Barrès aux Fêtes de Jeanne d'Arc (Compiègne 1913) |
On constate un regain d'intérêt pour Barrès. Cela peut sembler bizarre étant donné que ses thématiques - la terre, le nationalisme du sang et l'antisémitisme- ont disparu des radars depuis des lustres? Vraiment ? Disons qu'elles se sont renouvelées.... On n'est plus à l'époque de Maurras, des poussées de nationalisme de l'Action française, de l'antisémitisme de Drumont, ni de l'Affaire Dreyfus.
Mais les racines et les ressorts de ces thématiques ont-elles disparu ? On n'est plus antisémite aujourd'hui pour les raisons de Barrès, ni nationaliste pour celles de Maurras. Mais l'antisémitisme retrouve des échos perdus , et en garde d'anciens. Aussi la relecture de Barrès, celle de Maurras, sont elles indispensables.
Il y a une autre tonalité : faire revive la figure littéraire de l'auteur de la Colline inspirée. Cette figure inspira Gide, Drieu, Mauriac, même Sartre. On en est même à nous dire que Les familles spirituelles de la France méritent d'être relues.
Il y a un auteur qui, dès les années 1900 , avait compris que Barrès était un imposteur, un opportuniste, et un penseur de peu. C'est Benda. Il est donc temps de relire quelques unes de ses diatribes. Je ne donne ici que des extraits. Ce que Benda appelle le lyrisme philosophique chez Barrès est devenu la règle: qu'il s'agisse d'arbres, d'animaux, de climat, de souffrances humaines, ou même de concepts abstraits, un auteur qui n'est pas lyrique n'a aucune chance d'être entendu. Plus personne ne se passionne pour la Terre et les Morts, encore moins pour la Patrie. Mais le souverainisme en tient lieu. Michel Onfray n'est-il pas notre Barrès?
Quant au romanciers d'aujourd'hui, ne suivent-ils pas Barrès? S'intéressent ils à autre chose qu'à leur moi?
"Il n'y a qu'une seule chose que nous connaissions et qui existe réellement parmi toutes les fausses religions qu'on te propose, parmi tous les cris du coeur avec lesquels on prétend rebâtir l'idée de patrie, te communique le souci social et t'indiquer une direction morale. Cette seule réalité tangible, c'est le Moi,et l'univers n'est qu'une fresque qu'il fit belle ou laide.
Attachons à notre Moi, protégeons le contre les étrangers, contre les Barbares" (Sous l'oeil des barbares, p.38-39)
Anatole France trouve Barrès "préraphaélite", "amorphe" et "idéaliste pervers" (La vie littéraire, quatrième série, 1892, p. 222-226)
Comparez :
BENDA, trahison des clercs
"Je ne saurais mieux faire sentir tout ce qu’a de nouveau ici la position du clerc qu’en rappelant ce mot de Renan, que signeraient tous les hommes de pensée depuis Socrate : « L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race ; il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est-à-dire un être moral. » A quoi Barrès répond, acclamé par ses pairs : « Ce qui est moral, c’est de ne pas se vouloir libre de sa race. » Voilà évidemment une exaltation de l’esprit grégaire que les nations avaient peu entendue chez des prêtres de l’esprit.
Les clercs modernes font mieux : ils déclarent que leur pensée ne saurait être bonne, donner de bons fruits, que s’ils ne quittent point leur sol natal, s’ils ne se « déracinent » pas. On félicite celui-ci de travailler dans son Béarn, cet autre dans son Berry, cet autre dans sa Bretagne. Et on ne clame pas seulement cette loi pour les poètes, mais pour les critiques, les moralistes, les philosophes, les desservants de l’activité purement intellectuelle. L’esprit déclaré bon dans la mesure où il refuse de se libérer de la terre, voilà qui assure aux clercs modernes une place de marque dans les annales du spirituel. Les sentiments de cette classe ont évidemment changé depuis que Plutarque enseignait : « L’homme n’est pas une plante, faite pour demeurer immobile et qui ait ses racines fixées au sol où il est né », ou qu’Antisthène répondait à ses confrères, glorieux d’être autochtones, qu’ils partageaient cet honneur avec les limaçons et les sauterelles.
le plus
remarquable exemple aujourd’hui de l’application des poètes à mettre leur art
au service des passions politiques, c’est ce genre littéraire qu’on peut
appeler le lyrisme philosophique, dont l’œuvre de Barrès demeure le plus
brillant symbole, et qui, ayant commencé par prendre pour centres de vibration
des états de l’âme vraiment philosophiques (le panthéisme, le haut intellectualisme
sceptique), s’est mis ensuite à uniquement servir la passion de race et le
sentiment national. On sait combien avec ce genre, où l’action du lyrisme se
double du prestige de l’esprit d’abstraction (Barrès avait admirablement attrapé
l’apparence de cet esprit ; il a volé l’outil, a dit un philosophe),
les clercs, ne fût-ce qu’en France, ont aiguisé les passions politiques chez
les laïcs, du moins chez cette partie d’entre eux si importante qui lit et
croit qu’elle pense. Il est d’ailleurs difficile, en ce qui regarde ces poètes
et notamment celui que nous venons de nommer, de savoir si c’est le lyrisme qui
a prêté son concours à une passion politique préexistante et vraie ou si c’est
au contraire cette passion qui s’est mise au service d’un lyrisme en quête de
nourriture. Alius judex erit. (Trahison des clercs)
Ils ont aussi créé, du moins en France (singulièrement avec Barrès, en vérité depuis Flaubert et Baudelaire), un romantisme du mépris. Toutefois le mépris me semble avoir été pratiqué, ces derniers temps, chez nous, pour des raisons tout autres qu’esthétiques. On a compris que mépriser n’est pas seulement se donner la joie d’une attitude hautaine, c’est, quand on est vraiment expert en cet exercice, porter atteinte à ce qu’on méprise, lui causer un réel dommage ; et, de fait, la qualité de mépris qu’un Barrès a signifié aux juifs ou que certains docteurs royalistes prodiguent chaque matin depuis vingt ans aux institutions démocratiques ont vraiment nui à ces objets, du moins auprès de ces âmes artistes et fort nombreuses pour lesquelles un geste superbement exécutoire a la valeur d’un argument. Les clercs modernes méritent une place d’honneur dans l’histoire du réalisme : ils ont compris la valeur pratique du mépris.
On pourrait dire aussi qu’ils ont créé une certaine religion de la cruauté (Nietzsche proclamant que « toute culture supérieure est faite de cruauté » ; doctrine qu’énonce en maint endroit, et formellement, l’auteur de Du sang, de la volupté et de la mort). (ibid)
ESPRIT PUR ET ESPRIT INCARNÉ Dans une de ses dernières chroniques, Thibaudet relève la flétrissure de l'âme du paysan que j'ai, dans un récent livre, lancée au nom de l'esprit, et il m'oppose Barrès et son culte de la terre. Je n'apprends pas à mon savant confrère qu'il évoque là deux religions de l'esprit dont l'opposition est éternelle : la religion de l'esprit pur et celle de l'esprit incarné. La religion de l'esprit pur est celle qui honore l'esprit en tant qu'il vise à se libérer de toute attache charnelle : terre, famille, nation, classe. Fondée par les socratiques, lesquels allaient jusqu'à soutenir que l'esprit se déshonore dans la science appliquée, elle est passée aux néo-platoniciens, qui l'ont transmise à la métaphysique chrétienne, en tant qu'elle prône une possession du Verbe dont le signe est l'extinction de nos passions terrestres. On la trouve à sa perfection chez Malebranche, chez Descartes, vénérant cette « chose spirituelle », dont l'idée « n'est pas mêlée avec l'idée des choses sensibles », dans l'enseignement dePort-Royal, avec l'ordre qu'il donne à l'esprit d'échapper au « dérèglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement ». Elle inspire aux hommes du XVIIIe siècle leur culte de la raison abstraite, et passe à nos penseurs du XIXe : à Taine, qui blâme le culte de cette raison chez l'homme d'État, mais place mille fois au-dessus de ce praticien le philosophe, et l'honore (Spinoza, Franz Woepfke) pour son indifférence aux intérêts de ce monde ; à Renan, qui méprise tous les mouvements du cœur, fût-ce les plus saints, capables de fausser l'organe de la pensée ; à Fustel de Coulanges, qui dégrade l'historien dès qu'il met l'histoire au service de sa nation ou de son idéal civique ; à Gaston Paris, qui chasse du temple de l'esprit l'homme qui se permet la moindre altération du vrai, fût-ce au nom de la patrie et même de la morale3. La religion de l'esprit pur est, depuis deux mille ans, la grande tradition de la pensée gréco-romaine, singulièrement des penseurs français. La religion de l'esprit incarné est celle qui, au contraire, honore l'esprit en tant qu'il veut porter l'empreinte de certains intérêts terrestres, et le méprise en tant qu'il cherche à s'affranchir de ce genre de pression pour s'exercer en pure liberté. Je dis en tant qu'il veut ; l'essentiel, en effet, pour cette religion n'est pas que l'esprit porte cette empreinte, mais qu'il veuille la porter, qu'il s'y applique, qu'il en soit fier, qu'il flétrisse l'effort qui l'en libérerait. Inaugurée par les sophistes, cette religion semble avoir été écrasée pour vingt siècles par le génie de Socrate4. Elle renaît très puissante en Allemagne, au début du XIXe siècle, parréaction expresse contre la religion française de l'esprit pur. En France elle est fondée par Auguste Comte, avec sa volonté de ne respecter l'esprit qu'au service du social. Elle y prend vraiment corps avec Barrès et Maurras, l'un ne vénérant que l'esprit qui se veut déterminé par la terre et couvrant de son mépris l'intellectuel pur ou qui se veut tel, l'autre déclarant que l'esprit n'est honorable que s'il fonctionne dans les limites de l'intérêt national, que l'esprit qui s'exerce hors de cette attention et en pure liberté n'est qu'une activité anarchique, indigne de tout respect5. La position de ces deux penseurs a gagné la plus grande partie des écrivains français6. Cette guerre déclarée à l'esprit pur, jointe au culte de l'esprit mêlé de passion terrienne ou nationale, marque, chez des écrivains français, une révolution qui demeurera longtemps un problème pour l'histoire. Elle est une forme de la victoire du romantisme, en tant qu'il implique la religion du sentir et le mépris de l'idée. Socrate disait déjà à Calliclès que sa doctrine lui était dictée par son appétit de sensation. Elle tient aussi à la disparition, chez ces écrivains, des grandes disciplines intellectuelles, singulièrement des études théologiques ou simplement logiques, dont était encore nourrie la génération de Taine et de Renan, et qui disparurent des programmes avec la Troisième République. On ne remarque pas assez combien ceux qui professent le mépris de l'exercice intellectuel pur s'y montrent généralement, quand ils s'y risquent (voir Barrès et Péguy), d'une saisissante faiblesse. (Précision , 1936)
Ces propos de Benda (injustement oublié, ou mis de côté) sont stimulants. Il écrit de manière claire et convaincante, et ses piques sont savoureuses.
RépondreSupprimerCela dit, il nage en pleine idéologie philosophique professionnelle. On y trouve ce qu'il ne faut pas faire en "histoire des idées" : dresser des dichotomies entre des "traditions" assez éthérées (sinon construites de toutes pièces pour les besoins de la cause) en les chargeant de valeurs — Socrate/Platon (gentils) vs. les sophistes (méchants profiteurs).
Il n'est nul besoin de travestir le passé pour exhiber les âneries de Barrès. Encore quelques efforts pour être pleinement rationnaliste.
je crois que dans ce cas les grosses dichotomies sont de mise
RépondreSupprimerIl y a un autre auteur qui, dès les années 1900 , avait compris que Barrès était un imposteur, un opportuniste, et un penseur de peu. C'est Bloy imprécateur qui touche juste, lui aussi. Voir https://fr.wikisource.org/wiki/Belluaires_et_porchers/Petite_Secousse.
RépondreSupprimerAh merci bien, en effet , Barrès ne fut pas qu'adulé. Texte très ironique. Chaque fois que lis Barrès, et même ses critiques, j'avoue que j'ai du mal à saisir les débats qui agitaient ces auteurs à cette époque. Même Benda des années 1900-1018, j'ai du mal. Après quoi étaient ils ? La religion catholique et son destin?
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