Hommage à
Maurice Nadeau *
Le monde des lettres en France est comme ces tableaux anthropomorphes où un visage se cache dans le paysage. Si l’on discerne bien, le visage derrière les montagnes de papier et les arbres médiatiques qui nous cachent la forêt des vrais livres est celui de Maurice Nadeau. Je ne m’en suis pas toujours rendu compte, mais il m’a toujours accompagné. Lycéen dans les années 1960 à Orléans, la ville la plus ennuyeuse de France, je n’avais d’autre ressource que de lire, et fréquentais la bibliothèque municipale, encore hantée par son ancien conservateur Georges Bataille. Un jour, vers 1968, j’y trouvai une revue excitante, La quinzaine littéraire. On y vantait les penseurs et les écrivains du moment, Foucault, Barthes, Blanchot, et bien sûr Bataille. Je la lus régulièrement. Je devins structuraliste, et même deleuzien. J’adhérais sans réserve à la conception blanchotienne de la littérature, celle de l’Espace littéraire. J’étais aussi passionné par le surréalisme. J’avais lu l’Histoire du surréalisme de Nadeau, mais je ne me rendais pas compte qu’il était aussi derrière la Quinzaine. Il ne me déplaisait pas que Breton n’ait pas trop aimé le livre de Nadeau, car je n’appréciais guère Breton, avec ses poses pontifiantes. Outre Madame Edwarda, on nous enjoignait de lire Sade, sur lequel Nadeau avait également écrit, mais j’avais une préférence pour le père Ubu, qui convenait mieux à mon esprit potache. Ma grande passion était la pataphysique, et j’étais incollable sur Jarry, Queneau, Roussel, Torma et Sandomir. La Quinzaine ne parlait pas trop du Collège de pataphysique, mais on y lisait des articles de Pascal Pia (lui-même satrape), des articles sur Queneau (autre satrape), l’Oulipo, quelquefois sur Jarry et Pérec – tiens donc ! – qui avait été publié par Nadeau aux Lettres nouvelles. J’entendis dire que Roger Gentis, qui venait de publier Les murs de l’asile était pataphysicien. Comme il officiait à l’hôpital voisin, j’allai le voir. Je fis la connaissance de Latis, qui me parlait de cactus, de Jean Ferry, qui ne jurait que par archéologie roussellienne, et mon mentor était Emile Lesaffre, un pataphysicien qui possédait une belle maison en Sologne ou il recevait des dignitaires dudit Collège. Je fondai, improbablement, un fanzine et une cellule de pataphysique à Orléans. Mais je n’avais en fait pas une vraie vocation de palotin.
Je choisis la philosophie plutôt
que la littérature. En khâgne, puis rue d’Ulm, je lisais toujours la
Quinzaine. Grâce à Nadeau, je découvris Gombrowicz, Lowry, Schulz. Pendant
quelques années pourtant, je snobai la Quinzaine, ne tolérant que le Times
Literary Supplement. J’étais cette fois devenu philosophe analytique.
Revenu desUSA, bardé de logique et de philosophie du langage, j’enseignai au
lycée de Plaisir en 1980. Là je fis la connaissance de Jean Lacoste qui était
déjà depuis longtemps un collaborateur de la Quinzaine.. Il me proposa
de rendre compte du livre de Pierre Jacob, L’empirisme logique. Au fil
des ans, je rendis compte dans la Quinzaine de diversouvrages
«analytiques ». Lacoste, bien que germaniste, avait de la sympathie pour cette
philosophie. Il lui consacra notamment un numéro spécial en 1994. Je mesuretous
les efforts qu’il a dû faire pour simplement imposer l’idée qu’il y a des philosophes
autres qu’allemands puissent avoir quelque chose à dire. Ce qui a tué lejournalisme
littéraire en France, ce sont les titulaires de rubrique qui parlent de tout. Lacoste
rendait souvent compte des livres de philosophie dans la Quinzaine, mais
il ne prétendait pas au monopole, à la différence des chroniqueurs du Monde
ou de Libération. Lire, Nadeau et la Quinzaine nous l’ont appris
à tous, cela demande du boulot. Cette ouverture et cet appel à l’extérieur est
ce qui a sauvé la Quinzaine et lui a permis, malgré les modes et cette
tendance détestable qu’on a en France à flatter plutôt que critiquer, de
rester, au fil des ans, la plus respectable des revues littéraires, la seule
qui ne fût pas une gazette parisienne. On peut être à Paris loin de Paris.
L’une des raisons de l’hostilité française
envers la philosophie analytique vient de ce que dans ce pays domine encore une
conception de la philosophie comme littérature et de la littérature comme
philosophie. C’est la conception romantique de « l’absolu littéraire », celle
de ce que Benda a appelé la France byzantine, qui va selon lui de Flaubert à
Mallarmé, de Gide et à Valéry, de Paulhan aux surréalistes, et qui est celle de
Blanchot et plus tard des structuralistes. Benda leur oppose les classiques et
le premier romantisme – Goethe, Hugo, Chateaubriand - qui seuls trouvent grâce
à ses yeux. La méfiance qu’on éprouve vis-à-vis des philosophes analytiques –
la querelle de Derrida avec Searle tourne autour de cela - vient de ce qu’ils
n’aiment pas ce mélange de la philosophie et de la littérature. J’ai cessé d’adhérer
à la conception de la littérature qui me plaisait tant quand je lisais La
Quinzaine dans les années 60 et 70. On y vénérait ce que Benda appelait
la littérature pure et le culte de la forme. Je suis devenu moi-même un
partisan de Benda et souscris à sa conception pré-moderne selon laquelle la
littérature a une valeur cognitive et doit rechercher la connaissance du réel
et la vérité sur la nature humaine. Benda haïssait les surréalistes, qui le lui
rendirent bien (Aragon le traitait de clown). Dans son second livre, Littérature
présente, paru en 1953, Maurice Nadeau reprend son compte rendu de La
France Byzantine paru dans Combat : « Benda procureur byzantin ». Il
y envoie dans les filets le clerc accusateur et passe le mêmejugement que celui
de Queneau : « Quand il n’y aura plus de littérature, Julien Benda continuera à
avoir tort. » Nadeau trotskyste avait aussi quelques raisons de ne pas aimer
Benda, qui finit sa carrière politique comme stalinien. J’eus l’occasion de le
confirmer lors de ma dernière rencontre avec Nadeau, que je croisai à l’automne
dernier dans le bus 38. Je le salue et lui glisse que je m’intéresse à Benda. «
Ah ! Benda… » murmura-t-il pensivement avec un sourire. Maurice Nadeau ne peut
pas aimer un réactionnaire vitupérateur et donneur de leçons comme Benda, qui
incarne la conception même des intellectuels que son iècle a rejetée. Mais
Nadeau a-t-il, malgré son passé surréaliste, son soutien aux structuralistes et
son culte flaubertien et gombrowiczien de la forme, vraiment renoncé à la
conception cognitive et humaniste de la littérature ? J’en doute fort. Il me
semble que toute son oeuvre de critique et d’éditeur est antibyzantine et
qu’elle est celle d’un clerc qui n’a pas trahi.
*Ce texte a été écrit en 2011 pour un hommage à Maurice Nadeau, mais n'est jamais paru sous cette forme, mais sous forme plus courte.
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