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vendredi 22 mars 2024

LA PHILOSOPHIE SPORT DE COMBAT?

 



 Kathleen Stock , qui avant de défrayer la chronique du wokisme , a écrit d'excellents livres de philosophie, et qui mérite d'être appelée la vraie intellectuelle engagée de notre temps - se remémore avec nostalgie l'époque où on discutait , disputait, et débattait encore à l'université :

"Je repense aujourd'hui avec beaucoup d'affection au genre de séminaire de recherche en philosophie que je rencontrais à St Andrews ou à Leeds au milieu des années 90, où les professeurs « locaux » mettaient un point d'honneur à essayer de détruire psychologiquement tout visiteur tremblant d'une autre université qui venait présenter ses recherches naissantes. À l’époque, il était généralement admis que c’était le rôle des auditeurs d’identifier tout point faible dans un argument, puis de se lancer sans pitié dans la période de questions d’une heure sans qu’aucun quart ne soit accordé. Les allers-retours avec l’orateur pourraient être extrêmement dramatiques. La philosophie telle que je l'ai connue au début était pleine de grossiers cinglés, indifférents aux normes sociales et incapables de distinguer un bout d'un e-mail de l'autre, mais dont les brillantes performances au pupitre ou lors d'une période de discussion compensaient tout manque d'efficacité ou l'hygiène personnelle.

Dans le domaine de l’édition universitaire également, il était possible d’être sauvagement mordant. Dans les batailles sur les théories de l'esprit, on pourrait trouver Colin McGinn en querelle sanglante dans la section des critiques avec Ted Honderich : « Ce livre couvre toute la gamme, du médiocre au ridicule en passant par le simplement mauvais », a commencé une critique notoire de l'œuvre de Honderich par McGinn. . Ou le regretté philosophe Jerry Fodor, personnifiant son principal adversaire intellectuel Paul Churchland comme une « taty » conservatrice et stricte : « Taty (Aunty) désapprouve plutôt ce qui se passe dans la salle de jeux, et vous ne pouvez pas lui en vouloir entièrement. Dix ou quinze ans de discussion philosophique sur la représentation mentale ont produit une apparence considérable de désordre… Elle soupire pour l’époque où les philosophes de l’esprit bien élevés s’occupaient pendant des heures à analyser leurs dispositions comportementales. Une des raisons officielles de l'élimination de styles académiques flamboyants comme ceux-ci était qu'ils avaient tendance à être rebutants pour les nouveaux arrivants dans la profession, et en particulier pour les femmes. En effet, j'ai déjà écrit sur l'activisme féministe professionnel dans les années 2010, qui a entraîné un changement d'approche au sein de la discipline de la philosophie, un afflux de lignes directrices et de politiques régissant la « conduite » au sein des associations et départements professionnels, et une stigmatisation conséquente des gladiateurs. des théâtres et des personnalités abrasives. Mais un facteur causal encore plus important au Royaume-Uni a été la tendance à considérer l’étudiant comme un client. Parmi les nombreux effets involontaires de ce malheureux recadrage, il y avait une différence dans le type de candidats qui seraient nommés à des postes de chargé de cours. Et ce changement est largement responsable de l’atmosphère idiote à laquelle nous assistons actuellement. Dans le sillage de cette nouvelle génération de clients, sont venus les professionnels doués en service à la clientèle – des conférenciers capables de produire des PowerPoints sophistiqués et de cocher des éléments sur des listes de contrôle de promotion, mais peu d'agressivité intellectuelle et de volonté de s'opposer à la foule. Exit les intellectuels mercuriels et antisociaux d’autrefois, amoureux des idées complexes pour elles-mêmes et glorieusement cinglants lorsque d’autres les piétinaient. Il est difficile, par exemple, d’imaginer qu’un homme aussi ridicule et excentrique que le brillant philosophe politique G.A. Cohen serait autorisé à l’époque – quelqu’un pour qui, selon son meilleur ami et collègue philosophe Gerald Dworkin, « rien n’était trop inapproprié, privé, bizarre ou embarrassant pour être soudainement amené dans la conversation » ; et quelqu'un qui, pendant longtemps, en raison du « conservatisme technologique », n'a pas pu répondre aux e-mails, de sorte que « toute la correspondance devait passer par sa charmante épouse, Michelle ». Et pourtant, nous avons plus que jamais besoin de tels personnages. Ou du moins, nous devons adopter leur mépris magnifiquement cinglant pour les affirmations stupides, les pensées bâclées et les raisonnements fallacieux. Toutes les idées ne sont pas égales, et les universitaires doivent cesser d’agir comme si c’était le cas : pinailler sans cesse sur les petites différences intellectuelles et se taire sur les plus grandes. Il est admirable que des législateurs et des organisations parlent désormais de la valeur de la liberté académique de manière abstraite et tentent de lui créer un espace. Mais à moins que les penseurs ne remplissent cet espace avec des arguments visant délibérément la stupidité des collègues et des managers, cet espace restera un vide. Et la philosophie elle-même a ici un rôle crucial à jouer. De nombreux départements de sciences humaines abritent des gens qui se disent philosophes mais qui ne le sont pas, selon la compréhension traditionnelle de ce terme. Par politesse ou par crainte d’une confrontation intellectuelle, de véritables philosophes leur ont permis de s’en tirer sans problème. Le résultat prévisible est que des milliers et des milliers d’anciens étudiants croient sincèrement que la vérité est relative, que le sexe est fluide, que les hommes blancs sont des ordures et tout le reste. Nous devons arracher la discipline à ces charlatans. Les podcasteurs de droite aiment analyser la crise de la liberté d’expression dans les universités comme le résultat d’activités délibérément néfastes de marxistes culturels inspirés par Gramsci qui tentent de saper les valeurs libérales de l’intérieur. Mais la vérité – du moins au Royaume-Uni – est bien plus banale et familière. C’est de la connerie plutôt que du complot. Diverses initiatives gouvernementales au fil des ans ont, par inadvertance, joué leur rôle dans la création de notre culture universitaire craintive et obséquieuse : notamment l'introduction de frais de scolarité, mais aussi le Cadre d'excellence en recherche et l'accent mis sur « l'impact » favorable au public et le Bureau de Pression des étudiants sur les vice-chanceliers pour protéger la santé mentale des étudiants. Sous un léger prétexte de provocation, des universitaires à la mode peuvent rédiger des articles d’opinion suggérant que la valeur de la liberté académique est surfaite, voire sinistre ; mais ce faisant, ils font seulement semblant d'ouvrir la porte à un cheval déjà enfui. Et en fait, ce sont eux qui soutiennent timidement le statu quo." (Unherd, 1 mars 24)

      J'ai eu aussi la chance de fréquenter à cette époque (80-90) les universités anglaises dont parle Stock. J'étais enthousiaste à l'idée d'aller exposer mes idées de petit français  amateur de philosophie analytique et venant d'un pays réputé la détester dans des universités UK qui avaient elles mêmes un peu soupé d'Oxbridge et du style hautain et élitiste de la philosophie analytique du langage ordinaire. Nous étions à l'époqueThatcher et post-Tatcher. Les Britanniques commençaient à expérimenter un système de concurrence entre universités, qui allait avec le RAE (Research Assessment Exercise) en partie changer le paysage. Les petits départements pouvaient, avec de bonnes publications, obtenir des crédits, augmenter leur réputation, et sortir de l'écrasante supériorité oxbridgienne. Le rituel  était celui qu'elle décrit : un conférencier exposait, en 50 mn, ou moins, quelques thèmes, et il y avait près d'une heure de discussion serrée, souvent rude, quelquefois agressive, mais toujours respectueuse.On allait ensuite dîner avec les collègues, ou au bar, et la discussion se poursuivait. Je dois dire que souvent je n'en suis pas sorti indemne, et à chaque fois épuisé. Dans le meilleur des cas, on me disait : "Tu as concédé trop vite ce point,tu aurais du réagir plus". La plupart du temps, des graduates genre pitbull, désireux de montrer aux profs qui m'avaient invité - qui eux restaient souvent silencieux - qu'ils savaient mordre, me soumettaient à un vrai lavage de cerveau. Plus tard, dans les années 2000, ils attaquaient la moindre ligne de mes power point. Je trouvais ces exercices exhausting , mais je pouvais dire, tel Pip face à Herbert Pocket, "the pale young gentleman" des Great Expectations:

   "The exercise has been beneficial" 


https://victorianweb.org/art/illustration/fraser/6.jpg 
 
ou bien, tel Macaulay, qui, à l'âge de 5 ans, se vit renverser sur ses jambes du thé bouillant par une lady et dit :
   
    "Thank you , Madam, the agony is somewhat abated" 
 
 Malgré cette ambiance qui m'aurait sans doute fait regretter de ne pas avoir fréquenté les Public schools anglaises dont a si bien parlé Orwell , j'en garde, comme Stock, rétrospectivement un excellent souvenir, car on se battait à balles et à poings réels , par quoi je veux dire que la règle unique du jeu était la vérité, la qualité de l'argument "whereever it leads" , et non pas ces biais tièdes - est-ce bon pour telle communauté, tel idéal cosmopolite, telle sensibilité ? - qui dominent à présent nos discussions soit disant académiques , mais qui ne ressemblent plus qu' à des meetings de wokes et ont envahi la bureaucratie de nos établissement d'enseignement supérieur et où nos élites supposées peuvent étaler leurs "croyances de luxe". Les programmes de recherche se sont déplacés de sujets tels que "truth", "belief", "reason", knowledge" ou " values" , "norms" vers des sujets de société, où il est sans cesse question d'être inclusif et de respecter le DEI. 
 
On a de la nostalgie pour ce que Hazlitt décrivait dans the fight  (1822)
 

" In the first round everyone thought it was all over. After making play a short time, the Gas-man flew at his adversary like a tiger, struck five blows in as many seconds, three first, and then following him as he staggered back, two more, right and left, and down he fell, a might ruin. There was a shout, and I said, “There is no standing this.” Neate seemed like a lifeless lump of flesh and bone, round which the Gas-man’s blows played with the rapidity of electricity or lighting, and you imagined he would only be lifted up to be knocked down again. It was as if Hickman held a sword or a fire in the right hand of his, and directed it against an unarmed body. They met again, and Neate seemed, not cowed, but particularly cautious. I saw his teeth clenched together and his brows knit close against the sun. He held out both his arms at full-length straight before him, like two sledge-hammers, and raised his left an inch or two higher. The Gas-man could not get over this guard—they struck mutually and fell, but without advantage on either side. It was the same in the next round; but the balance of power was thus restored—the fate of the battle was suspended. No one could tell how it would end. This was the only moment in which opinion was divided; for, in the next, the Gas-man aiming a mortal blow at his adversary’s neck, with his right hand, and failing from the length he had to reach, the other returned it with his left at full swing, planted a tremendous blow on his cheek-bone and eyebrow, and made a red ruin of that side of his face. The Gas-man went down, and there was another shout—a roar of triumph as the waves of fortune rolled tumultuously from side to side. This was a settler. Hickman got up, and “grinned horrible a ghastly smile,” yet he was evidently dashed in his opinion of himself; it was the first time he had ever been so punished; all one side of his face was perfect scarlet, and his right eye was closed in dingy blackness, as he advanced to the fight, less confident, but still determined. After one or two rounds, not receiving another such remembrancer, he rallied and went at it with his former impetuosity. But in vain. His strength had been weakened,—his blows could not tell at such a distance,—he was obliged to fling himself at his adversary, and could not strike from his feet; and almost as regularly as he flew at him with his right hand, Neate warded the blow, or drew back out of its reach, and felled him with the return of his left. There was little cautious sparring—no half-hits—no tapping and trifling, none of the petit-maîtreship of the art—they were almost all knock-down blows:—the fight was a good stand-up fight. The wonder was the half-minute time. If there had been a minute or more allowed between each round, it would have been intelligible how they should by degrees recover strength and resolution; but to see two men smashed to the ground, smeared with gore, stunned, senseless, the breath beaten out of their bodies; and then, before you recover from the shock, to see them rise up with new strength and courage, stand steady to inflict or receive mortal offence, and rush upon each other, “like two clouds over the Caspian”—this is the most astonishing thing of all:—this is the high and heroic state of man! From this time forward the event became more certain every round; and about the twelfth it seemed as if it must have been over. Hickman generally stood with his back to me; but in the scuffle, he had changed positions, and Neate just then made a tremendous lunge at him, and hit him full in the face. It was doubtful whether he would fall backwards or forwards; he hung suspended for about a second or two, and then fell back, throwing his hands in the air, and with his face lifted up to the sky. I never saw anything more terrific than his aspect just before he fell. All traces of life, of natural expression, were gone from him. His face was like a human skull, a death’s head, spouting blood. The eyes were filled with blood, the nose streamed with blood, the mouth gaped blood. He was not like an actual man, but like a preternatural, spectral appearance, or like one of the figures in Dante’s “Inferno.” Yet he fought on after this for several rounds, still striking the first desperate blow, and Neate standing on the defensive, and using the same cautious guard to the last, as if he had still all his work to do; and it was not till the Gas-man was so stunned in the seventeenth or eighteenth round, that his senses forsook him, and he could not come to time, that the battle was declared over. Ye who despise the FANCY, do something to show as much pluck, or as much self-possession as this, before you assume a superiority which you have never given a single proof of by any one action in the whole course of your lives!—When the Gas-man came to himself, the first words he uttered were, “Where am I? What is the matter!” “Nothing is the matter, Tom—you have lost the battle, but you are the bravest man alive.” And Jackson whispered to him, “I am collecting a purse for you, Tom.”—Vain sounds, and unheard at that moment! Neate instantly went up and shook him cordially by the hand, and seeing some old acquaintance, began to flourish with his fists, calling out, “Ah, you always said I couldn’t fight—What do you think now?” But all in good humour, and without any appearance of arrogance; only it was evident Bill Neate was pleased that he had won the fight. When it was all over, I asked Cribb if he did not think it was a good one? He has, “Pretty well!” The carrier-pigeons now mounted into the air, and one of them flew with the news of her husband’s victory to the bosom of Mrs. Neate. Alas, for Mrs. Hickman!"
 
 
      En France, il n'y a pas lieu de regretter d'âge d'or des luttes universitaires en philosophie, car il n'y eut jamais de séances pugnaces, sauf peut-être celles à la Société française de philosophie entre Bergson et Einstein en 1922 et celle entre Gilson et Brunschvicg en 1931 sur la philosophie chrétienne. Il y eut bien la polémique Alquié-Gueroult sur Descartes, mais elle ne donna jamais lieu à des pugilats, et plus récemment des combats sur les programmes scolaires de philosophie, mais c'était pour défendre cette vieille lune dont l'enseignement français de la philosophie a hérité de Lachelier et d'Alain, selon laquelle la philosophie est nécessairement une dans son enseignement, et que les philosophes sont toujours - "en un sens", nous dit-on -  d'accord. La political correctness académique et le wokisme nous ont atteints avant que nous ayons pu voir le contraste avec une époque antérieure. Certes les universitaires mâles étaient méprisants avec les femmes, et en ont persécuté plus d'une, mais ils l'étaient aussi vis à vis des hommes. Le mandarinat n'avait même pas assez de talent pour se prévaloir de sa soi-disant supériorité. Mais le style du mépris ne vaut pas pugilat:  je n'ai jamais assisté à de vraies joutes intellectuelles . En France on distille son poison comme du venin, en silence, on se bat à coups de citations (- "Et AT VII, p. 112 , ligne 24 qu'en fais tu ?" , et l'adversaire est supposé se décomposer à ce rappel), ou bien l'on fait des séances médiatiques où les jounralistes qui dirigent le débat font sans cesse en sorte que la parole ne devienne pas agressive ni que l'un prenne le dessus sur l'autre, puuisqu'il faut un débat "équilibré". Il n'y a jamais eu que des mock fights.

       Pourtant l'image de la philosophie comme sport de combat , qu'on reprend souvent de Bourdieu
et que Jacques Bouveresse a mise en valeur chez Valéry (voir la reprise de ce texte chez Agone) , est dangereuse, si on la comprend au sens de Valéry : un exercice, qui ne doit rien à la recherche de la vérité, mais tout aux vertus curatives et pratiques du sport. Selon Valéry la philosophie est, comme la poésie, un faire, et pas une recherche théorique gouvernée par des idéaux cognitifs. Si l'on s'y bat , c'est pour gagner, mais pas pour autre chose que participer, en respectant des règles. C'est donc le contraire des idéaux académiques que Kathleen Stock (et moi)  regrettons de ne plus voir à l'oeuvre. Pour Valéry, le sport a valeur esthétique, et ce n'est pas une esthétique du vrai. La formule "la philosophie comme sport" a donc du succès essetiellement parce qu'elle appelle des joutes sophistiques et joueuses. Il faut admettre que la philosophie analytique anglaise, surtout oxfordienne, avait aussi des allures de ce genre. On s'y battait, mais comme sur un green, sans enjeux autres que la cultivation de sa propre exception. C'est ce contre quoi les philosophes des années 80 du siècle passé réagissaient: pour eux gagner des joutes oratoires, publier, et publier bien et vrai,  était vital, car Thatcher leur coupait des crédits, et leurs jobs. Ont suivi plusieurs décennies où le RAE a changé la donne en Grande Bretagne, à mon sens en mieux. Mais maintenant la situation s'est de nouveau renversée: ce n'est plus que le combat politique des soldats du Bien contre une academia sexiste, post coloniale et raciste, dont les valeurs cognitives ne sont pas meilleures que celles des lanciers du Bengale et de l'Homme Blanc de Kipling.  En France, on a suivi, dans une tonalité un peu différente, mais au fond identique dans ses effets. OK Corral est devenu un gentil cirque, où l'on ne se bat plus que pour un créneau d'antenne ou de podcast.

      OK CORRAL - OK CORRAL - CUGES-LES-PINS, 13780 - Sortir à CUGES-LES-PINS






11 commentaires:

  1. Ce combat, mais c'est bien sûr, le mouvement du 22 mars! :)

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    1. Les étudiants voulaient accéder au dortoir des filles, et vice versa. Il n'y avait pas de quoi se battre comme des chiffonniers.

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  2. Je ne dispose pas de beaucoup d'informations pour savoir si, sur le point des normes cognitives, "c'était mieux avant".

    Je me contenterai de partir de commenter ce point :
    "Selon Valéry la philosophie est, comme la poésie, un faire, et pas une recherche théorique gouvernée par des idéaux cognitifs."

    À mon sens, la philosophie souffre d'un problème déjà pointé par Durkheim dans l'enseignement de la philosophie et l'agrégation (mais le problème s'étend également aux pays qui n'ont pas ce système d'enseignement).
    Je crois que la philosophie n'est pas une discipline soumise aux impératifs de scientificité des autres disciplines (physique, biologie, économie, psychologie...). Je ne pense pas qu'on puisse parler de "vérité" en philosophie. On peut certes utiliser le principe de non-contradiction, mais ça ne suffit pas à établir des vérités au même titre que les mathématiques. Il n'y a pas non plus de vérité au sens d'adéquation entre le discours et la réalité, car cela supposerait des procédures et des protocoles propres que la philosophie n'a jamais eu.

    Dès lors, on se retrouve avec une discipline en apesanteur par rapport aux normes scientifiques. Dès lors, on a l'impression que la situation a dégénéré, mais il me semble que c'est surtout au regard des progrès réalisés dans les autres disciplines qu'on fonde ce jugement.

    Pour exemple : je feuilletais par curiosité le livre d'une métaphysicienne française illustre, professeure au collège de France, et qui défend une "métaphysique scientifique". Ayant un peu tiqué en voyant cette expression, je m'attendais sincèrement à ce qu'elle engage une discussion sur ce qu'est une science, et en quoi la métaphysique peut-elle être scientifique. Discussion qui ne vînt jamais (ou alors j'ai mal lu le livre). Par contre, dans ce livre, on trouvait des raisonnements, des arguments à propos de tel ou tel auteur (Kripke, Searl, Meyerson...). Je ne connais guère la scolastique, mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser aux critiques qu'on adressait aux penseurs de cette période. Alors autant Descartes, vu l'état de nos connaissances, on pouvait l'excuser de vouloir remplacer l'ancienne métaphysique par une autre également douteuse, autant aujourd'hui continuer à faire de la "recherche" en métaphysique... Bon, disons que ça se comprend pour une part : il faut bien que certains aient un métier.

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    1. « LA RECHERCHE : Vous défendez l'idée que « la philosophie non seulement peut être scientifique, mais doit l'être ». Quel sens donnez-vous au mot « scientifique » dans cette affirmation ?
      CLAUDINE TIERCELIN : Le sens que tout le monde lui donne : une entreprise de connaissance, menée dans un esprit d'enquête et de laboratoire, avec des propositions empiriquement testables, rigoureusement démontrées, mais attentive au probable, aux erreurs, et à l'écoute des sciences. » Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis dans mensuel 464 daté mai 2012

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    2. Il faut distinguer le fait que la philosophie doit être autant que possible informée scientifiquement par des propositions empiriques, et s'appuyer sur elles, et le fait que toutes ses propositions le soient. Je ne crois pas la seconde chose. Par ailleurs "science" ne veut pas dire "connaissance infaillible", au contraire.

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  3. Je ne pense pas plus que vous que la philosophie puisse être scientifique au sens où l'est la chimie. Ni la psychologie d'ailleurs. Encore moins des maths. Je n'ai jamais dit cela et le billet ne le dit pas. En revanche on peut avoir des normes cognitives en philosophie. On peut y raisonner avec plus ou moins de rigueur et d'objectivité. Cela n'en fait pas une discipline mathématique, ni même logique, encore mois expérimentale. Mais les scientifiques rigolent, et ne voient pas de différence entre la prose de Nietzsche et celle de Cournot ou de Peirce. Ils ont tort. Quand on parle de métaphysique scientifique, cela ne veut pas dire que la métaphysique est devenue scientifique, ni aspire à l'être, mais qu'elle s'efforce de tenir compte des sciences. En effet, ce sont des arguments, pas des preuves. Mais cela vaut toujours mieux d'essayer de donner des arguments que de croire, comme la plupart des scientifiques, que la philosophie est de la poésie ou du bullshit, et s'imaginer que parce qu'on a des modèles mathématiques on a résolu les questions philosophiques (comme celle de la nature des universaux , ou du libre arbitre). Le scientisme en tous cas n'a jamais résolu ou essayé de résoudre la moindre de celles-ci.

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  4. Je comprends mieux votre position. Je suis d'accord avec vous.

    Il me reste toutefois une question en vous lisant : pensez-vous que les questions philosophiques que vous mentionnez peuvent avoir une réponse ? Je veux dire, au sens où certaines questions scientifiques (comme le caractère évolutionniste ou non des espèces, la transmission des gênes, la nature des atomes, etc) en ont.

    Je crois que c'est Piaget dans Sagesse et illusions... qui disait que les questions philosophiques ont un sens, mais qu'elles ne peuvent pas avoir de réponse tant qu'elles ne sont pas insérées dans dispositif ou un protocole scientifique. Cela ne veut pas dire que ce dernier répond à la question, mais qu'il répond à une question plus précise et plus délimitée.
    Dès lors, la philosophie pourrait toujours avoir une vertu : poser les bonnes questions, sans toutefois pouvoir apporter de réponses...

    Bien à vous

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  5. Elles ne peuvent pas avoir de réponse définitive, et donner lieu à un savoir comme celui qu'on a en astronomie ou en biologie de l'évolution. Mais on peut en donner des réponses assez objectives, étayées. Par exemple les universaux: doit on être réaliste ou nominaliste, et dire que ce ne sont que des mots? Il me semble qu'on a de bons arguments en faveur du réalisme (et le professeur du CdF que vous citez en donne). Dans ces cas comme le libre arbitre, c'est plus dur, mais si on a déjà une saisie précise des diverses options, on peut envisager des réponses, et se demander en quoi elles peuvent éventuellement être étayées par des données scientifiques. Le scientisme de Piaget est prématuré. Il n'a d'ailleurs jamais donné de bonnes preuves de sa théorie du développement cognitif. Donc oui, en un sens les philosophes ont en charge de clarifier les questions mais aussi de définir les réponses possibles, les esquisser ,quelquefois à la lumière des sciences, s'ils sont capables d'y regarder. C'est là la limite: maîtriser la MQ suppose beaucoup.

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  6. Vos remarques sur Piaget me semblent pour le moins curieuses … le fait notable que nombre de ses assertions aient été réfutées montre assez que ses travaux appartiennent bel et bien à l’histoire de la science et non pas à celle de la spéculation philosophique.
    De plus, le livre qui est mentionné porte prioritairement sur la division du travail intellectuel au sein de l’université française : la thèse défendue par l’auteur est simple : la philosophie de son époque représente un obstacle non pas tant épistémologique, mais institutionnel au bon développement de la recherche.
    Piaget soutient encore une thèse plus normative, mais somme toute classique : si une question quelconque peut recevoir un traitement empirique, au travers d’un protocole expérimental, cette question n’est tout simplement pas une question philosophique. Ce n’est rien autre chose que ce que vous affirmez.
    Bref, d’où ma question : qu’entendez-vous par « scientisme de Piaget » ?

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  7. ??? ai je dit que Piaget n'était pas un scientifique?
    Piaget me semble , dans ce livre qui contient bien des idées justes, avoir condamné la philosophie, y compris celle qui se veut non pas scientifique, mais proche de la science. Il avait tort. J'entends pas scientisme ce que le mot veut dire: refus de toute affirmation qui ne soit pas validée par la science et promotion de la science comme unique accès possible à la vérité.

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  8. Je réagis aux deux derniers commentaires.

    J'ai souvenir que ce livre (Sagesse...) soutient également (moyennant quelques compromis) que la philosophie est également un obstacle épistémologique, et pas seulement institutionnel (mais souvent les deux vont ensemble) au bon développement des sciences (surtout de la sienne, la psychologie).

    Il me semble que la condamnation de la philosophie de Piaget contient une dimension importante à mentionner. Si Piaget condamnait la philosophie proche de la science (moyennant compromis toujours : dans le livre il dresse un éloge de Quine et se dit fier d'appartenir à une association de philosophie), c'est qu'en fait il ne voyait pas son utilité à l'aune d'une nouvelle discipline qu'il appelait de ses voeux, l'épistémologie, et dans laquelle il s'est également illustré.
    Je crois qu'il a voulu garder le meilleur de ce que la philosophie (proche des sciences) avait à offrir, en s'épargnant toutefois tout ce qu'il y trouvait de superflu et de nuisible.

    Il me semble que beaucoup de personnes n'ont pas réellement compris cet aspect, car nous assimilons (spontanément ou non, philosophiquement et institutionnellement) l'épistémologie, comme discipline réflexive visant à interroger les fondements, les méthodes et les résultats scientifiques, à une sous-branche de la philosophie. Ce que Piaget refusait, précisément car la philosophie n'est pas une discipline scientifique. Dès lors : quelle serait la force épistémique d'une discipline non-scientifique prétendant produire des connaissances sur les sciences ? L'auteur de ce blog me paraît soutenir une position du type : on peut produire des connaissances non-scientifiques mais fiables sur les sciences, et il est déraisonnable de refuser cela. Il me semble que l'idée du "cercle des sciences" de Piaget répond à ce problème d'une autre manière en optant pour le diallèle (non-vicieux) : l'épistémologie est une science qui porte sur les sciences, mais elle ne prétend pas les fonder. Les sciences font réseaux.

    Le scientisme de Piaget, dont vous parlez, m'interroge. Mon sentiment, à la lecture, est que Piaget ne défendait pas la thèse de la "promotion de la science comme unique accès possible à la vérité", mais une autre : la science nous offre le meilleur accès possible à la vérité. La nuance est importante, mais il se peut tout à fait que Piaget lui-même ne l'ait pas entretenue et ait vite franchi le pas de la seconde thèse à la première. Quand à l'autre thèse que vous lui attribuez, le refus de toute affirmation qui ne soit pas validée par la science, à nouveau, j'interprète cela avec une nuance : toute affirmation qui ne se base pas sur les connaissances scientifiques les plus probables. Mais à nouveau, Piaget est peut-être passé d'une thèse à l'autre au cours de ses écrits.

    Bien cordialement,







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