ? Elle a certes approuvé en 2002 l’attaque contre l’Irak, ce qu’on lui a reproché dès sa première campagne présidentielle. Elle a reconnu s’être trompée, mais plus du tiers des démocrates ont alors voté comme elle, parmi lesquels Kerry, pourtant lui aussi futur candidat contre G.W. Bush et secrétaire d’Etat sous Obama. Elle a donné les raisons de son choix : forcer Saddam Hussein à accepter la fin des inspections. Clinton a certes appuyé l’attaque contre la Lybie et considère que l’on doit mener une guerre globale contre le djihadisme, mais elle s’est aussi opposée au déploiement de troupes américaines en Syrie et a prôné un « reset » avec la Russie. Que l’on juge bonnes ou non ces mesures – celle sur l’Irak fut incontestablement mauvaise - elle n’a pas pratiqué l’attentisme qui aura caractérisé la politique d’Obama. Dans l’atmosphère protectionniste et de repli sur soi des Etats Unis d’aujourd’hui (vague sur laquelle Trump surfe à souhait) toute initiative extérieure est-elle condamnable ?

     Personne n’a plus défendu que Clinton les programmes sociaux et l’intégration des minorités. Elle vient de reprendre une proposition de Sanders : rendre gratuits les frais de scolarité des universités publiques pour les plus pauvres. Même si cette mesure a peu de chances de s’appliquer aux universités privées et à l’Ivy League, elle est proprement révolutionnaire, et pourrait enfin libérer en partie les universités américaines de la tyrannie de l’argent et de la bombe à retardement des prêts étudiants. Son féminisme est-il vieux jeu et sixties ? Est-il, comme on l’a dit, « hétérosexiste » et trop timide ? Cet argument est étonnant. Le féminisme ringard, celui qui demande des égalités de salaire, de soins et des congés maternité, est-il obsolète ?  S’il l’était, pourquoi Trump le tournerait-il en dérision en disant que « la seule carte qu’elle a est le fait d’être une femme »?

     Enfin, on nous explique que Clinton a de l’argent. A-t-elle, pour s’être pliée à la règle américaine qui veut qu’un candidat à la présidence ait de la fortune et le soutien des milieux d’affaires, vendu pour cela son âme au diable? Il faut être bien naïf pour le croire, au vu de son récent discours à la Convention démocrate qui va dans le sens de ceux de Sanders contre Wall Street. Elle ne veut pas non plus que ce dernier, plutôt réticent au départ, fasse les yeux doux à son adversaire. Et quel adversaire ! Trump n’a cessé, depuis les débuts de sa campagne, de l’insulter avec une virulence inouïe et d’appeler à l’incarcérer, dans un délire ubuesque dont on aimerait croire qu’il se retourne contre lui. Sanders, qui s’est pourtant vigoureusement opposé à elle, a parfaitement compris qu’il n’y avait pas dautre option quand il s’est rallié à sa candidature, et un radical comme Chomsky a dit qu’il n’hésiterait pas une seconde à voter Hillary. On nous dit qu’elle manque de sentiment et qu’elle est calculatrice. Félicitons-la plutôt de ne pas faire appel aux seules passions. Entre un néo-fasciste mutant et une féministe capable de voir au-delà des identités, le choix est clair. Le scepticisme et le relativisme sont aujourd’hui si forts qu’on nous fait croire que les choix politiques doivent se faire sur un modèle consumériste : de même qu’on choisit un yaourt selon sa marque, son goût, son parfum, son prix ou son taux de matière grasse, il faudrait choisir les candidats selon qu’ils sont plus ou moins féministes, plus ou moins partisans des minorités sexuelles, plus ou moins représentants de telle ou telle identité. L’élection d’Obama fut le triomphe d’une politique des identités : enfin on se reconnaissait dans un président. Trump demande la même chose, mais pour une autre sorte d’identité : celle des blancs. N’est-il pas temps de revenir à une revendication plus traditionnelle de justice sociale redistributive? C’était la ligne de Sanders, Clinton ne lui est pas infidèle. Le problème n’est plus celui d’une politique de la reconnaissance : c’est celui d’une politique de salut public, voire – ironie - de salut républicain, comme bien des membres du parti du même nom s’en aperçoivent, effarés tels Frankenstein face au monstre qu’ils ont créé. Clinton mérite mieux qu’une victoire par défaut. Elle était, dès le début, la personnalité politique la plus responsable. On voudrait nous faire croire qu’entre elle et Trump c’est Charybde et Scylla. Mais entre les mèches de lady de Clinton qui peuvent déplaire aux féministes radicales et la mèche déferlante de Trump, il n’y a pas photo. Et on aimerait bien, dans notre pays à six côtés, être confronté à des choix aussi simples.

                                                                                             Pascal Engel, EHESS