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jeudi 11 décembre 2025

Passion structurale simple

 




L’âge d’or du structuralisme semble loin derrière nous. Mais avons-nous réellement quitté cette époque ? Ne croyons-nous pas toujours que le monde est un livre, un palais de structures où de vivants piliers nous offrent une forêt d’énigmatiques symboles ? Ces trois livres illustrent la passion des structures, chez Proust, Rohmer, Deleuze. Mais faut-il vraiment aller chercher des images en s’emmêlant dans le tapis deleuzien ?


Jean-Claude Dumoncel, La mathesis de Marcel Proust. Garnier, 786 p., 49 €

Patrice Guillamaud, Le charme et la sublimation. Essai sur le désir et la renonciation dans l’œuvre d’Éric Rohmer. Cerf, 585 p., 30 €

Jean Pierre Ezquenazi, L’analyse de film avec Deleuze. CNRS Éditions, 208 p., 22 €


Le structuraliste par excellence n’est ni Jakobson, ni Lévi-Strauss, ni Barthes, ni Foucault, c’est Deleuze. Qu’on relise son article de 1967, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » (repris dans L’île déserte, Minuit, 2002). Mais c’est un structuraliste ambigu et atypique. Son Proust et les signes, paru un an avant les Éléments de sémiologie et le Sur Racine de Barthes (1965), a été souvent compris comme un manifeste structuraliste. Mais le structuralisme est essentiellement un nominalisme, et il appelle une sémiotique, discipline qu’on comprend souvent comme dissociée de toute ontologie et de toute référence à un monde extra-verbal. Or Deleuze ne proposait en rien une lecture nominaliste de Proust et il liait explicitement sémiotique et ontologie. Il voyait en Proust un platonicien, à la recherche d’Idées et d’Essences, et il s’intéressait tout autant à la production des signes qu’à leur interprétation. Il ne cherchait pas des structures, au sens d’images dans le tapis. Il traitait Proust comme un philosophe, et ses personnages, lieux et situations comme autant d’incarnations de concepts (bergsoniens). Il était structuraliste, mais pas, comme la plupart de ses contemporains, structuraliste de l’espace, mais structuraliste du temps. Son chiffrement de Proust, et de tant d’autres auteurs qu’il discuta, était basé sur des structures bergsoniennes. Il y a la durée, qui est qualitative, et qui est raison du temps et du mouvement, et que nous saisissons dans l’intuition. Les structures sont dynamiques, elles sont faites de forces et d’intensités.

 

En bon deleuzien (il a consacré mainte étude au Maître), Jean-Claude Dumoncel part du livre de Deleuze sur Proust, et sa division des signes (signes de l’art, impressions et réminiscences, signes de l’amour, signes de la mondanité), mais il entend aller plus loin, en reconstruisant la Recherche, selon une formule de Barthes dans « Proust et les noms », comme « une mathesis générale, le mandala de toute cosmogonie littéraire ». Il vise à reconstruire cette mathesis, prenant au sérieux (c’est-à-dire au pied de la lettre) les métaphores mathématiques telles que « la plus émouvante des géométries » ou « algèbre des batailles », trouvant chez lui toute une logique modale des possibles, une logique du temps, une théorie des graphes, un traité des sections coniques enté sur le fameux cône bergsonien de Matière et mémoire, et ne cesse de plonger dans le texte de Proust des problématiques comme celle de l’identité personnelle selon Derek Parfit et, en fait, toute la philosophie de Platon à Whitehead et Deleuze. Charlus, les Guermantes, Saint-Loup, Albertine, Swann  et  Marcel tournent dans une grande farandole mathématico-logique aux côtés de Leibniz, Arthur Prior, Russell ou Hintikka.

Que penser de ce livre foisonnant et follement érudit ? Quand on le lit comme une sorte de répertoire raisonné et raisonnant des lieux, personnes et thèmes proustiens, réordonné selon des plans géométriques, l’exercice est fastidieux mais instructif, et il incite souvent à revisiter la Recherche, et il y a du charme et des trouvailles étonnantes dans les marottes du professeur Dumoncel. Mais si on le lit comme un ouvrage destiné à nous donner le chiffre caché de l’œuvre, il fait plutôt penser au projet de ce personnage de fou littéraire des Enfants du limon qui, pour trouver la quadrature du cercle, avait entrepris de mesurer toutes les margelles de puits, toutes les bouches d’égout, tous les cerceaux, tous les ronds de serviette, bref tous les cercles de la terre, un à un,  armé de son double décimètre.

 

Jean-Claude Dumoncel, La mathesis de Marcel Proust

 

Les deux livres de Deleuze sur le cinéma (L’image-mouvement et L’image-temps) ont beaucoup stimulé les critiques de cinéma et toutes sortes de fous philosophiques. Mais, souvent, ce sont plutôt des livres de métaphysique bergsonienne et deleuzienne illustrés par des exemples filmiques que des livres qui offriraient une méthode de lecture des œuvres cinématographiques. Jean-Pierre Ezquenazi propose, quant à lui,  une telle méthode. Selon son préfacier, Pierre Montebello, il ne s’agit pas de lire le cinéma à travers les concepts bergsoniens, mais bien plus de « reterritorialiser les concepts deleuziens sur le cinéma » : dramatisation, rythme, singularité, plissements, bifurcations. Cela veut dire, nous dit l’auteur, faire du cinéma un espace de tension, de forces, d’intensités. Mais à supposer qu’on comprenne ce que cela veut dire, cela nous donne-t-il une méthode de lecture ? Deleuze traite du cinéma comme composition de mouvements, idée intéressante et qu’il a brillamment mise en œuvre, mais j’avoue n’avoir jamais bien compris comment les mots-valises deleuziens comme « pensée mouvement » ou des notions comme celle de « dramatisation » ou de « plissement » pouvaient être appliqués à l’analyse de film. L’auteur donne des analyses « deleuziennes » de Kubrick (Barry Lindon) et de Cassavetes (The Killing of a Chinese Bookie) mais elles me semblent plus faire écho aux concepts bergsono-deleuziens que proposer une méthode (Ezquanazi donne en exemple l’analyse d’une séquence des Oiseaux par Raymond Bellour (Cahiers du Cinéma, 216, 1969), qui, elle, donne un vrai paradigme de méthode). Deleuze aime à citer Peirce et sa classification des signes (L’image-mouvement, p. 101). La sémiologie est une méthode de lecture, un peu trop quand on ne la couple pas à une ontologie. Mais ici la lecture est plutôt impressionniste.

Deleuze a remarqué très justement (ibid. p. 110) que Rohmer fait de la caméra « une conscience formelle éthique capable de porter l’image indirecte libre du monde moderne névrosé et d’atteindre le point commun entre cinéma et littérature ». Deleuze a tout à fait raison d’évoquer ici la notion de « style indirect libre ». La lecture que fait Patrice Guillamaud, lui aussi philosophe, de l’œuvre de Rohmer parle aussi de géométrie et d’organisation de l’espace, mais ses références sont plutôt stoïciennes et phénoménologiques (on lui saura gré de ne pas trop bergsoniser, fléau de notre temps et des autres). Il entend montrer que tous les films de Rohmer ou presque exemplifient une structure fondamentale et systématique, celle de la renonciation. Les personnages sont tous animés de désirs et de passions auxquels ils renoncent, tout en ayant conscience de leur nécessité. On a beaucoup parlé au sujet de Rohmer des thèmes du puritanisme et du libertinage, mais Guillamaud sonne plus juste en centrant les vingt-cinq films de Rohmer sur le thème du désir transfiguré et sublimé par un renoncement. Ma nuit chez Maud et Le genou de Claire sont paradigmatiques. Guillamaud livre un commentaire érudit, toujours d’une très grande finesse, à la fois sur ce thème, ses incarnations stylistiques et sa « structure processuelle ». C’est fort convaincant.  Mais je me demande, là aussi, si trop de structure ne tue pas la structure. Moi aussi j’ai mon schème.


On connaît (par exemple en lisant les œuvres de Davidson et de Searle) le problème des « chaînes causales déviantes » en philosophie de l’action : un agent peut accomplir une action conforme à la raison qu’il avait d’agir, sans pour autant que cette raison soit la cause appropriée de son action. L’exemple canonique est celui d’un individu qui désire hériter de la fortune de son oncle, et décide de l’assassiner, mais qui, alors qu’il roule en auto en pensant à son futur crime, écrase accidentellement un passant, qui se trouve être son oncle. Bien des scénarios de Rohmer reposent sur le même schème. Le cas pur est celui de La boulangère de Monceau : le narrateur rencontre une jeune femme élégante, qui soudainement disparaît. Il noue une relation avec une autre jeune femme, boulangère de son état, mais, au moment où il a obtenu un rendez-vous avec elle, la première femme réapparaît, et lui apprend qu’elle a observé ses allées et venues, croyant en être la cause. Là-dessus le narrateur, ne la détrompant pas, abandonne lâchement la boulangère et s’en va avec la jeune femme élégante. Un schème voisin se reproduit dans Ma nuit chez Maud, où le narrateur, joué par Jean-Louis Trintignant, tombe amoureux d’une jeune femme blonde, mais rencontre ensuite Maud, une belle brune, et renonce à elle. Il propose plus tard à la blonde de l’épouser, mais celle-ci hésite car elle sort d’une liaison, avec un homme qui se trouvait être, le narrateur l’apprend à la fin, l’ancien mari de Maud. Le genou de Claire, où le séducteur Jérôme s’apprête à se marier, mais s’engage dans une tentative de séduction de Claire, dont il se promet de toucher le genou, y parvient par un chemin détourné et s’en va accomplir son mariage. Dans chacun des cas, le désir initial se trouve satisfait, mais par des voies obliques. Rohmer trouva dans La marquise d’O. de Kleist le parfait accomplissement de la chaîne causale déviante : alors qu’il entendait la sauver de reîtres violeurs, l’officier russe viole la jeune femme évanouie et l’engrosse (je ne sais pas si notre époque, qui est friande de dénonciations, apprécierait beaucoup ce scénario). Couverte de honte et chassée par sa famille, elle finit par céder aux avances de son violeur devenu son prétendant en tout bien tout honneur, et l’épouse. Dans chacun de ces cas, l’action initialement visée s’accomplit, mais par des voies qui échappent au contrôle des agents et malgré eux.

Cette lecture est, je l’avoue, bien simplette et naïve au regard des si subtiles et éclairantes analyses de Guillamaud, mais je me demande, avec René Pommier [1], si l’on a réellement besoin, dans les grandes œuvres littératuro-filmiques (la différence ne compte pas : comme disait Godard, tout est cinéma), qu’il s’agisse de Proust, d’Eisenstein, de Dreyer ou de Rohmer, d’aller chercher des structures cachées. Tout n’est-il pas là, bien clair pour qui veut lire ou voir ? Proust nous parle de l’amour, du temps, de la mémoire, de la société, et Rohmer n’en fait-il pas autant ? Le reste est tout aussi essentiel : c’est de la technique, de l’écriture, du  montage.


  1. René Pommier, Assez décodé !, Roblot, 1978 ; Roland Barthes, grotesque de notre temps, grotesque de tous les temps, Kimé, 2017.

À la Une du n° 48

mardi 9 décembre 2025

AN INCOMPREHENSIBLE RHETORIC

 

 

Monte Cassino

Introduction
 

Philippe-Joseph Salazar, in his numerous and remarkable investigations on the power of rhetoric in contemporary political discourses, has been cautious to distance his views from those of the postmodernists for whom rhetoric has nothing to do with truth. The art of speech for classical rhetoricians had three functions: to convince (docere) to please (delectare) and to move (movere). It was at the service of passion and desire, but also of reason. Reason can only be convinced by truth. The sophists and the postmodernists reduce eloquence only to the manipulation of opinion through emotion and desire. Discourse, for them is only, as they say, “performative”, at the service of action and power. How could Salazar have led such incisive and insightful analyses of the rhetoric of the Jihadists and of white supremacists, if he had accepted the postmodernist view that all discourses are equal with respect to their truth, and that we live in a “post-truth” era? Nevertheless, at some points, Salazar, in his work related to
the Committee Truth and Reconciliation in South Africa has asserted that South Africa is not only a springboard for the study of the rhetoric of political discourse during this period, but also that it exemplifies a number of postmodernist themes :


“South Africa offers a remarkable stage for a replay of the great themes of public deliberation and the rise of a postmodern rhetorical democracy. South Africa indeed offers a unique example of a democracy that has issued from a régime which both magnified and predated European colonialism, a democracy that has broken that mold without a revolution and its usual sequels and without an anarchic disintegration—the two models known so far in analogous situations. This is why I believe South Africa fully qualifies for the adjective postmodern.2


I agree with Salazar that there is something remarkable and unique among the situations which have been described as forms “transitional justice” in the post-apartheid South Africa, and that the deliberations which have led to the formation of a democracy have something in common with the debates which shaped the Athenian democracy. But does that allow us to talk of a post-modern rhetorical democracy, and if the analogy holds, is it a good thing? One of the most well-known post- modernist themes is relativism, which was indeed the chief doctrine of the Athenian sophists. They insisted on the necessity of rejecting the absolutist conception of truth, and of accepting that truth is by essence plural. But one thing is to
observe that South Africa is an “African Athens” and that rhetoric is the proper tool to study these developments, and another thing is to accept the relativism of the Sophists and praising their post-modernism. I think that neither the promoters of the Truth and Reconciliation committee nor Philippe-Joseph Salazar take this second line, although it is clear that some contemporary disciples of Protagoras squarely accept truth relativism and its consequences. I want to explain here that if they do accept this view they subscribe to a conception of rhetoric which is not only absurd, but also incomprehensible and most dangerous.


2. Classical and Protagorean rhetoric


There are two views that one might take about the role of rhetoric in general and in public discourse in particular, which I shall call respectively the classical one and the Protagorean one. The classical one is Aristotle’s. Philippe Joseph Salazar takes his starting point from Aristotle’s view of politics and of the role played by rhetoric within public life in classical Athens. Following Plato, in particular in the Theaetetus and in the Protagoras, Aristotle shows in his Metaphysics (book Gamma) that Protagoras’s doctrine about truth ( “Man is the measure of all things”) is incoherent : if truth is relative to speakers they cannot disagree , for if one says that one thing P, and the other denies it, according to relativism they are both right, each from his point of view, hence we have to accept that P and not P, and to deny the principle of contradiction. This holds for theoretical knowledge, for which truth is absolute, and there is no exception to the principle of contradiction. But for practical knowledge, and for political deliberation, these principles do not hold without exception: one can accept that each party has “their “ truth, influenced by their interests and character, for the aim is not to know truth, but to persuade in order to improve our actions and to reach certain results which are deemed good to the city. Politics is not the realm of truth, but of deliberation for practical purposes, and its rests on the art of practical judgment, which weights costs and benefits forthe sake of a better good. Politics, and especially democratic politics, is the realm of opinions, not of knowledge. It might even be dangerous, or at least imprudent, to introduce in it absolute principles and claims for truth. This Aristotelian lesson was also Hanna Arendt’s, in her famous essay “Truth and politics”(1967) 3, where she says that politics has no room for truth, and may well be sometimes the domain of untruth and of lies. Salazar agrees: “Politics, rhetoric and truth have been linked ever since democracy took shape. Hannah Arendt, reflecting upon the luminous Greek legacy under the long shadow cast by Nazi devastation, forcefully made the point that the Ancient Greek belief in argued speech –  “logos”, what I would call “deliberate deliberation” – is fundamental to any definition of humankind as political. To share in social life necessitates, at any level and in various grades of expertise, to be able to articulate thoughts into words, and to impart these words a “logical” strain, so as to make an impression upon those we address; sometimes we manage to “persuade” them, sometimes we fail at doing so but, even then, we leave a trace of our speech (“logos”) in them. Rhetoric lies, in Arendt’s vision, at the core of being citizens. The “logic” invoked is however not that of logicians: citizens are not philosophers, they do not search for universally proven Truth. In fact – and this is a fundamental “political fact” –, they should not. They utter their beliefs, expecting their fellow citizens to do the same, and to listen to each other’s expression of opinions which each speakers may hold to be true. But, and this is the other side of Arendt’s argument on democracy, truths expressed by citizens must  somehow represent the diversity of the citizenry. This argument is profoundly Aristotelian: a democracy is made of diverse individuals. That insight applies a fortiori to “multicultural” societies like South Africa. In a democracy, in Ancient Greece no less than in South Africa today, truth is transient, fragmented, often community-based, it belongs indeed to the domain of prejudice, opinion, belief, perception (Aristotle, Politics, VII, 13). This is why argument and deliberation – “rhetoric” – allow citizens, and their representatives, to articulate such diversity. The anti-democratic peril of ideology consists, conversely, in the attempt to try and impose one single truth onto the citizenry – as in the apartheid regime, that latter-day offspring of fascism.4 In other words, the logic of the logicians, which regulates theoretical discourse, tells us that there is only one truth, and that one cannot assert one thing and its negation, whereas the“logic” of rhetoric, which regulates practical discourse and a political regime like that of democracy, does not have to respect the classical principles of logic, and it actually had better sometimes not respecting them. In the realm of science falsehood and contradictions kill you. In real life, they can save you. When it comes to the expression of feelings and emotions, when one has to persuade and attract the sympathy of hearers, and when one has to deliberate and make political friends, contradictions may be tolerated, and may be welcome. If a lover
tells to his or her partner: “I love you, and I don’t”, he or she may cause suffering, but it would be completely improper to answer: “You are illogical! Please respect the principle of contradiction, and the principle of the excluded middle: either you love me, or not!”. Or if a politician says “I am your friend. But I may also your enemy”, nobody will balk at that, since we know that in politics the rule of the game is to make alliances, which may be broken. In politics there is almost a duty of being ambiguous and of voicing a plurality of messages. The Sophists were right on this point. This is also the voice of realism in psychology and in anthropology, which Thomas Hobbes expressed firmly in a famous passage of the Leviathan quoted by Arendt:


“ For I doubt not but, if it had been a thing contrary to any man’s right of dominion, or to the interest of men that have dominion, ‘that the three angles of a triangle should be equal to two angles of a square,’ that doctrine should have been, if not disputed, yet by the burning of all books of geometry suppressed, as far as he whom it concerned was able .”5

 In other words, it is not only desirable, but also reasonable to silence one’s logical instincts when one deals with real political life. Aristotle’s view was that we should not mix up the spheres of science and of politics. Although he disagreed with the Sophists about the value and correctness of the logical uses of discourse, he accepted the Sophist’s lesson that in the domain of public life we cannot hope for more than the plausible, based on the convergence of opinions, which can be defeasible. There is, for this reasonable view, still the question of how far can this shunning of truth concerns be pushed within politics. Let us just note here. that classical rhetoricians, like Quintilian, defined it as the art of thinking well and of saying
well, hence did not separate the art of persuasion from the art of saying what is just and good.6 But besides this traditional line on the use of rhetoric in political deliberation, there is another line, Protagorean, according to which the rules of rhetoric not only apply to the specific sphere of politics and public human affairs, but across the board. In other words, this radical line extends the ban on truth to all discourses, including those which have theoretical, scientific or philosophical purposes7. To please and to move are the only aims. This was the view of the Sophists, who intended to truth-talk and to defend relativism in all spheres. For Protagoras truth absolutism is wrong, and the claims of philosophers to defend it is an illusion. Rhetoric, conceived as a practice of persuasion through relativist truth, is universal. Now this seems to be a self- defeat of relativism, since the sophist denies that anything applies
“universally”, including his own claims. But the claim that there is no privileged standpoint from which one can assert the truth, and that one should doubt any truth talk, not only was the message of the sophistic movement, but it has become the motto of postmodernist discourse: one should only use the word “truth” with commas, since there is no literal, absolute truth, but only a plurality of truths, all from their respective points of view. This radical lesson of what we may call neo-sophistry, has been embraced by a number of philosophers, in particular by Barbara Cassin, a stern defender of the universality of rhetoric, who has also reflected on the work of the Truth and Reconciliation Commission (TC), and defended the relevance of hard line sophistry in all domains.


2. The attractions of neo-sophistry


Cassin, in her writings on the TRC argues that antagonism between the two objectives of
the Commission – restoring the truth and reconciling people – is only apparent and wants to
show that here is actually no conflict between the two, if we drop out truth and keep
reconciliation:
 

“The very order of the words, “Truth and Reconciliation”, is by itself already a strong indication of a possible synthesis of opposing models. The finality is in effect not the truth, but the reconciliation. We do not search truth – disclosure, alētheia – for truth, but with a view to reconciliation – homonoia, koinon. The “true” here has no other definition and, in any case, no other objectifiable status, than that of the “best for”. This “for”, in its turn, is explicitly a “for us”, koinōnia or we-ness. The TRC is the political act which, like the Athenian decree of 403 BCE, makes a cut (“a firm cut-off date”), and charges itself with
using evil, to transform the misfortunes, mistakes and suffering, to make something good out of them, notably a past on which to construct the “we” of a “rainbow nation”.8 “

How can this reconciliation be achieved? Through accepting that the search for truth is not a search for truth itself, but is accomplished through a “narrative”, and a “story”, the objective of which is to make people understand each other as fellow humans. Cassin quotes Arendt:    “Who says that which is (legei ta eonta) always recounts a story, and in this story the particular facts
lose their contingency and acquire a meaning that is humanly comprehensible” . Arendt is very close, in a certain way, to tying Africa and Greece. She does not deal here with philosophical truth, that of the epistēmē, the dialectics or science of being, but rather with the truth of narrative. Again at work is the mimēsis which allows us to bring Aristotle’s Poetics and Karen Blixen’s Out of Africa together. Think of the famous Aristotelian motto: “Poetry is more philosophical than history”, meaning that poetry better facilitates the transition from the singular to the plural, and its verification through the success of the katharsis. It is attuned to what the novelist says: “Me, I am a storyteller and nothing but a storyteller”, and, “All works  can be borne if we transform them into story, if we tell a story on them”. Under the novelist’s
pen, the term “reconciliation” comes naturally to whisk away, to suppress and overcome, a statement about truth. To the extent where the one who tells the truth is also a story-teller, he accomplishes that “reconciliation with reality” which Hegel, the philosopher of history par excellence, understands as the ultimate goal of all philosophical thought and which, assuredly, has been the secret engine of all historiography which transcends pure erudition. The key to Protagoras’ paradox here (“everyone has justice, and those who do not have it must be killed”) is the following: Everyone is just, even those who are not. They must pretend to be just and that is all they need to be just “in a certain way”. In affirming that they are just, they recognize justice as constitutive of the human community and by so doing justice itself is integrated in the city – in a way, it is the praise of virtue by vice that universalizes virtue. The background of the myth and of the whole dialogue between Protagoras and Socrates is the question of knowing “whether virtue can be taught”. Protagoras maintains that everyone is naturally virtuous and that virtue is taught according to the exact model of the mother-tongue. Everyone has it, and yet we do not stop teaching it, from the nanny to the teacher. This is why Athenian democracy is properly founded as it gives everyone isēgoria, equality of speech, freedom for everyone to speak in front of the assembly. Everyone speaks, everyone is just, everyone is a citizen. Public deliberation, parole publique at its best. But the fact is that some are better at it than others – for Protagoras they are the Sophists or politicians, and one had
better place oneself under their tutoring, at least temporarily. Protagoras’ analysis goes beyond being applicable to the TRC’s practice and to the TRC as a model for deliberation within reconciliatory politics. It shows two things. Firstly, that repenting, the apology or the request of pardon, is that much less necessary since “the one who does not infringe justice is a fool”. The perpetrator who speaks in front of the TRC could well argue that his past acts, even if barbaric, show justice, that consistency is still interpretable ad majorem communitatis gloriam as an indication that s/he did never cease to act as a member of the community, thus attempting to further the transition from a worse to a better state. Secondly, what counts in  full disclosure is not that one declares one’s injustice, it is that one declares one’s injustice. This is the condition for membership of a deliberative community. Shared language is the
minimum requirement for a “we” to appear. Such sharing even implies that one consents to
practices such as the TRC itself.” 9
 

 I have allowed myself this long quote, because it is a kind of festival of postmodernist themes: truth is but a fiction and a narrative, not the description of what is real, but a kind of of performance, which has to be evaluated through its results. Cassin’s proposal is to understand the work of the TRC not as the “disclosure” of truth, or as a report on what actually happened during the Apartheid period in south Africa, but as a narrative which has a performative character and which can be measured by its benefic effects –healing the wounds of the past.
According to Cassin, the work of the TRC accomplishes this very Protagorean feat: exchanging truth for freedom: («Freedom was granted in exchange of truth», ibid., § 29). “Dealing with truth”, she suggests, in nothing other than making a deal with truth, and transforming it. There are, according to Cassin four main elements in the transformation of truth into freedom, which form the background of the work of the TCR. The first consists in substituting truth as an origin by truth as a result: truth becomes a matter of achieving the best result, and the most appropriately, in the given circumstances (seizing what the Sophists called the kairos).. The second consists in taking truth not to be a given, but a social construction, the object of a negociation between parties, rather than something which is discovered. The third is that truth is the object of a narration and of a fiction. Cassin mentions (like the TRC reports) that a fourth notion of truth is present, forensic truth, which she calls factual. It obviously contrasts with the other kinds of truth, for the facts to be adduced in a trivial are not supposed to be the object of a negociation, of a construction or of a narrative. But she does not tell us how this fourth notion is, or is not, related to the others. As one might expect, Cassin draws the main consequence of these transformations of truth: truth is relative. Relativism about truth entails, she tells us, that there is no difference between appearance and reality. But according to her this does not entail that truth is subjective, relative to individuals only. It is defined pragmatically as what achieves good effects. And this pragmatic impact of truth is objective: we can know, by objective criteria, what has good effects or not. Nevertheless, these effects, and their objective character, can vary. Hence if truth can be more or less useful, it is itself more or less truth. Truth has degrees: one claim can
be more true than another because it brings better effects. Truth only means “is better”.10
           The conclusion to be drawn, Cassin tells us, is that it is dubious that truth still has a proper
place in politics. Not only it reduces to what is useful depending on the circumstances, but it is what everyone agrees to consider as such on the basis of a consensus. Cassin quotes Desmond Tutu: « We believe we have provided enough of the truth”. She proposes to interpret this saying in the terms of Gilles Deleuze: “The notions of importance, necessity, interest are a thousand times more determining than the notion of truth. Not at all because they replace it, but because they measure the truth of what I say”. To measure truth, Cassin adds, is no doubt one of the best definitions of relativism.
Cassin calls her form of relativism “consequent”. It trades clearly on postmodernist and pragmatist themes. She also makes clear that she does not intend to reduce the significance of these sophistical themes to the circumstances of the TCR episode and to the South African political context, but to use these as a test case for the defense of a philosophical doctrine, not only about political discourse but about all kinds of discourses, including those which are, like philosophy, traditionally aimed at truth. She takes her claims to be consistent with Heidegger’s and Derrida’s views on truth and deconstruction. Her point is that one does not need to follow the sophistical doctrines only within politics, but that one can to extend it to all uses of language. She also takes Austin’s views on language to be grist for her mill. In other words she defends what I have called above the radical line on rhetoric, or universal rhetoricism. 

      On the face of it Salazar’s project is different. He does not want to promote sophistry as a
general philosophical standpoint. His aim is to show that South Africa lives a postmodernist
moment, and that the difficulties of the transitional period initiated by the end of Apartheid
and the TCR will largely be overcome I one adopted, instead of a “Platonic” approach to
truth, the deliberative style of “rhetorical democracy”11 In that he fully agrees with Cassin’s
approach :

“In a democracy, in Ancient Greece no less than in South Africa today, truth is transient, fragmented, often community-based, it belongs indeed to the domain of prejudice, opinion, belief, perception (Aristotle, Politics, VII, 13). This is why argument and deliberation – “rhetoric” – allow citizens, and their representatives, to articulate such diversity. Politics in a democracy is a contest of words about competing truths. No government ought ever to believe that they have “the truth”. They are merely the sum total of what Aristotle describes as some sort of picnic: at the democratic table we all bring our own food to make the party successful, in spite of the variety of condiments and the diversity of food stuffs. As the philosopher of rhetoric Barbara Cassin, furthering this argument, points out, “harmony” in a democracy is the sum total of disagreements – to agree on ends (to live in a democracy) while disagreeing on means, and constantly, thanks to debate and deliberation and argument – from talk shows to parliaments –, to enrich such diversity (Cassin 1995: II, 3). Aristotle called this multifarious process of competing truths, “friendship”, politikē philia, “political love” (Aristotle, Nic. Ethics, IX, 6). Incidentally, there is a parallel here with the French Revolution’s use of the word citoyen (“citizen”). As a form of address this word replaced the old regime’s address 11 P. 53 « The African Renaissance remains remarkably Platonic as South Africa enters the next phase of nation-building. The executive wishes, in a philosophical gesture of sorts, toimpart “truth” to public deliberation. The Presidency would retain its prudential value—as clearly indicated in the earlier quote about the second President’s supposed lack of rhetoric. Yet by wishing to impose a “truth” instead of allowing citizens to argue and debate and differ and “make sense” of their civil activity, the claim to absence of rhetoric is in itself a typical Platonic claim.” (Salazar 2004, op.cit : 53) 

nomenclature that fixed each “subject’s” position in social intercourse (inferior/superior); citoyen was a way to affirm such “political love” in a democracy – then aptly termed “republic”, i.e. “that which belongs to all”. … The good citizen must then be a Sophist, who can “truly” believe in policy X before election time, then vote for Y even if Y has a track record that does not support policy X. It happens all the time. But why? Because a democracy is not a theocracy. The ability to exchange viewpoints with others, and with oneself, is the very stuff of democracy A citizen need not believe in truth, but merely in the value of “this” truth, correlated with the belief in deliberation, rhetoric, argument – which relativizes all truths and, as Arendt puts it, make you see the world (the political world) through someone else’s words. Democracy is the art of conversation”.12

 No one can dispute that in a democracy this kind of pluralism is not only a matter of fact, but also a requirement. But does it allow to put, as the postmodernists are keen to do, quotations marks around the word “truth”? I find this very dubious. The whole problem is: when the rhetoricians claim that truth and reason have no place in politics, because it is realm of passions and conflict, do they really mean that we can at all get rid of truth and reason at all?


3. Sophistic rhetoric is incomprehensible


     Cassin writes in the style of the hermeneutical commentary, mostly from Plato, Aristotle, the Sophists, which are supposed to exemplify the various postmodernists themes. What we get are more a series of slogans the purpose of which is to tie the contemporary political situation to the history of these debates in Ancient philosophy, in the kind of deconstructive style with which Derrida has made us familiar. Cassin’s view does not call for objections, if only because her prose is completely devoid of arguments. If it did contain arguments, the objections would be the familiar ones which have been raised since Plato against Protagoras and relativism, which have been rehearsed ad nauseam. 13 Moreover, Cassin is well aware that relativism has been shown, in all of its versions, self-refuting. But this traditional objection that relativism is logically incoherent, has never been accepted by relativists, because they reject the idea that logic could regulate speech. 

   I find Cassin’s defense of rhetoric simply incomprehensible. By “incomprehensible” I do not mean nonsensical, in the way Sokal and Bricmont have denounced the “fashionable nonsense” of many French
philosophers to whom Cassin is sympathetic14. Indeed, Cassin’s inherits many of the features of the Heideggerian jargon, supplemented by bits of Lacan. Heideggerese, Lacanese , Derridese, and other philosophical idiolects, although they have their own special rhetoric, are
not devised to convince or to argue, they consist mostly in a series of analogies by which
those who already agree with the Master are can recognize various patterns which they
approve15. These do not require giving reasons, or call for conviction, but only for what
Austin (one of Cassin’s favorite authors) call “phatic communion”. Although they very often
invoke the idea that, at the bottom of language lie the Unsayable, the Indicible, the
Incomprehensible, or the Untranslatable16, they are not incomprehensible if one masters the
vocabulary of the idiolects and accepts to play their game. Nevertheless it is undeniable that
certain claims are made, that certain analogies are drawn, on the basis of textual hermeneutics,
and that certain theses are asserted, about truth, meaning, interpretation and the power of
sophistry. These are these theses which I find incomprehensible, when one tries to understand
them in the flattest and most common sense terms.
When I say that the neo-sophist’s claims are incomprehensible, I do not intend to impose
by force the authority of common sense on philosophical claims. This authority was indeed
recognized by the Sophists, and Cassin follows them in her characterization of rhetoric as the
art of speech. The sophist intends to speak the voice of common sense against the
philosophers. Gorgias and Protagoras insist that the notion of truth defended by the
philosophers, either the Platonic notion of a purely intelligible truth world, situated out the
sensible world, makes no sense for the ordinary citizen. The sophists do not deny that we have
an ordinary notion of truth, but they take it to be interpreted according to relativist standards.
So let us assume that there is such an ordinary notion of truth, and that in such neo-sophist
claims that “truth is relative”, “truth has been replaced by freedom”, or “rhetoric must replace
truth-talk”, truth is to be understood in the most straightforward sense. If this is so, the notion
of truth does not make sense.
The ordinary notion of truth is central to our system of communication. According to
Bernard Williams’ useful image17, it is part of a triangle of intrinsically related notions: belief,
assertion and truth. In ordinary communication, we express our beliefs through sentences by
asserting these. In assertions we express our belief that the sentences that we utter or write are
true. We actually represent ourselves as saying something true, which we believe, and we
expect others to recognize this: communication would not function if they did not recognize
this intention. Now if “true” meant, as the relativist claims “true for me” or “true relative to a
parameter” (or a framework, or some social system, etc.), this would mean that in asserting
something we are merely expressing our opinions, or our beliefs, and simply communicate
that these are our beliefs, without implying that these are “simply” true, in the sense of
corresponding to some reality, or to some objective state of affairs, since the relativist denies

10
that “true” has this meaning. According to the relativist, when we assert something we are not
saying that what we believe is true, or that the sentence we use expresses a proposition which
is true, for we are just saying something, which we present as our opinion. But if this is the
case it is hard to understand how we can talk of something which could be further than our
opinion. We could not even, as Plato and Aristotle have remarked, disagree, for disagreement
in this case only means that one has a different opinion, not one that can be assessed as true or
false. Not a very good news for politics: if all agree, why debate, why negociate?
At this point, the neo-sophist could answer that asserting is a speech act the role of which
is not to describe things, but to do certain things. Cassin makes much of this performative
character of speech, and takes it to be a lesson of sophistic rhetoric that discourse is a kind of
action, made to impress and seduce. Rhetoric is a kid of performative discourse through and
through18. She also suggests that her claims should not be taken as assertions or affirmations,
in order to avoid the charge that she contradicts herself, a classical skeptical ploy. But she
completely overlooks the fact that illocutionary acts like assertions can transfer a
propositional content presented as true. “Performative”, in some postmodernist circles, seems
to function like a shibboleth. Sometimes they write as if all uses of words become
“performative”, which is absurd, for there are limits to the use of this concept. Austin held
that “I know” does not report a state of knowing, but a claim to know. But he was well aware
that it cannot be a performative in the usual sense, since someone who says “I know” does not
thereby know. Austin also defended the view that truth is not a property of what is said, but “a
dimension of assessment of sentences” 19. According to the so-called “performative” theory of
truth, when I say “It is true that P” I am actually approving of P, not describing any state of
affairs: “true” is a term of praise, by which I want to express my agreement of P to my
community. But this view is absurd if this is supposed to be all that “true” means, as anyone
who in a restaurant argues with the waiter over the price of the bill has experienced: to say
that the sum is wrong cannot merely express disapproval. So if this is what Cassin means
when she says that the TRC , by replacing truth by reconciliation, reconciliation as a
performance, this is meaningless.
Cassin also claims that relativism does not imply subjectivism because a “consequent”
relativism holds that truth is “measured” by its utility and efficiency. This claim is puzzling. If
it means that the criterion of truth is usefulness, this is right, for quite often (but not always)
what is true is useful. But this cannot be a definition of truth, for there are many things which
are true but useless or even produce bad consequences. Moreover how could the measure of
truth by utility be “objective”? Utility is, unlike truth, always relative to given aims. So it is
hard to understand how the resulting pragmatism can be “consequent”, unless, contrary to the
hypothesis of the Sophist, true is objective.
Equally baffling is the claim that truth could be replaced by freedom. One can understand it as saying that the ideal of truth, which holds in justice trials, has to be replaced by another ideal, that of trusting others, and making them free. This obviously was one of the aims of the TRC commission. Trust is indeed a very important political factor, and one of the objectives of politics is to secure trust. “Truthworthy” and “trustworthy” are among the old senses of “true” in Indo-European languages, and Cassin often relies on etymology in order to advance her claims. But to what extent does this etymology show that truth can be defined as trust, or, for that matter as freedom? Now, replacing truth by freedom might mean something different: that the project is to replace the value of truth by the value of freedom. But this is a very different claim that the one which is advertised by Cassin (obviously inspired by Heidegger gnomic saying that “the essence of truth is freedom”). The definition of truth (whether it can be defined as correspondence, coherence, pragmatic or other) is one thing, the value of truth is another.


The last, but not the least, confusion, which more or less pervades all these discussions, is
between the nature of truth and what people think of it or do with it. It is said that since
democracy rests on the plurality of opinions, truth has to be plural, and that only a theocracy
or a tyranny can pretend to have a unique and absolute truth. But truth – the mere distinction
between true and false – is neither plural nor unique, for it does not depend of what one thinks
of it. That it is true that snow is white is made true by the fact that snow is white, not by the
fact that a number of individuals, or a single individual, believe or claim that snow is white.
Truth is owned by nobody, and the fact that some people pretend that it is their property has
nothing to do with the nature or the definition of truth. It is only if one takes truth to be what
people believe to be true, that is their opinion about what is true, that truth can seem to be
plural or unique. Protagoreanism is indeed a form of idealism.
What sense can we make of this budget of confusions or sophisms? To borrow the terms of
La Mothe LeVayer, the sophistic conception of truth displays a strong lack of common sense.
The fact that it is deliberate sophistry does not make it more acceptable.


5 Truth and politics again


There is one notion of truth mentioned by the TRC which I have so far left out: forensic
truth, the truth with which judges and tribunals deal everyday. It is indeed the most, and in
many ways, the only kind of truth worth having. It is part of what the usual situations of
transitional justice deal with. Is it part of the project of exchanging truth for freedom to reject
the everyday notion of factual truth? Does the Arendtian view that truth has no place in
politics entail any such claim? Certainly not. Arendt , just after quoting the Hobbes passage
reported above, shows that although there a conflict between factual truth and politics, the
latter can never get rid of it. As it is often remarked, democratic deliberation could not
function if one could not rely on factual truths in the most ordinary sense. But if the neosophistic
program of removing the notion of truth from public and political discussion is
supposed to operate, how can we save the simple of notion of truth? Cassin defines, following
Heidegger, truth as “disclosure” (Unverborgenheit). If this is supposed to be the essence of
truth, it has the same revisionist purpose as the project to replace truth by freedom. But the
most common notion of truth is simply correspondence with facts, or with what exists, legein
12
to onta. To a neo Protagorean thinker, this sounds too Platonic, and we are told that this is not
what politics requires. We are told that rhetoric is the basis of freedom of speech. But how can
freedom of speech be secured without truth? Cassin occasionally refers to Viktor Klemperer
for his study of the language of the Third Reich, but she does not seem to connect the power
of the nazi rhetoric with the need to respect simple truth against the lies carried by hat
rhetoric. I wonder what the Protagorean rhetorician has to answer to Orwell’s “freedom is the
freedom to say that two plus two equal four”.
Behind the Sophist’s move, there is a familiar thought: democracy is the realm of opinion,
and opinions can be true or false, so how can truth prevail at the cost of being tyrannical? I
shall not enter his classical discussion20, but as I noted above postmodernists typically confuse
the fact that there is a distinction between truth and falsity with the existence a “tyranny of
truth”, and conclude that if one intends to reject this tyranny one has to reject truth iself. To
be fair to Cassin, she does not explicitly reject the simple correspondence notion of truth, only
the Platonic philosophical view of which she believes that ordinary truth is loaded. But
ordinary truth has nothing Platonic. It is just that a statement is true if it fits the facts. The
Platonic notion is obviously not one which the promoters of “truth and reconciliation” had in
mind. In my view, they were wise to keep the notion of truth, even if their aim was not to
install a tribunal for the crimes of the Apartheid period, as it has been done in a number of
situations of transitional justice in the past . In his book on these issues, Jon Elster
distinguishes a hierarchy of motivations which may animate actors in such periods: a desire of
revenge, pursuit of self-interest, and the desire to promote the good of the polis.21 Revenge
and self-interest are passions which are often opposed to what James Madison called “the
mild voice of reason”. I concur with Cassin that the third motive, the good of the city, and the
necessity of reconciliation, often conflicts with the desire for truth in trials. But does it follow
that we have to reject the very notion of truth?
So we are left with the good old Aristotelian view: politics needs rhetoric, but rhetoric
does not need to reject truth and reason. Now, as Orwell, among many others, has shown, "
political language is designed to make lies sound truthful and murder respectable, and to give
an appearance of solidity to pure wind". As Philippe-Joseph Salazar has shown brilliantly in
his work of the rhetoric of Jihadists and of Supremacists, we can use rhetoric to analyze and
describe these constructions of appearances and the blowing of these winds. But it does not
follow that we have to take their rhetoric at face value. We can be fascinated by their strength,
and by the postmodernist aspect that their fictions create, but the work of the rhetorician is not
to praise this kind of rhetoric, but to bury it.
Rhetoric takes in charge the emotions and the elements of irrationality in human nature. It
reminds us that this dark side is always present, and that truth and reason have only a very
small share. The masters of truth of today, the media, who are the main voice of politics,
ignore this irrational share, which leads to religious fanaticism, and which is present in the
story of injustice that whole countries suffer. When this fanaticism uses the tools of rhetoric to
serve their ends, the the role of the rhetorician is to remind us of this obscure side when it lies
in discourse, at the service of politics or terror or of slavery. Fist-order discourses, those
which concern politics at the basic level, where conflicts are in the open, does not trade on
truth. It trades on passion and violence. But it does not follow that rhetoric, when it is used, at
the meta-level of description, as a tool for the analysis of these conflicts within their
discursive expression, has to stop using the usual tools of reason and truth. 

 

3 Between Past and Future Viking Press, NY(1968) 

4 P.J. Salazar, « Democratic Rhetoric » , QUEST An African Journal of Philosophy / Revue Africaine de
Philosophie Vol. XVI, No. 1-2, 2002, p. 13 – 14 see also Erik Doxtader and Philippe-Joseph Salazar, Truth and Reconciliation in South Africa. The Fundamental Documents, Cape Town: New Africa Books/David Philip, 2008
5 Hobbes, Leviathan I, 11

6 Quintilian, Institutio Oratoria, II, xv , Harvard , Loeb Library, 1922.
7 I do not pretend that is the historical Protagoras’ actual view. I give it this name because it is a full-blown and
comprehensive relativism. Protagoras was famous for his supposed art of “making the wrong argument right”.
8 “Politics of memory” in QUEST, XVI, op. cit, p. 27 , see also her Sophistical practice, New York: Fordham University Press 2004 

9 Cassin 2003, op.cit , see also her Sophistical Practice, op cit., ch 14 , and her Vérité, réconciliation,
réparation, avec Barbara Cassin et Olivier Cayla, Le Genre Humain, 43, 2004
10 Sophistical practice, op cit p. 236 

12 Salazar, ,ibid. p.15
13 For recent discussions of relativism, see M.Bagrahmian, Relativism,London: Routledge, P. Boghossian, Fear
of Knowledge, Oxford: Oxford University Press, 2005, T.Williamson, Tetralogue: I'm Right, You're Wrong,
Oxford: Oxford University Press, 2015
14 Sokal and Bricmont, Fashionable nonsense, 

18 Cassin, Quand dire c’est vraiment faire, Paris, Fayard, 2015, ch 2 : « An assertion does not belong to truth»,
« We have to get rid of the fetichism of truth and falsity », etc.
19 J.L. Austin, “Other Minds” (1946), “Truth” (1950) and “ in Philosophical Papers, Oxford 1, R. Rorty ,
Objectivity, relativism, and truth. Philosophical Papers, Vol. 1. Cambridge: Cambridge University Press,1991 

15 P.J. Salazar gives a wonderful illustration of this in his postface to the extraordinary document that he has
edited Heidegger’s discourse in 1945 before the Committee of denazification in Freiburg (Heidegger On the Art
of Teaching, edited and translated from the German by Valerie Allen and Ares D. Axiotis ; in M. A. Peters,
Heidegger, Education and Modernity (p. 24-45). Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 2002, French translation
Klincksieck L’art d’enseigner de Heidegger2007). The document is extraordinary because Heidegger explains
his project and defends his action, in taking up the Rectorate, in most clear and intelligible terms, without using
the Heidegerese jargon, which shows that when the circumstances dictate clear speech, esoteric thinkers are
perfectly able to get rid of their antics.
16 See Cassin’s monumental Le vocabulaire européen des philosophies , Paris, Seuil 2004, English translation,
The Dictionary of the Untranslatable, ed. E. Apter, 2015 Princeton, Princeton University Press. I have analysed
this rhetoric of the untranslatable in “Le mythe de l’intraduisible”, En attendant Nadeau , july 2017, special
issue, “la traduction”, https://www.en-attendant-nadeau.fr/preprod/2017/07/18/mythe-intraduisible-cassin/
17 B. Williams, Truth an Truthfulness, Princeton University Press 2002 

20 I allow myself to refer to my book Manuel rationaliste de survie, Agone, Marseille 2020
21 See John Elster , Closing the books, transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, Cambridge
University Press, 2004; pp. 82-83 

mercredi 3 décembre 2025

PEUT-ON ENSEIGNER UN SAVOIR PHILOSOPHIQUE?

Philosophe méditant (Cité de Dieu, Fr27, F275v) BNF manuscrits




Implications philosophiques, 2017 
https://www.implications-philosophiques.org/peut-on-enseigner-un-savoir-philosophique/ 



Apprendre de la philosophie et apprendre à philosopher


Selon la scie kantienne, on n’apprend pas la philosophie, mais on apprend à philosopher. Transposé à l’enseignement, on comprend souvent que cela veut dire que la philosophie est une pratique, et non pas un savoir théorique, et qu’en enseignant et en apprenant la philosophie on n’enseigne ni n’apprend de la philosophie, mais à savoir comment philosopher. Dans l’enseignement de cette discipline au lycée, on évoque souvent Alain, qui dit que la philosophie est « une sorte de connaissance universelle », qui n’a pas pour but de produire des connaissances, mais de la sagesse, c’est-à-dire une certaine aptitude ou savoir-faire relatif à la vie et dont « l'objet véritable est toujours une bonne police de l'esprit ». 2 Quand les maîtres à penser changent – sans changer vraiment - et nous disent que la philosophie a essentiellement pour but d’inventer des concepts (Deleuze) ils disent toujours que la philosophie ne peut pas être une connaissance, et encore moins en transmettre une. Au mieux, nous dit-on, c’est une forme de savoir pratique, une méthode ou une technique de sagesse. Il me semble pourtant que cette conception pratique de la philosophie et du savoir philosophique est erronée, et qu’elle vide de sa substance une bonne partie de son enseignement. La philosophie n’est pas une connaissance scientifique, mais elle n’en est pas moins une connaissance et un savoir de vérités – et pas seulement une méthode, une technique ou une pratique. Elle est un savoir des doctrines et des arguments, qui s’enseigne. Cela n’exclut pas qu’elle soit une sagesse, ou vise à entre être une, mais si sagesse il y a elle est fondée sur un savoir, qui s’enseigne et s’apprend.
       J’avoue que j’ai bien du mal, malgré l’opposition qu’on tient souvent pour acquise entre savoir et savoir-faire, savoir que et savoir comment, ou entre savoir théorique et savoir pratique, à voir comment il est possible, s’agissant de la philosophie, d’apprendre un savoir-faire ou un savoir pratique qui ne soit pas en quelque manière basé sur un savoir théorique, c’est-à-dire un savoir propositionnel, consistant en des vérités exprimables sous forme de propositions, articulables dans un discours3. Nombre de savoirs dits pratiques basés sur des aptitudes physiques, comme savoir faire du vélo ou jouer d’un instrument, ne reposent pas sur la connaissance de vérités propositionnelles. Mais nombre d’autres, comme savoir lire une carte de navigation, savoir monter un meuble ou pêcher la truite, sont des mixtes de savoirs propositionnels et d’aptitudes physiques. Les premiers se transmettent le plus souvent par témoignage : par exemple, sans consulter le plan de montage d’un meuble, ou recevoir d’un expert l’information en question, il est très difficile de le monter, et sans savoir où pêcher des truites - c’est-à-dire sans savoir que les truites passent à tel ou tel endroit, qu’il faut pêcher à la mouche ici et pas là , etc. – il est difficile de savoir pêcher la truite.4 C’est encore plus vrai pour la philosophie. Même si l’on admet qu’elle est en partie un savoir pratique – savoir poser des questions, savoir écrire, savoir penser avec des concepts et à tel ou tel degré de généralité – cela ne s’apprend pas comme on apprend à faire du vélo ou à tricoter, ni même comme on apprend à jouer d’un instrument ou à peindre à l’aquarelle. Même si l’on admet qu’on apprend comment philosopher – notamment par des techniques de questionnement et de réponses, et des habitudes d’écriture - et pas seulement de la philosophie, le premier apprentissage suppose le second, et suppose une compétence qui passe par des activités intellectuelles complexes, même sous la forme socratique selon laquelle elle serait essentiellement un art du dialogue et de la conversation qui n’exigerait ni lecture ni écriture. Je n’ai guère fréquenté les « cafés philosophiques » quand ils étaient à la mode. Mais j’ai souvent eu l’impression que leurs promoteurs essayaient de promouvoir l’apprentissage d’une technique du philosopher sans passer par l’apprentissage de la philosophie, c’est-à-dire sans passer par la
longue macération des doctrines, des questions, et des textes des philosophes. On peut certes mimer la technique en question, un peu comme quand j’étais étudiant je pensais qu’il suffisait d’avoir une barbe, de fumer la pipe, d’avoir une veste en velours côtelé, et un volume de Kant à la main pour avoir l’air philosophe. Mais il y a une raison plus profonde encore pour laquelle le slogan kantien est faux. C’est que la philosophie est un savoir théorique, un savoir de vérités propositionnelles. Lequel ?

Kant refusait l’idée qu’il puisse y avoir un authentique savoir philosophique : la philosophie n’est ni une science comme les mathématiques ou les sciences de la nature, ni un savoir sur des entités comme celles dont parle la métaphysique. Elle n’est pas selon lui non plus un art, ni au sens d’une technique, ni au sens des beaux-arts. Raffinant la position kantienne, Gilles Gaston Granger disait que la philosophie est une connaissance, mais sans objet, sans vérités ni démonstrations5. Il voulait dire par là que sans être une science, elle était pourtant une activité sérieuse, dotée de contenus propres, bien que ces contenus ne soient ni formels ni empiriques. On voit bien ce que veulent dire Kant, Granger et Alain quand ils soutiennent qu’il n’y a pas de connaissance philosophique à proprement parler. Ils veulent dire que la philosophie ne repose pas sur, ni ne délivre, des contenus de savoirs vérifiables, comme le font les sciences naturelles et les mathématiques, ni des contenus de savoir spéculatifs comme prétendent faire la théologie ou la métaphysique. Ils veulent dire aussi qu’elle n’est pas de la poésie ou du roman, comme le voudraient les esthètes de la philosophie, qui nous disent qu’elle invente des concepts comme les artistes inventent des formes. Mais la position de Granger est contradictoire. S’il y a vraiment connaissance philosophique, elle doit avoir des objets, et pouvoir délivrer des vérités. On ne peut savoir que quelque chose de vrai, et n’avoir de connaissance que d’objets. De même il ne peut y avoir de démonstration que si, partant de prémisses vraies, on aboutit à des conclusions qui le sont aussi. Sans quoi on n’a affaire ni à des connaissances ni à des démonstrations. Pourquoi alors Granger entend-il encore parler de « connaissance philosophique » ?


La connaissance des arguments

 
Il me semble au contraire que l’on peut littéralement parler de connaissance philosophique et d’objets d’une connaissance philosophique, même s’il ne s’agit pas d’une connaissance scientifique. Ces vérités et cette connaissance portent sur des arguments, et la philosophie que l’on peut enseigner consiste en la reconnaissance et l’examen critique de ces arguments. Mais ces arguments sont d’un type particulier : ce sont des arguments philosophiques. La thèse que je voudrais esquisser ici est que la connaissance philosophique est la connaissance d’un ensemble d’arguments philosophiques canoniques, sanctionnés par la tradition. Ce savoir est une connaissance qui porte sur les thèses que ces arguments visent à prouver, sur les concepts philosophiques et non philosophiques qu’ils impliquent. Cette connaissance est de nature théorique : elle consiste en un répertoire de ces formes argumentatives et des doctrines qui leur sont associées. Elle est aussi « pratique », non pas au sens de la possession d’aptitudes physiques ou techniques, mais au sens de la possession et de l’apprentissage de capacités à critiquer rationnellement ces arguments, c’est-à -dire les évaluer, examiner leurs prétentions à prouver ce qu’ils avancent, et à leu substituer de meilleurs arguments. Cela inclut aussi une capacité à les réfuter, à montrer qu’ils ne sont pas probants. La philosophie ne consiste pas à accepter ces arguments, mais à les mettre à l’épreuve. Tout ceci est l’objet d’un savoir, mais aussi d’une critique de ce savoir.
          La connaissance philosophique n’est d’abord pas autre chose qu’une connaissance réflexive du sens commun. Cela suppose qu’il y ait quelque chose comme une connaissance commune, dont les structures et les concepts soient relativement stables, et qu’elle soit articulable de manière sinon systématique, du moins cohérente6. Il y a un ensemble de jugements et de concepts naturels au sens où ils forment l’objet d’une connaissance largement tacite dont est doté tout individu, et qu’il est possible d’articuler et d’exposer. Selon certains philosophes, ces jugements et concepts ne sont pas l’objet d’une connaissance, mais sont des présuppositions qui ne sont ni vraies ni fausses7. Mais il est également très plausible que nombre de propositions et de concepts de base, comme ceux de cause, de temps, d’espace, de nombre, et tout ce que les philosophes appellent nos catégories soient des structures permanentes. Il en est de même de nos concepts plus sophistiqués parce qu’ils portent sur notre connaissance, comme ceux de vérité, de preuve, ou de ce qui s’ensuit de quoi. La connaissance philosophique est d’abord une connaissance de ces concepts de base, et en ce sens c’est une connaissance de la connaissance. La connaissance
naturelle n’a rien de philosophique de prime abord, au sens où tout le monde, du moment qu’il exerce sa raison dans son usage naturel, en dispose. Mais elle devient philosophique quand elle est réflexive, articulée systématiquement et exposée. Elle peut alors devenir connaissance de la connaissance philosophique. Une bonne partie de la philosophie consiste à mettre à jour cette structure de la connaissance de base, et ensuite de ses articulations philosophiques. Cela ne va pas de soi, et il y a diverses manières de le faire. Mais il y a toutes les raisons de penser que cette connaissance naturelle est là, comme base permanente de notre pensée commune, et que l’articuler c’est articuler les bases à partir desquelles nous pensons.
          Une partie de cette connaissance porte sur les structures logiques et argumentatives de notre pensée et sur notre capacité à raisonner. Un argument en général est un ensemble de propositions dont certaines sont des prémisses, et dont est supposée s’ensuivre une ou des conclusions. Quand les arguments sont déductifs, et quand ils sont valides, la conclusion est supposée logiquement des prémisses, autrement dit est telle qu’elle ne pourrait pas être fausse si les prémisses sont vraies. Un argument peut aussi être valide quand les prémisses sont fausses, même si dans ce cas il n’est pas sain ou correct (en anglais sound). Si un argument est sain et valide, alors sa conclusion constitue une connaissance. C’est trivialement le cas pour des arguments logiques usuels, tels que les syllogismes ou les arguments conformes à des règles d’inférence logique (comme les règles de déduction naturelle). La logique, en tant qu’ensemble de règles du raisonnement et de l’argument valide, est un ensemble de vérités. Il est vrai, par exemple, que les arguments de la forme : P, Si P alors Q, donc Q ou non Q, si P alors Q, donc non P, sont valides. Ce sont des choses que l’on sait, et qui peuvent s’enseigner et s’apprendre. Donc dans la mesure où la logique fait partie de la philosophie, on peut apprendre la logique et l’enseigner. Le problème est que ce savoir logique, s’il porte sur la logique élémentaire, est le plus souvent fort pauvre, et s’il porte sur la logique avancée, est inaccessible à qui n’a pas, ou n’a pas acquis une formation mathématique. Quel intérêt y- a-t-il à savoir que « Tous les canards savent valser, Gédéon est un canard donc il sait valser ? » est un raisonnement valide ? Bien sûr si les arguments philosophiques sont supposés avoir le moindre intérêt, ils ne doivent pas être de ce type. Il faut que ce soient des arguments mettant en jeu certaines thèses philosophiques, ou d’intérêt philosophique. Les arguments philosophiques sont ceux qui mettent en jeu des concepts centraux à la fois de notre pensée commune et ceux qui ont donné lieu à des discussions au sein de la tradition philosophique, comme ceux de cause, de justice, de liberté, de connaissance, de vérité, de possibilité ou de nécessité. Mais d’autres arguments sont démonstratifs, ou au moins visent à l’être. Un argument philosophique n’est pas nécessairement démonstratif, car certains arguments, comme les arguments inductifs, ne conduisent qu’à des vérités plausibles ou probables. Il y a en a 
beaucoup en philosophie. Cela ne suffit pas à assurer une connaissance. Mais si un argument est démonstratif, il peut au moins prétendre constituer une connaissance. Ainsi l’argument ontologique sur l’existence de Dieu le serait, s’il était correct et valide. Ou bien si l’on pouvait prouver l’incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme, ou leur compatibilité. Ou encore les arguments sceptiques, comme l’argument du rêve, celui du Malin Génie, ou le trilemme d’Agrippa, l’argument Dominateur, l’argument kantien sur le mensonge, ou les arguments utilitaristes. Ces arguments peuvent aller des plus simples, comme les sorites, aux plus sophistiqués, comme l’argument humien de la circularité de l’induction, ou même la « preuve » de l’existence du monde extérieur de Moore/ Une liste complète serait fastidieuse, mais ils sont tous sanctionnés par la tradition philosophique. Nombre de ces arguments peuvent prétendre à être à la fois valides (inférés selon les règles usuelles de la logique) et convaincants (basés sur des prémisses au moins plausibles). Bien sûr une chose est d’avoir une visée démonstrative, autre chose de la réaliser effectivement, et il y a loin entre des vérités philosophiques putatives, comme celles qui sont supposées découler de ces arguments, et des vérités philosophiques démontrées, et par conséquent entre ces visées de vérité et un savoir, mais ces arguments eux-mêmes forment la base d’un savoir philosophique, qui s’enseigne, non pas de manière dogmatique, comme on le ferait pour un enseignement d’articles de foi ou des thèses thomistes, ou comme on le ferait pour des théorèmes de mathématiques, mais d’un enseignement critique et dialectique, destiné à montrer les présuppositions de ces arguments, lesquels ont le plus de chances de réussir, ce qu’ils sont supposés montrer, et quelles autre arguments concurrents seraient possibles.
Tout ceci ne va évidemment pas sans présuppositions, dont certaines peuvent être contestées. Tout d’abord cela suppose que l’on admette que le discours philosophique relève des assertions, c’est-à-dire de l’expression de jugements tenus comme vrais ou faux. Cela s’oppose à l’idée, entretenue par nombre de philosophes contemporains, selon laquelle les énoncés philosophiques ont essentiellement une valeur expressive, à la manière des énoncés relevant du goût ou de la littérature, voire des ordres ou des impératifs (comme si ces énoncés étaient des stipulations ou des impératifs8). Quand un philosophe nous dit, comme Deleuze, que la philosophie invente et « crée » des concepts, et des personnages conceptuels qui ne s’insèrent pas dans des propositions, qu’il est vain de demander aux concepts philosophiques et aux arguments construits à partir d’eux s’ils sont corrects ou non, et si un philosophe a raison ou non, il a beau expliquer que les concepts et les personnages philosophiques ne sont pas comme les de personnages de roman , et qu’ils se distinguent des fonctions de la science aussi bien que des percepts de l’art, il soustrait la philosophie à toute évaluation aléthique et cognitive 9. La position que je défends est exactement opposée. Il est vrai, comme le note Deleuze, que les concepts philosophiques ne se présentent qu’au sein d’ensembles plus ou moins cohérents et construits (à la différence des concepts qui forment la connaissance naturelle) qu’on appelle « doctrines » ou « systèmes », et que les énoncés et arguments philosophiques ne se laissent pas toujours évaluer isolément. Par exemple la doctrine stoïcienne selon laquelle il y a diverses formes d’assentiment, dont la plus accomplie est volontaire, et les arguments des stoïciens à cet effet. 10 Mais il est aussi possible d’examiner certains arguments (comme les sorites, ou l’argument ontologique) isolément. Il est aussi possible de montrer que tel ou tel argument est non probant. Et si l’on admet cela, et si on admet aussi que le discours philosophique a une visée argumentative, nous avons le moyen de soutenir qu’il y a une connaissance philosophique. En effet il suffit de songer à l’usage réfutatif, déjà pointé par Aristote, des arguments : quand on critique quelqu’un et qu’on peut montrer qu’il se contredit, alors l’énoncé contradictoire avec celui qui est réfuté est vrai, et si la contradiction est d’ordre logique, il est nécessairement faux, et par conséquent son contradictoire vrai. La critique, et même la polémique, sont fréquentes en philosophie. Si elle réussit, cela montre au moins que certains énoncés philosophiques sont faux, et donc que leur contradictoire est vraie.11
On répondra que ne suffit évidemment pas à réfuter une philosophie, au sens d’un ensemble de thèses. Ces thèses forment en général des systèmes, par exemple les systèmes platoniciens, nominalistes, sceptiques. Or ces systèmes sont incompatibles entre eux, et ne sont pas équivalents. Comment alors peut-on soutenir qu’il y aurait des vérités philosophiques ? Martial Guéroult parlait de « vérités de système » dans le cas des vérités philosophiques, et Jules Vuillemin l’a suivi dans l’idée que la philosophie ne peut être qu’une pluralité de systèmes qui ne peuvent exprimer une vérité unique, mais seulement des vérités relatives à chaque type de système.12 Je ne me prononcerai pas ici sur cette conception, mais elle est fausse sur deux plans au moins. Tout d’abord elle suppose qu’il ne puisse pas y avoir de progrès en philosophie. Même si l’on admet qu’il n’existe qu’un petit nombre de réponses aux questions centrales de la philosophie,
incorporées dans des types de systèmes, les types d’arguments et de méthode destinées à les prouver évoluent. Ainsi, il est faux que les problèmes de la théorie de la connaissance n’aient pas évolué depuis l’époque hellénistique. On continue d’examiner les questions de base de ce qui justifie la connaissance, mais les méthodes et les arguments se sont nettement enrichis. Il y a progrès non pas dans les questions ou les thèmes, mais dans leurs traitement. Ou encore on peut noter que les notions de base de la théorie de la valeur se trouvent chez Aristote et les médiévaux, mais une théorie philosophique de la valeur n’a pas émergé avant la fin du dix-neuvième siècle. 13 En second lieu cette conception de la philosophie comme inséparable des systèmes est fausse si elle dit que l’on ne peut pas isoler, au moins relativement, une thèse ou un argument philosophique du système au sein duquel elle a été énoncée. Or on le peut : il y a une permanence non holistique et trans-systématique, si l’on peut dire, des arguments et des thèses philosophiques14. Par exemple, le trilemme d’Agrippa est un argument philosophique relativement stable dans l’histoire. Il apparaît dans les Seconds Analytiques d’Aristote, est développé par les écoles sceptiques comme l’un des tropes classiques, et il est discuté par les écoles hellénistiques. Il court jusqu’à la Renaissance, quand le problème sceptique reparaît. Il revient avec l’Enésidème de Schulze, que recensa Fichte, et passe chez Reinhold, puis Fries et Leonard Nelson, et de là chez Popper15. On le retrouve chez Chisholm et dans l’épistémologie contemporaine. A côté d’argument stables comme ce trilemme, il y a des arguments de facture plus récente, comme le problème de Gettier16. Ces arguments ne sont pas intrinsèquement liés à une position philosophique particulière (empiriste, rationaliste, fondationnaliste, cohérentiste, sceptique, etc.). Ils sont discutés et discutables pour eux-mêmes, autrement dit-on peut en examiner de manière critique les présupposés, la validité, et les conséquences pour la théorie de la connaissance. C’est très largement cette tâche critique qui s’enseigne, et forme la base de la compétence enseignable
     Les concepts philosophiques, pas plus que les arguments philosophiques, ne sont identiques aux concepts et aux arguments de sens commun. Mais ils sont basés sur eux. Quand on analyse ces concepts on obtient, si les analyses sont correctes, des énoncés qui sont vrais en vertu de la signification des concepts qui y figurent, autrement dit ce que l’on appelle traditionnellement des énoncés analytiques. Nombre d’énoncés philosophiques sont de ce type, parce qu’ils sont vrais en vertu des concepts qui y figurent et parce qu’une analyse philosophique peut les mettre à jour. Par exemple, selon une analyse célèbre, être libre c’est avoir la possibilité de faire autrement, et selon une autre analyse célèbre, la connaissance c’est l’opinion vraie pourvue de raison ou de justification. La philosophie est – et c’est une thèse que l’on trouve aussi bien chez Alain que chez les philosophes analytiques – analyse de concepts. Ces analyses ne sont pas nécessairement correctes, et on peut les réfuter. Mais elles sont l’objet d’un savoir, qui s’enseigne. Ce savoir est, en ce sens, analytique. Cela suppose que l’on admette qu’il y a des énoncés analytiques, et que l’on accepte que des analyses philosophiques transcrivent ce savoir, qui ne va pas de soi. Mais si on l’admet, c’est une des sources de savoir philosophique, et cela s’enseigne.
Le savoir philosophique n’est certainement pas du même type que le savoir au sujet du monde extérieur que G.E .Moore prétendait tirer de sa célèbre preuve qu’il y a un monde extérieur – voici une main, et une autre, et je le sais donc il y a deux objets au moins dans le monde, et je le sais, donc je sais que le monde extérieur existe. Il est plus sophistiqué. Il n’est pas non plus une forme de savoir anthropologique ou psychologique, portant sur les structures de notre pensée. Et il n’est pas non plus - ni seulement – un savoir sur l’histoire des thèses et systèmes et leurs combinaisons, comme le veut la conception Gueroult-Vuillemin. Mais on peut néanmoins dire qu’il y a ce que l’on pourrait appeler un sens commun philosophique, qui est su quand on pratique les auteurs de l’histoire de la philosophie. Ce savoir, même quand il est refusé par les philosophes, comme chez Nietzsche, est néanmoins présent. Il forme la base des arguments des philosophes. Il s’enseigne, et quand on en a le bagage de manière explicite, on sait déjà un peu de philosophie. Ce savoir s’ajoute à ce que l’on pourrait appeler les disciplines auxiliaires de la philosophie : la logique, la rhétorique, l’analyse lexicale et sémantique, et l’histoire des idées. Tout ceci forme un ensemble de savoirs, qui peuvent s’enseigner.


Comment l’ enseigner ?

 

Il faudrait dire comment on l’enseigne, et je ne peux ici qu’esquisser ma réponse. Mais si l’on admet la conception - en fait relativement traditionnelle même si elle n’est pas kantienne – que j’ai esquissée ici, on peut concevoir que l’enseignement de la philosophie , sous sa forme élémentaire au lycée, ou sous des formes plus sophistiquées à l’université, consiste en un exposé d’un répertoire de formes argumentatives , qui constitue l’objet d’un savoir, de nature théorique, et pas seulement de nature pratique , qui soit bien plus qu’une technique ou une discipline de l’esprit. Ce savoir ne s’identifie ni à celui de la logique, ni à celui de l’histoire de la philosophie, ni à celui de la sémantique ou de la rhétorique. Mais il leur emprunte des éléments. Il n’est pas uniquement dogmatique, même s’il comprend des étapes dogmatiques, où les élèves doivent simplement apprendre ces formes. Il est aussi critique, au sens où l’on doit aussi apprendre à critiquer des arguments, à les opposer à d’autres, et à chercher à les amender ou à les réfuter. Tout ceci forme la base d’un apprentissage. Ce savoir est en partie pratique, au sens où c’est celui d’une dialectique, mais il est aussi à sa base, théorique.
 

Voici quelques exemples de ce que seraient ces formes argumentatives et les manières de les enseigner. Les propositions qui suivent n’ont rien d’original. La plupart sont enseignées par les professeurs au lycée, mais peut-être ne l’ont-elles pas été de manière systématique. 17
En premier lieu, la culture de l’argument pourrait s’appuyer sur les travaux des linguistes et des théoriciens de l’argumentation, afin d’analyse des schèmes usuels de raisonnements corrects et incorrects. L’étude des sophismes offre un vaste répertoire, et il existe une littérature abondante à la fois dans les manuels de logique « informelle » ( car il ne s’agit pas, au lycée, d’enseigner la logique formelle, qui rebute), dans les ouvrages de rhétorique et dans la vaste littérature de « pensée critique ». Cet enseignement peut passer par des analyses de textes littéraires, d’articles de journaux, ou de discours médiatiques. 18
En second lieu, un grand nombre d’arguments classiques en philosophie peuvent se prêter à un enseignement qui en explore à la fois la structure et les ramifications problématiques. Par exemple :
(i) Nombre de tropes du scepticisme se prêtent aisément à cet exercice. Ainsi le trilemme d’Agrippa, déjà mentionné plus haut, (qui nous dit que l’on ne peut justifier une proposition sous peine soit d’une régression à l’infini, soit d’un cercle, soit d’un arrêt arbitraire) peut servir à un cours sur ce que c’est que justifier et sur la nature de la raison et de l’explication, et se rattacher à la question du fondement de l’induction. Les arguments sorites (du tas, du chauve) sont des sources très utiles. Tout d’abord il faut analyser leur structure :


(i) Si x a la propriété Pi (a un cheveu), il est Q (chauve)
(ii) Si x a la propriété Pi+ii (a 1+ 1 cheveu), il est Q (chauve)
(iii) si X a la propriété Pn , il est Q (il est chauve)
(iv) donc X est Q (chauve)


qui repose sur un modus ponens simple. Pourquoi passe-t-on d’une proposition vraie (il n’y a qu’un cheveu sr la tête à Mathieu, donc il est chauve, à une proposition fausse ( Mathieu a 1000 000 de cheveux , donc il est chauve ). Quel est le principe fallacieux (s’il est fallacieux) ? Peut-on rendre ce raisonnement valide ? Sinon, pourquoi? Puis, une fois la structure exposée, pour aborder la question du vague de nombreuses notions et de nombreuses entités (le vague est-il dans le langage ou dans les choses? Peut-on l’éliminer ? Les couleurs et les qualités sensibles sont-elles vagues et pourquoi ? Nos croyances sont-elles vraies ou fausses ou seulement probables et susceptibles de degrés). Enfin les arguments de l’erreur, de l’illusion et du Malin génie peuvent fournir la base d’une réflexion sur la connaissance (il y a eu ces dernières années une floraison de livres sur Matrix, mais ces questions peuvent s’étudier à partir de la littérature (Montaigne, Calderon, littérature fantastique)
(ii) Le dilemme de l’Euthyphron : est-on pieux en vertu du fait qu’on est aimé des dieux ou par soi-même ? peut servir à introduire tout un ensemble de questions relatives à l’opposition entre réalisme et anti-réalisme au sujet de certaines entités : les propriétés morales (sont-elles réelles ou dépendent-elles de l’esprit ?), les qualités sensibles ou secondes (sont-elles dans les choses ou dans l’esprit ?), les objets mathématiques (existent-ils par eux-mêmes ou sont-ils construits par l’exprit ?)
(iii) Un certain nombre d’arguments classiques peuvent introduire des options philosophiques très classiques. C’est le cas de l’argument dominateur : (a) le passé est nécessaire (b) du possible à l’impossible la conséquence n’est pas bonne (c) tout ce qui est possible adviendra. Selon qu’on accepte l’une ou l’autre des prémisses, on tranchera en faveur de la liberté ou du fatalisme. De même l’histoire de l’âne de Buridan. Ou encore l’argument du dessein intelligent ou du grand horloger. Les implications métaphysiques sont évidentes. 19
(iv) Les arguments utilitaristes en éthique comme le dilemme du tramway de Philippa Foot, ou l’argument de Judith Thomson sur l’avortement20
(v) Les arguments de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier) sont de bonnes portes d’entrée à des questions de philosophie politique (l’état de nature et le contrat social, la question du vote)
Ce ne sont que quelques exemples d’un enseignement qu’on pourrait appeler orienté par les énigmes et arguments. Un enseignement peut, en partie au moins, se structurer autour d’un ou de plusieurs de ces arguments. Chacun d’eux offre des options problématiques, et oriente des réponses données classiquement par les philosophes (ou des apories). Cet enseignement peut se rattacher aisément à la lecture de textes classiques. Les énigmes et arguments ne sont cependant que des stimulants à la réflexion, qui peuvent, à un niveau plus avancé ou dans un enseignement plus approfondi, donner lieu à l’exposé de doctrines. Il faut pourtant insister sur le fait que cette approche des questions philosophiques par l’argument se distingue fortement de la conception qui voudrait que l’enseignement philosophique soit orienté vers les problèmes seulement. Elle insiste sur le fait qu’aux problèmes et aux énigmes il y a des réponses, qu’on peut apprendre et maîtriser, mais aussi critiquer.
Le point essentiel, dans la perspective ici proposée est que ces schèmes argumentatifs et problématiques s’apprennent, comme s’apprennent les réponses possibles. Un élève qui n’en connaît pas la structure ne peut aller plus loin, et un élève qui en maîtrise la structure peut en développer des variations.
Il ne s’agit nullement de proposer que l’ensemble d’un enseignement de philosophie au lycée doive se structurer ainsi. Mais cette méthode me semble à la fois adaptable aux programmes , même sous la forme extrêmement ouverte qu’ils ont pris aujourd’hui, et conforme à une certaine conception de la philosophie, celle, classique et aristotélicienne, selon laquelle la philosophie s’adresse à des apories et essaie de les résoudre.
A cette conception, qui n’est pas, fondamentalement très différente de celle dont on concevait, à l’époque des « philosophes de la République » comme Lagneau et Alain, l’enseignement philosophique21, on peut s’attendre à ce qu’on oppose au moins deux choses. Tout d’abord, que devient l’idéal de sagesse, qu’Alain mettait en avant ? Et ensuite, pourquoi penser que la philosophie devrait consister, avant tout en des arguments ? A la première question, on répondra que l’enseignement de la philosophie, sous sa forme scolaire, n’est pas l’enseignement de la sagesse ni des moyens d’y parvenir. La sagesse est toujours basée sur un savoir. Comme le disait Brentano, on atteint le second âge du déclin de la philosophie , l’âge pratique, de la philosophie, quand on sépare celle-ci de la connaissance qu’elle incluait dans sa première phase, la phase créatrice22. A la seconde question, qui surgit chez tous les philosophes qui suivent Nietzsche quand ce dernier disait : « Qu’ai-je à faire de réfutations ? » ou « Qu’a-t-on à faire d’arguments ? » ou qui nous disent qu’on ne convainc personne, si ce n’est ceux qui sont déjà convaincus, on doit répondre qu’ils ont déjà mis le pied dans la troisième phase que distinguait Brentano, la phase sceptique, et qu’ils sont déjà en fait en marche vers la quatrième, le mysticisme. Ils n’ont plus le désir d’enseigner, mais celui d’édifier23

 

 

1 Ce texte est basé sur une intervention le7.10.2016 au GRDS de philosophie, à la suite du questionnaire http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article221 , où j’indique quelques pistes sur l’enseignement qui complètent le présent article. Merci à Janine Reichstadt de son invitation et aux participants pour la discussion.
J’ai jadis abordé certaines de ces questions dans “ Réinventer la philosophie générale ”, Le débat, 101, 1998, « Y a-t-il une vie après la dissertation ? » Côté philo, 3, http://www.cotephilo.net/
2 Alain , Elements de philosophie, 1916, réed Paris, Gallimard , 1940. 

3 Locus classicus : Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Londres, Hutchinson 1949, tr. Fr. Le concept d’esprit, Paris Payot, 1978, reed 2005. Précisons que par « proposition » je n’entends pas nécessairement une entité linguistique, mais toute forme de pensée dotée d’un contenu susceptible d’être vraie ou fausse, non nécessairement sous forme verbale.
4 J. Stanley et T.. Williamson, dans « Knowing How », Journal of Philosophy, 2000 ont soutenu que tout savoir comment repose sur une forme de savoir que au moyen d’arguments sémantiques selon lesquels toutes les clauses en how to + infinitif ( how to swim, how to play the piano, ec.) peuvent s’exprimer en clauses wh – ( where, what, which, etc. ) qui se construisent avec des propositions. Ces arguments ne sont pas tous convaincants. Mais Stanley et Williamson ont raison de dire que les deux formes de savoir ne sont pas aussi hétérogènes qu’on le dit. 

5 Granger, G. Pour la connaissance philosophique, Paris, O. Jacob, 1990. 

6 Cette conception est remarquablement exposée dans P.F Strawson, Analyse et métaphysique, Paris Vrin 1985. Mais c’est tout simplement celle qu’Aristote pratiquait quand il examinait les endoxa, les médiévaux dans leurs disputes dialectiques, Descartes quand il entreprend de considérer ses opinions au début des Méditations, Locke quand il entreprend une description de la connaissance commune, Kant quand il examine les structures de l’entendement, Brentano et ses disciples quand ils proposent de faire une psychologie descriptive, et les philosophes contemporains de tradition analytique, de Moore à David Lewis, quand ils pratiquent ce que Strawson a appelé « métaphysique descriptive ». L’analytique existentiale de Heidegger vise aussi à faire cela, bien qu’avec un degré de révision non négligeable. Il n’y a sans doute pas de description neutre de ces structures du sens commun, et l’anthropologie culturelle peut nous montrer que ces structures peuvent varier. Mais l’hypothèse selon laquelle elles pourraient varier grandement , et de manière imprévisible à la fois dans l’espace et dans le temps, est une fiction de sophiste.
7 C’est la position de Wittgenstein et de ses disciples. Selon eux, le savoir dit « naturel » que nous avons d’un ensemble de propositions « ordinaires » qui forment des « charnières » de notre structure conceptuelle n’est pas un savoir de vérités, mais au mieux un ensemble de présupposés servant d’arrière-plan à nos actions. Selon la conception rivale, défendue par Moore notamment, qui est celle que je défends, ces propositions forment l’objet d’un savoir. Cf P.Engel « Epistemic Norms and the Limits of Epistemology” , in A. Coliva et D. Moyal Sharrock, eds, Hinge Epistemology, International Journal for the Study of Scepticism, Brill 2015 

8 On aura une idée de ce qu’est un style impératif en philosophie en lisant les livres d’Alain Badiou, où les énoncés philosophiques sont prononcés comme des décrets : « Je dis qu’il y a du Multiple », « les mathématiques sont l’historicité du discours de l’être en tant qu’être », etc.

9 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’es- ce que la philosophie ? Paris, Minuit 1990
10 Comme celui rapporté par Diogène Laërce au sujet du sage stoïcien Sphaerus : « Un jour que la conversation tomba sur la question si le sage doit juger des choses par simple opinion, Sphærus décida négativement. Le roi, pour le convaincre de son erreur, ordonna qu'on lui présentât des grenades de cire moulée. Sphærus les prit pour du fruit naturel; sur quoi le roi s'écria qu'il s'était trompé dans son jugement. Sphærus répondit sur le champ et fort à propos qu'il n'avait pas jugé décisivement, mais probablement, que ce fussent des grenades; et qu'il y a de la différence entre une idée qu'on admet positivement, et une autre qu'on reçoit comme probable. ( Diogène Laerce, VII, 177)
11 Je m’inspire ici de Claude Panaccio, « Philosophie et vérité » , in J. Proust et E. Schwartz , dir. La connaissance philosophique,essais sur l’oeuvre de Gilles Granger, Paris, PUF 1995
12 M. Guéroult , Dianoématique , Martial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier Montaigne, 1979, J.Vuillemin, What are Philosophical systems ? Cambridge, Cambridge University Press 1986 

13 Cf .P. Engel, « Jules Vuillemin, les systèmes philosophiques et la vérité » in P.Pellegrin et R. Rashed, eds. Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance, l'oeuvre de Jules Vuillemin, Paris, Blanchard, 2005, et “Is there really something wrong with Contemporary Epistemology?”,Journal of Philosophical research, 40 (9999):287-296 (2015). Sur les progrès de la théorie des valeurs, voir notamment, The Oxford Handbook of Value Theory , Edited by Iwao Hirose and Edited by Jonas Olson, Oxford, Oxford University Press, 2015.
14 Une conception que j’ai défendue notamment contre Alain de Libera, dans La dispute, Paris, Minuit 2007.
15 Cf notamment C. Bonnet, L'Autre École de Iéna - Critique, métaphysique et psychologie chez Jakob Friedrich Fries, Paris, Garnier 2013.
16 Pour une analyse des raisons pour lesquelles le problème de Gettier est de facture récente, voir J. Dutant « Pourquoi le problème de Gettier est-il si important ? » Klèsis, 2008, http://www.revue-klesis.org/pdf/Dutant-Klesis.pdf et «”The Legend of the Justified True Belief Analysis”, Philosophical perspectives, Volume 29, Issue 1, December 2015 Pages 95–145 

17 Je pense notamment aux travaux de Serge Cosperec sur le raisonnement en philosophie, et de l’ACIREPH , comme le volume de S.Cosperec et JJ Rosat, dir. Les connaissances et la pensée : Quelle place faire aux savoirs dans l'enseignement de la philosophie ? Bréal, Paris, 2003. J’ai fait des suggestions du même genre jadis dans « Y a t-il une vie après la dissertation ? », Côté philo 9, 1998.
18 Pour les sophismes, on peut s’appuyer sur Aristote, Réfutations sophistiques, sur la Logique de Port Royal, sur le Manuel des sophismes politiaues de Bentham ( tr. Fr. LGDJ 1996) sur le Système de logique de Stuart Mill, ou sur des manuels plus récents tels que Argumenter de M. Dufour (A. Colin 2005). Pour la pensée critique voir par exemple le manuel de M. Montminy , Raisonnement et pensé critique, Presses de l’Université de Montréal , 2009. Des livres tels que Traité de l’argumentation de C. Perelman, ou celui de O. Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris Minuit, ou de Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Payot 1985 sont très utiles. Enfin, pour un décryptage de nombreux sophismes dans les médias, voir J.Whyte, Crimes contre la logique, comment ne pas être dupe des beaux parleurs, Les belles lettres, 2003. 

19 Il ne s’agit pas de les étudier à la manière dont le fit J. Vuillemin dans Nécessité et contingence, Paris, Minuit 1985, mais on peut les discuter simplement, comme J. Vidal Rosset , Les paradoxes de la liberté, Paris, Ellipses 2008.
20 Voir sur ces arguments R. Ogien ,l’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Paris, Grasset 2011.

 21 J’ai indiqué jadis en quoi l’idéal de la « philosophie générale » n’était pas très différent de celui de la philosophie analytique classique, dans « Réinventer la philosophie générale », Le débat, 1998/4 , 101, 157-164.
22 F. Brentano, Die Vier Phasen der Philosophie, Leipzig, Meiner, 1926,. 

23 Dans un article essentiellement dirigé contre la conception de la philosophie évoquée ici, (« L'épouvantail de l'argument : La réception de la philosophie analytique en France », Esprit 2012/3 - Mars/avril
51 à 61) P. Cassou Noguès nous dit que la philosophe analytique qui fait de l’argument la forme de base de l’examen et de l’enseignement philosophique est à la fois triviale (car tout le monde argumente en philosophie) et fausse (car bien des philosophes analytiques, comme Wittgenstein (sic) ne fournissent aucun argument. On ne voit pas comment elle peut être les deux, puisqu’une trivialité est en principe vraie. Il juge cet accent mis sur l’argument à la fois la marque d’un « héritage aberrant » et d’un « conservatisme politique» consistant à accepter ce qui est et « engage à rester à l’intérieur des écoles constituées ». Tous les créateurs de concepts, c’est bien connu, sont des révolutionnaires, et tous ceux qui entendent enseigner la philosophie sont, c’est bien évident, des réactionnaires. Au moins ceux qui entendent en rester aux formes de la raison pourront-ils se satisfaire de n’être pas des mystiques, des esprits confus, ou les deux.