Pages

lundi 2 janvier 2017

LA CONCLUSION REPUGNANTE hommage à Parfit (1942-2017)


     

    La philosophie de la bêtise est trop souvent individualiste et qualitative: elle renvoie à des expériences et à des jugements sur les gens idiots ou sur ses propres idioties ( voir le billet ici même  sur Salavin). Il est temps de lui appliquer les principes du « population thinking », du mode de pensée populationnel et quantitatif que les darwiniens nous recommandent non seulement en biologie évolutionniste, mais dans un grand nombre de domaines tels que l'évolution de la morale. Appliquons la à l'intelligence et à la bêtise.

     Les analyses jadis de Robert Musil ( remarquablement commentées par Jacques Bouveresse et par Kevin Mulligan   ) celles basées sur le principe de Peter (tout le monde atteint un jour son seuil d'incompétence) ou celles  de Carlo Cipolla sur les lois fondamentales de la bêtise humaine, ont ouvert la voie.
     
    Le fait que l'on apprenne en même temps en ce 1er janvier 2017 la mort de l'inoubliable créateur de Bambi , celle de l'inventeur de l'oeuf Kinder Surprise et celle du philosophe  Derek Parfit donne une occasion de méditer une fois de plus sur la bêtise.  Rendons donc un hommage indirect à  Derek Parfit en essayant d'appliquer son fameux paradoxe populationnel à la bêtise humaine, plutôt qu' à la quantité de bien-être ou de qualité de vie.

     Tout le monde (?*) connaît le paradoxe populationnel que Parfit a proposé dans Reasons and Persons (1984). Il l'énonce  ainsi :


“For any possible population of at least ten billion people, all with a very high quality of life, there must be some much larger imaginable population whose existence, if other things are equal, would be better even though its members have lives that are barely worth living”

Soit une suite de populations, A, A+, B, B+ , C, C+ ... Ω obtenues par simple addition. La population A consiste en un petit nombre d'individus très intelligents et cultivés. La population A+ est la même que A, plus quelques individus un peu moins intelligents. a population B a le même nombre d'individus qu 'A+, dont le niveau d'intelligence est le même ( moins que les membres de A, mais plus que celle des individus supplémentaires d'A +. La population B+ a tous les individus de B , plus quelques individus dont le degré d'intelligence est moindre que celui des membres de B, mis toujours élevé. C modifie B + de la même manière que B modifie A + , et ainsi de suite.

    
La population A+ semble aussi intelligente que celle de A , car elle contient des individus supplémentaires dont l'intelligence est presque égale.Il semble en général qu'une simple addition d'intelligence est au moins aussi bonne que pas d'addition du tout ( Addition simple). Plus généralement une augmentation de l'intelligence totale et moyenne qui crée aussi une égalité dans l'intelligence est toujours une amélioration de la population ( Aversion pour une égalité faible). L'addition simple implique que B+ est au moins aussi intelligente que B. L'aversion pour l'inégalité faible implique que C est plus intelligente que B+ . Mais alors nous devons conclure que Ω est plus intelligente que A ( car si X est au moins aussi intelligente que Y et Y plus intelligente que Z alors X est plus intelligente que Z). Mais ce résultat est inacceptable . Dire que A, une population dont les membres sont très intelligents est plus bête que Ω , une population dont les membres sont de parfaits crétins, revient à accepter la Conclusion répugnante (**). Pour toute population parfaitement égale qui est très intelligente, il y a une population de parfaits crétins, et qui est plus intelligente .

En d'autres termes la plus grande intelligence au sein d'une population est telle qu'il y a une population encore plus grande qui serait plus intelligente, mais dont les membres seraient complètement idiots. La qualité de la vie intellectuelle ne nous importe-t-elle pas autant que celle de la vie tout court? Si l'on admet qu'on peut avoir une qualité de vie intellectuelle très élevée mais dans
une population de crétins, est-on vraiment tenté d'augmenter la population?




* on peut se le demander. Aucun des livres de Parfit en éthique n'a été traduit en français. Le commentaire faible de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre n' a pas conduit les éditeurs français à traduire ce livre,et seul un petit éditeur a traduit certains autres essais de Parfit sur l'identité personnelle. Les commentaires sont encore plus rares. Seule l'anthologie de Catherine Audard sauve l'honneur du pays de Daniel Halévy.

"Surpopulation et qualité de vie», in Catherine Audard (éd.) Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Vol. 3, Chapitre IV , Paris, PUF, 1999, p. 265-267, 313-340

(**) Parfit joue sur le sens de repugnant : "contradictoire" et " insupportable" ; on me dira que "répugnant" n' a pas, en français,le sens de "repugnant" en anglais. Réponse : les deux sens, au XVIIème siècle se jouxtaient ( Pascal écrit :
Il y a un grand nombre de vérités et de foi et de morale, qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable

17 commentaires:

  1. Une conclusion modeste, certes inductive, mais suffisamment certaine, semble pouvoir être tirée de votre article : tout le monde meurt.
    Cela semble représenter, pour la classe des êtres humains au moins, un dénominateur encore plus commun que la bêtise.
    Corollaire : le croque-mort qui embaume nous parle d'une voix plus universelle que le philosophe recherchant la vérité.

    RépondreSupprimer
  2. Une tautologie est impliquée par n'importe quoi. Donc si le paradoxe évoqué avait porté sur la présence de poux dans une population, il aurait impliqué la même conclusion. Mais l'une des prémisses était qu'on mourrait idiot.Ce qui est dommage.

    RépondreSupprimer
  3. Je préfère l'optimisme de Bertrand Russell dans ses "Idéaux politiques" : il voulait " n'empêcher personne d'avoir des idées, d'exercer sa pensée, et encore moins d'énoncer des faits ». À l'inverse, par son déclinisme, Derek Parfit n'était-il pas l'Eric Zemmour des analytiques oxoniens ? Le projet d'une philosophie entièrement normative et rationnelle de la moralité est aussi un peu inquiétant.

    RépondreSupprimer
  4. je ne saisis pas en quoi Parfit est décliniste, encore moins pourquoi ils serait un Zemmour! le raisonnement du paradoxe populationnel est le sien, mais la transposition à la bêtise est de moi.

    RépondreSupprimer
  5. À mon avis, ce billet pose le problème de l'heuristique. En tentant d'appliquer le modèle du paradoxe populationnel à la psychologie, ne propose-t-il pas, de façon implicite, une philosophie d'ingénieur ?
    On peut en effet se demander si l'exploration du domaine de la vérité ne passe pas d'abord par l'acquisition des trucs de l'art de la découverte.
    Cet art repose sur l'idée qu'il n'y a pas de problème particulier méritant une analyse unique et détaillée, parce que tout problème se rattache à une classe de problèmes déjà identifiés. En psychologie, on parlera même de statistique intuitive, dans l'heuristique de jugement.
    L'heuristique est à la mode, à cause de la sérendipité. Néanmoins, chez les chercheurs, il y a toujours une certaine timidité pour aborder les secrets de cuisine de l'heuristique. Il faut plutôt aller voir du côté des inventeurs, quand ils s'adressent au grand public. Par exemple, l'inventeur de la Carte Bleue, à une époque où le génie français jetait ses derniers feux, avait écrit une "Théorie du bordel ambiant" fort intéressante.
    Dans le domaine des sciences, un cancre avait jadis bien résumé le paradoxe de la découverte scientifique, celui du coup de génie qui survient dans des circonstances très quotidiennes, en disant qu'au cri d'"Eurêka !", Archimède dans sa baignoire s'était soulevé pour trouver son fondement.
    Quant à Derek Parfit, on retrouve chez lui la tradition de la philosophie authentiquement anglaise, celle des utilitaristes et des malthusiens, sous le logicisme russello-frégéen.
    Son projet tenait aussi un peu du collage cubiste, quand il voulait mettre d'accord Kant, Scanlon et Sidgwick.
    Il y avait un paradoxe capillaire chez lui. Comment un penseur aussi pointu pouvait-il avoir autant de cheveux, sans moumoute lacanienne ?
    Pour le paradoxe populationnel, son raisonnement impeccablement logique s'appuyait sur l'économie, science, comme on le dit souvent, inexacte et conjecturale, dans laquelle les plus grands économistes ne retiennent que les chiffres qui les arrangent pour leur démonstration.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Personne n' est Parfit13 janvier 2017 à 09:48

      Cubista SI, cubista NO!

      A propos de collage, duquel parlez-vous. De l' analytique ou du synthétique?
      Sinon, on risque de cubister des heures comme le dirait la célèbre critique et historienne de l' art Dora Vallier...

      Supprimer
    2. À vrai dire, le collage serait plutôt l'affaire du cubisme synthétique. Le grand incitateur au collage en philosophie, c'était Kant, et bien sûr il était "synthétique a priori". Il n'est pas étonnant que Derek Parfit ait voulu remettre une couche de conséquentialisme et de contractualisme par-dessus Kant.
      Le système hégélien n'avait pas mis fin au scandale du collage kantien. Pourtant, il y avait eu curieusement des hégéliens anglais, comme Royce, Bosanquet et Bradley, lequel eut maille à partir avec Russell à propos du statut des relations.
      René Magritte ne rencontra pas Derek Parfit, mais Michel Foucault, qui fit la théorie de sa peinture raisonnante. Derek Parfit se passionnait pour la photographie, celle des bâtiments de Venise et de Saint-Pétersbourg.
      Clément Rosset déplorait que les philosophes ne s'intéressent qu'aux arts figuratifs, et rarement à la musique.
      Quant à Dora Vallier, elle eut une idée géniale, dans le prolongement de son intérêt pour l'art naïf du Douanier Rousseau : étudier la survie de la figuration après la révolution de l'abstraction. Mais elle ne semble pas avoir abordé la survie tourmentée de la figuration chez un Francis Bacon.
      Dora Vallier était l'épouse de Luben Todorov, et je crus qu'elle était la mère de Tzvetan Todorov, qui nous éloigna de l'affectivité en littérature pour nous mettre au formalisme, mais en Bulgarie, tout le monde s'appelle Todorov.

      Supprimer
    3. Clément Rosset avait-il lu les théories de Platon sur l'harmonie?
      l'Abrégé de musique de Descartes?
      de Rousseau ?
      Les commentaires de Nietzsche sur Bizet?
      Ceux d'Adorno sur Schoenberg ?
      de Jankelevitch sur Ravel et Debussy ?
      de Scruton sur Wagner ?

      Supprimer
    4. En effet, il y a eu le fascinant délire mystico-ésotérique de Pythagore à l' ère présocratique. Ayant découvert mathématiquement les notes de la gamme en pinçant des cordes de longueurs différentes, il en déduisit qu'il avait trouvé la structure secrète de l'univers.
      Il faudra attendre Schopenhauer, bien connu de Clément Rosset, pour avoir un philosophe qui donne à la musique une place centrale dans sa pensée.
      Néanmoins, l'appareil conceptuel de la philosophie n' est-il pas trop lourd, pour parler de musique, et mieux adapté à la peinture ? Mais il y a eu des époques durant lesquelles on privilégiait le sentiment et l'intuition, comme au XVIIIème siècle. Rousseau, lui-même compositeur, fut un extraordinaire critique musical. Au XXème siècle, il y a eu le bergsonien Jankélévitch.
      Il faut reconnaître que ce Blog fortement rationaliste a traité de la Symphonie 22 de Haydn, avec une légèreté nietzschéenne, dans "En avant la musique !".

      Supprimer
    5. Les philosophes se sont toujours intéressés à la musique, mais d'un point de vue mathématique et physique chez les classiques. On ne peut donner à la musique une place centrale que quand on veut mettre en avant le sentiment. Et ce n'est pas un hasard si cela vient avec Rousseau et les romantiques, et si Nietzsche et les bergsoniens emboîtent le pas. Madame Bovary it: "Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver !" Pour une résistance à cette soupe sentimentale, voyez La philosophie du son de Casati et Dokic ( Jacqueline Chambon 1994) où le son est analysé dans ses aspects cognitifs et physiques.

      Supprimer
    6. Sans oublier le livre de Bouveresse, paru en 2016 aux Editions L'improviste, intitulé
      Percevoir la musique, Helmholtz et la théorie physiologique de la musique. Voir notamment le dernier chapitre (La musique et l'expression des sentiments) qui met clairement en évidence la convergence, sur ce point, entre Helmholtz et Hanslick...

      Supprimer
    7. Les philosophes font tous du bruit, et ont le leur propre, comme dans Pierre et le Loup. Chez certains c'est musical, chez d'autres c'est juste de la grosse caisse et de la cacophonie. Chez les contemporains français c'est du pipeau.

      Supprimer
    8. L'esthétique contemporaine de la musique a clos le débat post-romantique entre les tenants de la pure forme de la musique et ceux de la musique comme contenu des sentiments.
      Pour s'en convaincre, il suffit de lire les "Leçons de musique" données jadis au Collège de France par le très sérialiste et mallarméen Pierre Boulez, disparu depuis peu et adepte de la création musicale assistée par ordinateur. L'intitulé de sa chaire, "Invention, technique et langage", disait d'emblée qu'il se situait, avec la force de l'évidence, dans un projet de construire un langage musical général, doté d'une logique formelle interne.
      Quant aux adeptes du sentiment, ils sont passés dans le monde du jazz, de la culture pop et de la variété.

      Supprimer
    9. pour le sentiment, chez Boulez, on repassera! C'est comme vouloir faire la sérénade à une belle le soir sous son balcon en lui jouant du Webern

      Supprimer
    10. Dans le fond, sans l'avouer nous savons bien qu'Emma Bovary a raison sur tout. Un spécialiste du romantisme, Alain Vaillant, a publié aux éditions du CNRS "Qu' est-ce que le romantisme ?". Il y écrit que "le romantisme est l'individualisation du sentiment de l'Absolu". Personnellement, je préfère l'Eternel Féminin chez Goethe. Par sa beauté, la femme attire l'homme vers la transcendance divine. C' était platonicien, mais les féministes des années 1970 n'aimaient pas du tout cela. Les théoriciennes du genre, non plus.
      En France, ce sont les petits romantiques, ceux du Petit Cénacle, qui sont intéressants, avec notamment leur thème récurrent du héros amoureux d'un fantôme, qu' ils transportent sous tous les cieux ("Les Monténégrins" dans le théâtre de Nerval, etc.). Ils annonçaient les Décadents, et Baudelaire a servi de passeur.

      Supprimer
    11. Julien Benda disait que le premier romantisme passe encore, car il garde des traces de l'esprit classique, alors que le second romantisme déboutonne tout . Lamartine, Hugo, Nerval, Gautier, encore OK. Mais Baudelaire est déjà borderline.

      Supprimer
  6. En fait Parfit est le dernier des grands utilitariens. Sauf que ceux qui ont retenu l'attention de nos jours sont des libéraux partisans de la non interférence. Parfit était plus proche de Peter Singer. Il n'était pas prêt à manger des épluchures de légumes, mais quasi. Sa morale est celle d'un Saint. Sa vie celle d'un moine. Son oeuvre celle d'un Duns Scot de l'éthique. D'un Malthus . Un vieil italien accablé de malheurs que j'ai rencontré en Toscane jadis jurait ainsi : " Zio calvo" . Il ne pouvait voir Dieu autrement que chauve.



    RépondreSupprimer