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mardi 21 novembre 2017

sur la traduction de "bullshit"




   

    En m'excusant de revenir tout le temps sur ce sujet.  Le sens littéral de bullshit n'est pas difficile à donner : bouse, bouse de vache. Le sens figuré, pour désigner divers types de discours ou de propos, est plus difficile. Le traducteur français du best seller de Harry Frankfurt, On bullshit (1992, reed 2005, Princeton University Press, tr. fr 10/10, reed La table ronde) a rendu par "L'art de dire des conneries". Il y a en effet un sens où bullshit signifie "connerie"  ( et je renvoie ici à mon billet " inépuisable sujet") , au sens de : dire n'importe quoi, déblatérer , déconner . La forme nominale bullshitter  se rendrait donc  par : déconneur . Ce n'est pas tout à fait ce que veut dire le
terme au sens où l'emploie Frankfurt. IL cite l(Oxford English Dictionnary :

“"trivial, insincere, or untruthful talk or writing; nonsense."”
 
l'OED actuel est moins explicite


 Cela ne correspond pas exactement à "connerie " en français, qui s'emploie autant pour un certain propos ou dire que pour un acte ou un comportement. Certes une déconnade est un certain type d'action. Mais "J'ai fait une grosse connerie" = "j'ai fait une bêtise". Bullshit job  en anglais c'est un "travail à la con". L'expression "à la con" est éminemment intéressante et mériterait des gloses. Mais je ne crois pas que le bullshitting soit un propos à la con. De même "'ne dis pas des conneries" = ne dis pas des bêtises. Mais le bullshit, dans l'idée avancée par Frankfurt, selon laquelle le bullshitting se caractérise par une forme de représentations trompeuse, mais qui n'est pas du mensonge, et par une absence de respect de la vérité, n'est pas de la bêtise. Un bullshitter peut être au contraire, très intelligent, ce que les classiques appelaient un bel esprit. Frankfurt fait aussi le rapprochement avec l'anglais humbug  ( et tout son essai est un commentaire sur le texte de Max Black, "The Prevalence of Humbug" (dont je me demande si Fruttero et Lucenti se sont souvenus en donnant comme titre à l'un de leurs livres la prevalenza del cretino) qui signifie : fumisterie. "Fumisterie " ne convient pas pour bullshit , car  un fumiste est quelqu'un qui pratique une certaine sorte de sophistication dans sa fabrication du faux. Le bullshit au contraire évoque plutôt, comme le dit l'OED , une sorte de diarrhée , un flux non contrôlé.

    On pourrait , à bien des égards , traduire par "baratin" . Le bullshitter est un baratineur, un bonimenteur, un bavard et cela est conforme à l'idée que véhicule le terme de "propos de café du commerce", et à l'idée selon laquelle le bullshitter  est quelqu'un qui ne s'engage pas sur ce qu'il dit, qui ne prétend pas parler vrai , qui n'est pas sincère ni vérace. En anglais "cheap talk" , ou "just talking" , en français : "ce que j'en dis". En termes griciens, on annule son implicature ( l'implicature était qu'on parlait vrai, mais on avoue que c'est juste "pour dire quelque chose").  "Baratin" ou "bavardage" renvoient cependant un peu trop à la pratique de la conversation. Le bullshitter ne baratine ni ne bavarde : il balance, il lâche . Quoi ?

   Suggestion : il lâche un pet . Le bullshit pourrait être une foirade, le bullshitteur un enfoiré.Beckett
a un titre "Foirade" Mais cela traduit "fizzle" , qui est une chute, plus exactement quelque chose qui tourne en eau de boudin.
       Nous brûlons, si j'ose dire . On pourrait dire, si l'on veut coller à la bouse : "c'est de la crotte", ou " c'est de la merde". Mais cela ne capture pas le sens de bullshit comme discours vain. Celui qui ne s'occupe pas du vrai ni ne le respecte ne dit pas de la merde, ou de la crotte. Alors, ma traduction préférée pour bullshit  est foutaise . La foutaise est ce qu'on lâche , comme le foutre, mais qui est dénué de sens, sans intérêt. Le bullshitt se moque de la vérité, il s'en fout. C'est un peu vulgaire, j'en conviens, mais cela correspond assez à l'image de la bouse de vache, que  "baratin" ne rend pas.
      
 

16 commentaires:

  1. En ces temps de crise où tout le monde déraisonne, il n’ est peut-être pas inutile d'insister sur la zététique de la foutaise. Même les analytiques du Collège de France s’y intéressent, ce qui est louable. Il est sans doute vrai qu’il faut se limiter à un objectif gnoséologique. Si l’on prend la foutaise pour une logorrhée ou un psittacisme, on entre dans un domaine psychologique et médical.
    La fumisterie est plutôt une imposture. Sous le nom de Fumisme, elle a aussi été une posture littéraire et artistique de la décadence.

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  2. Oui, il y a de la fumisterie distinguée, ou du moins littéraire. On me dira qu'il y a des jeanfoutre de salon, de la merde dans des bas de soie et du jmenfoutisme snob. Mais habituellement la foutaise est vulgaire, aussi cela me semble assez bien traduire bullshit.

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  3. Dans l'état actuel des choses, faut-il craindre que les logiciens soient astreints à n'utiliser que le "ou" inclusif ? Serait-ce un exemple de merdre dans un bas de soi ?

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  4. Tous mes "ou" sont inclusifs, sauf indication contraire.
    Mais je ne suis pas logicien

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  5. Le bullshit serait donc le pet de bouche articulé comme un langage, tandis que le pet de bouche classique, à la française, n'est qu'un bruit, un degré zéro.
    L'orthographe inclusive, quant à elle, est peut-être une manifestation du maniérisme français. L'inclusion permet de mettre des "e" partout à la fin des mots, et d'insister sur ces "e", en les détachant, avec la bouche en cœur. On a dit que l'inclusion allait gâcher les qualités poétiques et musicales du français, mais elle va l'enrichir de la beauté du "e" muet que l'on prononce, et qui autorise la licence poétique pour faire des alexandrins parfaits. Pourquoi ne parle-t-on que d'écriture, à propos de l'inclusion ? L'inclusion, quand elle est dans la parole, fait revivre la diction de la Comédie Française, à la façon de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully.
    L'inclusion, qui est féministe, renoue avec la tradition de la préciosité.
    Néanmoins, on reproche à l'inclusion d'avoir un fondement biologique, tout comme on peut critiquer la vision physiologique du bullshit, comme diarrhée ou éjaculation verbale. Il est certain que l'inclusion binarise le genre, en le réduisant à la biologie, et fait l'impasse sur l'intersexe, le "questioning", l'asexuel, et même le pansexuel. Mais quand on s'adresse à un public avec un "messieurs-dames" un peu vulgaire, on est au moins sûr qu'à peu près tout le monde se reconnaîtra.

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  6. Ou, le pet, tel l'inconscient, est structuré comme un langage. Mais sauf chez les artistes, comme Joseph Pujol, il manque de structure.
    Autant que je sache les Précieuses, n'ont jamais demandé l'écriture inclusive. Madame de Scudéry était on ne peut plus respectueuse de la grammaire. Elle eu d'ailleurs un prix de la Acadéfraise. Sa Clélie est on ne peut plus ortographiquement correcte. Les Précieuses étaient trop intelligentes pour faire reposer leur combat sur des sottises comme la suppression de la domination du masculin en grammaire. Pour ma part, en matière de politesse , j'ai toujours tenu que la réplique de Delphine Seyrig a Jean Pierre Léaud - Doisnel dans Baisers Volés ( " quand on entre dans la salle de bain d'une dame nue, on dit pardon Monsieur" ) était exactement le tact nécessaire entre les sexes. Le jour où les féministes nous obligeront à dire dans ces circonstances " Pardon Madame", la civilité aura cessé d'être honnête, elle sera puérile.

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  7. En ce qui concerne l'irruption du populisme dans la vie politique internationale, il faudrait revoir son jugement à la baisse. On a cru reconnaître un avatar de Caligula dans l'actuel Président des USA. Il semblerait plutôt qu' il incarne une nouvelle version du "césarisme démocratique", dont le discours serait le bullshit. Mais il y aurait d' autres formes de césarisme, chez Poutine ou Erdogan. Parlent-ils le bullshit ? La Turquie moderne a déjà inventé un personnage satirique, le politicien Zübük, expert en bullshit ottoman, fieffé filou aux scandaleuses histoires, que racontait l'humoriste Aziz Nesin. Mais le bullshit d'Erdogan aurait une dimension théologico-politique, assez répressive.
    En philosophie spéculative, le bullshit est probablement sceptique. Il fait une suspension du jugement sur la question de la vérité. En philosophie pratique, son utilitarisme tendrait à prendre des libertés avec la déontologie.

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    1. Le bulshitter est peut être sceptique de facto, mais il ne l'est pas dans son attitude. Il se fout de la vérité. donc ni ne l'affirme ni ne la nie. Sa position serait plus proche de celle du cynique.

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    2. Pour les meilleurs analystes, y compris parmi les Turcs, l’islamisme d’Erdogan est clairement de l’ordre de la foutaise. Chez les dirigeants turcs, le modèle reste toujours Kemal Atatürk. Reste à savoir si la croyance elle-même ne produit pas de la foutaise, dans son rapport à la vérité, et à le chercher au risque d’ y perdre la vie. Thomas Nagel écrivit naguère un livre au titre prophétique : « Questions mortelles ».

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  8. A supposer que la traduction de "bullshit" soit désormais bien cernée,ce dont on ne doutera pas ici, il serait bon d'en avoir les meilleures illustrations; mais je devine qu'on serait vite renvoyé à tous les auteurs qui ont déjà été épinglés dans divers billets passés de ce blog ...
    A moins que vous n'ayez connaissance de brillantes nouveautés, en dehors de la question lancinante de l'écriture inclusive...

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  9. La lecture des billets de ce blog ne dispense pas de la lecture des ouvrages et articles auxquels il y est fait référence. De bons auteurs écrivent sur le bullshit depuis quelque temps.

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  10. Cécile Fabre traduisit le "Marxismus Sine Stercore Tauri" de Jerry Cohen par "Marxisme sans foutaise" (Un siècle de philosophie 1900-2000, Folio, 2000, p. 631). Il considère, dans ce volume, que la foutaise est une forme de malhonnêteté intellectuelle, "qui consiste à ne pas répondre honnêtement aux critiques". Par contre Fabre semble traduire bullshitter par "diseur de foutaise" que Cohen distingue clairement du dogmatique. Contrairement à ce dernier, le bullshitter est, selon Cohen, celui qui est prêt à changer d'avis lorsqu'il est soumis à la critique, mais de manière inconsidérée, sans réflexion sur ses opinions, pour à tout prix ne pas être vaincu. On retrouve là foutaise comme une forme de vice intellectuelle, ce qui la rapproche de certaines de vos investigations sur la stupidité.

    Dans un autre article ("Complete Bullshit") dans lequel il discute les positions de Frankfurt et se penche sur la foutaise académique, Cohen s'intéresse à la relation entre foutaise et non-sens et caractérise "une variété de non-sens comme ce qui dans un discours est par nature inclarifiable, un discours qui n'est pas seulement obscur, mais que l'on ne peut pas rendre sans obscurité (unobscure), et où un succès apparent en le rendant sans obscurité créé quelque chose qui n'est pas reconnaissable comme version de ce qui a été dit. C'est pourquoi c'est fréquemment une réponse appropriée face à une accusation de foutaise que de tenter de clarifier ce qui a été dit." Selon lui la foutaise étudiée par Frankfurt est un phénomène de la vie quotidienne, c'est une activité dont l'essence est l'indifférence à la vérité. Celle étudiée par Cohen est un phénomène liée à l'académie, c'est un résultat, dont l'essence est l'absence de clarté ou plutôt le fait pour un énoncé ou un texte de ne pas pouvoir être rendu clairement.
    Quant au bullshitter, il y aurait deux lectures possibles selon Cohen: 1) "a person who is disposed to bullshit; he tends, for whatever reason, to produce a lot of unclarifiable stuff. 2)a person who aims at bullshit, however frequently or infrequently he hits his target".
    Il juge donc qu'il y a tout un tas de ce type de foutaise dans certains domaines de la culture phioloshique et semi-philosophique ; l'obscurité est ce qui est visé dans beaucoup de cas de "production of philosophical bullshit" ainsi qu'un manque d'intérêt pour la vérité. Ce sont des fautes morales, mais Cohen préfère se concentrer sur la critique du produit (qui est visible) plutôt que sur le processus qui lui ne l'est pas. Il enchaîne sur la question judicieuse suivante: "Pourquoi est-ce qu'un genre de foutaise est florissant en France ?" (dans le milieu académique)... dont quelques réponses ont déjà été suggérées par ici.

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    1. Merci de ces précisions, et je suis ravi d'apprendre que Cécile Fabre a traduit comme moi ( j'ai contribué au même volume et ne me souvenais plus de son texte). Je n'ai jamais trouvé que l'article de Jerry Cohen apportait vraiment quelque chose de nouveau par rapport aux charactérisations de Frankfurt. Ce dernier prend évidemment bullshit au sens 2) . Quant à la raison pour laquelle il y a beaucoup de foutaise en philosophie, elle est , selon cohen, que l'on enseigne la philosophie en France dans le secondaire. Cela m'a toujours semblé une explication un peu courte, car on enseigne aux US et en UK la philosophie à l'université seulement et ces deux pays ont contribué puissamment à la diffusion de la foutaise française et internationale (FFI)

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  11. Nosdivad le retour29 novembre 2017 à 09:33

    Je m'interroge sur l'intentionnalité de la foutaise. Peut-on intentionnellement énoncer une foutaise avec l'espoir d'être compris? Parce que si ce que lâche le bullshiter est dénué de sens et sans intérêt, alors on peut se demander pourquoi il le fait? Si donner l'intention c'est rationaliser le comportement, est-ce bien raisonnable de rationaliser le déraisonnable?

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  12. le bullshitter n'a pas l'intention d'être compris, à la différence du menteur.

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