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| peut on être trop bonne pour gagner? Faut-il pour cela être mauvais? |
Le Monde 2016
https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/08/10/ne-boudons-pas-notre-plaisir-de-soutenir-hillary-clinton_4980627_829254.html
NE CHIPOTONS PAS POUR SOUTENIR HILLARY CLINTON
Nancy Fraser (Le Monde
27.07.16) approuve qu’une femme aille à la Maison blanche, « mais pas
nécessairement » Hillary Clinton. Elle a le féminisme sélectif et fait la
fine bouche. Clinton, nous dit-elle, incarne le féminisme libéral, celui des
femmes des classes moyennes et supérieures, qui demandent plus de liberté que
celle qu’elles ont déjà conquise il y a au moins une génération, et ne
représente ni les femmes des minorités noires et latinos, ni le féminisme
militant dont Nancy Fraser elle-même se prévaut. Elle lui reproche aussi d’être
un faucon, d’être liée aux milieux d’affaires et d’incarner l’establishment. En gros, Fraser eût
approuvé Clinton si elle avait eu le programme de Sanders et adopté en politique
étrangère les positions plutôt molles d’Obama. Ces critiques envers Clinton
sont fréquentes, mais injustes.
On accordera qu’il ne suffit pas d’être femme, noir, ou membre d’une minorité ethnique ou sexuelle, aux USA comme ailleurs, pour faire un bon président. Mais Clinton a-t-elle à ce point démérité ? Elle a incarné le féminisme militant dès les années soixante, et a travaillé en sous- main pour deux présidents démocrates : son époux d’abord – dont on aurait aimé qu’il se fasse plus discret – et c’est elle le véritable auteur du programme de santé publique qu’Obama s’est approprié comme l’un des fleurons de son mandat. « Love’s labor lost ! » a-t-elle souvent dû se dire.
A-t-elle vraiment eu la politique d’un faucon ? Elle a certes approuvé en 2002 l’attaque contre l’Irak, ce qu’on lui a reproché dès sa première campagne présidentielle. Elle a reconnu s’être trompée, mais plus du tiers des démocrates ont alors voté comme elle, parmi lesquels Kerry, pourtant lui aussi futur candidat contre G.W. Bush et secrétaire d’Etat sous Obama. Elle a donné les raisons de son choix : forcer Saddam Hussein à accepter la fin des inspections. Clinton a certes appuyé l’attaque contre la Lybie et considère que l’on doit mener une guerre globale contre le djihadisme, mais elle s’est aussi opposée au déploiement de troupes américaines en Syrie et a prôné un « reset » avec la Russie. Que l’on juge bonnes ou non ces mesures – celle sur l’Irak fut incontestablement mauvaise - elle n’a pas pratiqué l’attentisme qui aura caractérisé la politique d’Obama. Dans l’atmosphère protectionniste et de repli sur soi des Etats Unis d’aujourd’hui (vague sur laquelle Trump surfe à souhait) toute initiative extérieure est-elle condamnable ?
Personne n’a plus défendu que Clinton les programmes sociaux et l’intégration des minorités. Elle vient de reprendre une proposition de Sanders : rendre gratuits les frais de scolarité des universités publiques pour les plus pauvres. Même si cette mesure a peu de chances de s’appliquer aux universités privées et à l’Ivy League, elle est proprement révolutionnaire, et pourrait enfin libérer en partie les universités américaines de la tyrannie de l’argent et de la bombe à retardement des prêts étudiants. Son féminisme est-il vieux jeu et sixties ? Est-il, comme on l’a dit, « hétérosexiste » et trop timide ? Cet argument est étonnant. Le féminisme ringard, celui qui demande des égalités de salaire, de soins et des congés maternité, est-il obsolète ? S’il l’était, pourquoi Trump le tournerait-il en dérision en disant que « la seule carte qu’elle a est le fait d’être une femme »?
Enfin, on nous explique que Clinton a de l’argent. A-t-elle, pour s’être pliée à la règle américaine qui veut qu’un candidat à la présidence ait de la fortune et le soutien des milieux d’affaires, vendu pour cela son âme au diable? Il faut être bien naïf pour le croire, au vu de son récent discours à la Convention démocrate qui va dans le sens de ceux de Sanders contre Wall Street. Elle ne veut pas non plus que ce dernier, plutôt réticent au départ, fasse les yeux doux à son adversaire. Et quel adversaire ! Trump n’a cessé, depuis les débuts de sa campagne, de l’insulter avec une virulence inouïe et d’appeler à l’incarcérer, dans un délire ubuesque dont on aimerait croire qu’il se retourne contre lui. Sanders, qui s’est pourtant vigoureusement opposé à elle, a parfaitement compris qu’il n’y avait pas d’autre option quand il s’est rallié à sa candidature, et un radical comme Chomsky a dit qu’il n’hésiterait pas une seconde à voter Hillary. On nous dit qu’elle manque de sentiment et qu’elle est calculatrice. Félicitons-la plutôt de ne pas faire appel aux seules passions. Entre un néo-fasciste mutant et une féministe capable de voir au-delà des identités, le choix est clair. Le scepticisme et le relativisme sont aujourd’hui si forts qu’on nous fait croire que les choix politiques doivent se faire sur un modèle consumériste : de même qu’on choisit un yaourt selon sa marque, son goût, son parfum, son prix ou son taux de matière grasse, il faudrait choisir les candidats selon qu’ils sont plus ou moins féministes, plus ou moins partisans des minorités sexuelles, plus ou moins représentants de telle ou telle identité. L’élection d’Obama fut le triomphe d’une politique des identités : enfin on se reconnaissait dans un président. Trump demande la même chose, mais pour une autre sorte d’identité : celle des blancs. N’est-il pas temps de revenir à une revendication plus traditionnelle de justice sociale redistributive? C’était la ligne de Sanders, Clinton ne lui est pas infidèle. Le problème n’est plus celui d’une politique de la reconnaissance : c’est celui d’une politique de salut public, voire – ironie - de salut républicain, comme bien des membres du parti du même nom s’en aperçoivent, effarés tels Frankenstein face au monstre qu’ils ont créé. Clinton mérite mieux qu’une victoire par défaut. Elle était, dès le début, la personnalité politique la plus responsable. On voudrait nous faire croire qu’entre elle et Trump c’est Charybde et Scylla. Mais entre les mèches de lady de Clinton qui peuvent déplaire aux féministes radicales et la mèche déferlante de Trump, il n’y a pas photo. Et on aimerait bien, dans notre pays à six côtés, être confronté à des choix aussi simples.
Pascal Engel, EHESS

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