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samedi 1 décembre 2018

Jacqueries






            Depuis que j ai lu en 1959-60 Le piège diabolique  , j'ai eu peur des foules en colère, de la populace - peut être du peuple- , et j'ai pris la position de Mortimer,  même si je n ai jamais, comme lui, réussit à faire une prise de judo à Jacques Bonhomme. La réaction de ce dernier ( "Cet anglais m' a pris par sorcellerie") m'a appris pour toujours le rôle du prétexte dans le raisonnement humain. Mercier et Sperber ont beau m 'avoir rappelé qu'il était omniprésent depuis que nous sommes descendus des arbres, je ne me résous pas à l'accepter.  La foule de coquins que Mortimer affronte, même quand je me suis trouvé jadis en faire partie dans des manifs, m'horrifiait.

   La foule d'aujourd'hui est rarement une foule réelle, dans la rue ou dans les campagnes. C'est une foule virtuelle, sur face book et les réseaux sociaux.  Elle est bien pire que les foules anciennes.Mais elle se combine avec la présence sur le terrain: elle va sur des places, et occupe pacifiquement (Wall Street, Tarhir, Maidan, Gezi Park, la République). Dans la foulée, la foule cesse d'être pacifique.
 
        Quand Mortimer  arrive au Moyen Age, il se heurte  à une jacquerie déchaînée. Quand il est dans le futur, il trouve les révoltés aux ordres de Focas le rebelle, qui ressemblent aux Jacques du XIVème siècle. Le tout est annoncé dans la réforme de l'orthographe qu'il apprend dans les décombres du metro, que j' ai déjà commentée ici. Dans les deux cas, il réussit à se sauver grâce à son chronoscaphe. C 'est la seule solution: changer le plus vite possible d'époque. Mais , et c'est la morale de l'histoire, si le futur ni le passé ne sont vivables, le présent l'est-il pour autant? La seule solution, c'est l'éternité.




       L'album de Jacobs fut interdit à l'époque, car donnant une image trop noire du futur. Les censeurs avaient raison.





   

8 commentaires:

  1. Peut-être les gueux, manants et autres fripons ne sont-ils pas si détestables : certes lorsque les "jacqueries" prennent la forme, ou, disons plutôt, se caractérisent par des violences erratiques, gratuites (certains diraient irrationnelles) et constituent dès lors un pur et simple exutoire, une simple extériorisation des pulsions et autres affects primitifs (justifiés, il faut quand même le mentionner, par des conditions de vie de plus en plus aliénantes), de tels événements tendent à susciter une certaine antipathie chez l'observateur rationnel et éclairé (pléonasme), plus effrayé par les potentialités destructrices des agitations qu'il a le privilège d'observer que par l'éventualité d'une hypothétique victoire (qui lui apparaît souvent comme improbable) des révoltés et dont il doute, aurait-elle lieu, qu'elle puisse se traduire par des avancées réelles vers les valeurs suprêmes de Vérité de Justice ou de Bien. Néanmoins lorsque les fripouilles et autres sous-hommes décident d'inscrire leurs revendications sous la conduite de leur faculté rationnelle, lorsque les agitateurs sont mus par la tentative de faire valoir quelque chose comme l'actualisation, l'inscription dans leur vie concrète, effective, que ce soit par la sphère du droit ou par la médiation de je ne sais quelle institution, d'idées analogues à ces valeurs transcendantes que l'on vient d'énumérer; lorsqu'ils veulent la réalisation de leur liberté mais qu'ils voient que celle-ci est indissociable d'une recherche de la vérité et qu'elle est en elle-même (la liberté) une forme de vérité et qu'ils sont amenés par conséquent à s'interroger sur les conditions de possibilité de réalisation de cette liberté, en un mot lorsque leurs revendications s'inscrivent dans la perspective d'une recherche de quelque chose de transcendant, d'éternel s'accompagnant d'une analyse logique (peut-on imaginer une armée de prolétaires logiciens capables de traiter avec rigueur et précision de manière autonome et collective les problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés, en démontrant à l'aide de modus ponens et de déploiement de prémisses logiquement articulées menant nécessairement, de manière démonstrative, à une conclusion, le caractère inacceptable, illégitime, mais ici, sur des bases rationnelles analytiques, tout simplement faux, de leur état social) des moyens par la médiation desquels ces revendications sont honorées, alors les gueux en recherchant des avancées singulières, particulières à leur époque, rechercheraient également l'universel et rendraient leur lutte tout à fait plus "agréable" au regard de la froide mais importante raison analytique (raison certes anxieuse mais chez laquelle l'optimisme n'est pas totalement absent) qui observe de l'extérieur les déchaînements parfois stériles des béotiens et autres roturiers, et les avancées de ces fripouilles ne mèneraient peut-être alors pas vers la dégradation littéraire dont fait l'expérience le malheureux docteur Mortimer.

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  2. (Suite) Sans aller jusqu'à exiger d'une telle populace qu'elle se transforme en un peuple d'anges rationnels (ou d'ailleurs l'autre extrême comme dirait l'autre "un peuple de démons", moins souhaitable) et qu'elle accélère brutalement, par la prise de conscience de l'illégitimité de l'état dans lequel elle se trouve, de l'illégitimité de la domination qu'elle subit et par la prise de conscience d'elle-même et de sa situation sociale et historique, je ne sais quel processus, l'on peut je pense raisonnablement tempérer, ou disons raffiner, les analyses (quoi qu'il ne se soit pas ici agi, dans votre article d'une "analyse" à proprement parler) qui consistent à associer des rébellions mineures et peut-être d'ailleurs très certainement évanescentes et même parfois vaines à des actes annonçant dans le long terme les déchéances, décrépitudes et autres régressions littéraires que Edgar P. Jacobs a imaginées. A vous de voir professeur Scalpel.
    (Tout cela reste quand même ici très abstrait il faut bien le reconnaître)

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  3. Mais il est vrai que, en ce qui concerne l'aspect "imperium numericum" nouveauté de notre époque, celui-ci suscitera toujours plutôt, comme toute forme de virtualisation, dans le meilleur des cas, une attitude suspicieuse, à tout observateur tant on voit mal comment des problèmes concrets pourraient un jour être réglés par je ne sais quel "cybermilitantisme".

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  4. Amateur (non rémunéré)24 octobre 2024 à 23:45

    La seule issue serait l'intemporelle vérité plutôt que l'impure et corrompue réalité impermanente ? Quid de leur liaison ? Facultative ? Condamnée et condamnable ?

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  5. Est-ce juste que l'humanité refuse de savoir moralement ou est-ce aussi que ce savoir est objectivement très difficile à appliquer de façon cohérente et conséquente quand on prend en compte la globalité et sa complexité ? Et qu'il suffit d'un voisin avec moins de scrupules pour tout compliquer ? Bah, le "mieux qu'on peut " nous est sans doute plus souvent accessible que le "meilleur qu'on doit". Sauf à y voir une équivalence : si c'est bien ce qu'on doit, c'est en tous cas que fondamentalement on le peut d'une façon ou d'une autre. Bien qu'on y arrive ou non tout au bout du compte, ça ne changerait rien de ce que serait le meilleur. A moins qu'on ne soit d'un pessimisme noir ou neutre plus catégorique et qu'on incline à voir en l'idéal moral davantage une illusion qu'une réalité possible. Ou alors : que ce genre de raisonnement ne soit qu'une manière habile de nous défausser de notre propre responsabilité - malgré la difficulté. Même s'il n'y a peut-être pas que la nôtre. Sans parler des causes apparemment sans raison. Pas si évident tout ça.

    "Il lève son épée.
    Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
    Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
    Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !" . Cyrano (Rostand). Inutile de vous balancer la tirade en entier, je pense.

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  6. Si l'humanité en arrivait à se détruire en partie par cela même qu'elle a construit, serait-ce seulement la morale de l'histoire et non pas la morale tout court ? Qui impliquerait que si rien ne nous empêchait de nous détruire, rien ne nous y obligeait tant non plus. Quant à savoir jusqu'à quel point il est déjà trop tard, disons que cela n'exclut pas encore qu'il y ait des décisions à prendre et des actions à faire moins pires que d'autres. Pour essayer de favoriser un résultat moins définitif, à défaut de le garantir. On ne semble pas toutefois, pour le moment, se résoudre à prendre le moins pire chemin. Curieuse attitude kamikaze généralisée. Pas sans explication ou motivation compulsive plutôt que véritable raison.

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  7. Peut-être parce qu'on ne veut rien avoir à sacrifier. Une conception du droit qui se confond avec un caprice ? Si ni modération, ni répartition, ni régulation, ça y ressemble fort. Mais honnêtement, si j'étais responsable politique, j'admets que la prise de décision responsable serait très difficile. Avec peu de chances d'être réélu. Sans même parler des Poutine et compagnie à surveiller du coin de l'oeil pour pas être les premiers dindons de la farce cosmique. On est quelque peu mal barrés, en effet. Difficile aussi de ne pas être tentés par le découragement devant le réalisme cynique qui se joue et se moque de la vérité morale. Entre intérêt de quelques uns et celui de tous, à vouloir beurre argent et crémière, finira par ne plus y avoir d'intérêt du tout. Je ne sais pas toujours si le problème relève d'un manque ou d'un excès d'idéal. Mais d'un idéal mal compris, peut-être bien. Cependant d'une telle exigence à l'application...

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