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mercredi 21 août 2019

Ange Scalpel (1952-2019)






      Ange Scalpel, de son vrai nom  Gaël Plansec de Bremoïl, est né à Quimper en 1952. Ses parents étaient de petite noblesse bretonne, et possédaient un manoir près de Plouenez-Morzic. Mais les revers de fortune de son père, et le suicide de celui-ci, conduisirent sa mère à vendre la propriété familiale et à s’installer à Pont Labbé pour prendre un poste d’institutrice en pays Bigouden. De cette enfance bretonne Gaël Plansec conserva toujours la nostalgie. Au gré des nominations de sa mère, il dut quitter sa Bretagne natale, et passa une bonne partie de son adolescence à Tours. Il avait des propensions aux sciences et aimait particulièrement la chimie. Mais il aimait la physique aussi. Un jour il entendit parler de pataphysique, et chercha à contacter des membres du Collège du même nom. Mais ceux-ci lui opposèrent le mépris que ces esprits littéraires et poétiques manifestaient pour les scientifiques. Ulcéré, il se tourna vers la catachimie. Mais cette science, pourtant faustrollienne, attirait peu et il se trouva solitaire dans la Touraine, toute acquise à des chimies œnologiques. Pendant ses années au lycée Descartes, il lut beaucoup, surtout des romans écossais comme ceux de Walter Scott  et de Robert Louis Stevenson et des livres sur les légendes bretonnes, comme ceux d’Anatole le Braz. Bon élève, il fut admis en 1971 au Lycée Louis le Grand en classes préparatoires scientifiques, mais échoua au concours de Polytechnique, et dût se contenter de celui d’HEC. Il en détesta l’atmosphère, et démissionna très vite, pour aller faire des études de philosophie à la Sorbonne. Pendant un temps il y trouva la moelle qu’il espérait, mais l’irrationalisme heideggerien et la mystique catholique qui y régnaient le dégoutèrent de cette voie. Il opta alors pour des études à la Faculté de Droit voisine, et y trouva une synthèse entre son désir d’exactitude et son goût de l’argument, qui le conduisirent à faire une thèse sur « L’exceptionnalité juridique en droit constitutionnel européen des affaires», qui lui ouvrit une carrière universitaire, qui commença à Strasbourg, et le conduisit finalement à Paris au début des années 1990. Il occupa à partir de 1995 la chaire de droit constitutionnel comparé à l’Université  de Paris II Assas. Sa carrière de juriste international le conduisit dans de nombreux pays, et sa spécialisation tardive en droit maritime l’amena à faire de nombreux voyages partout où des conflits territoriaux étaient latents ou ouverts : en Mer de Chine orientale, entre le Japon et la République Populaire de Chine, et en Mer de Chine méridionale pour le conflit avec Taiwan, aux Malouines et en Antarctique. Mais l’ironie du sort voulut qu’il passât quelques années en Suisse, à s’occuper des droits territoriaux français sur les bords du Lac Léman, et eût à régler les différends frontaliers entre la France et la Confédération, qui portent sur des questions juridiques du style : le Léman est-il un fleuve ou une mer ?

    Ange Scalpel garda, de ses études de philosophie, le goût de la spéculation. Il écrivit divers ouvrages de philosophie, qui eurent un succès d’estime, mais qui demeurèrent dans l’ensemble confidentiels. 

     Son décès en aout 2019 reste encore mystérieux. Selon certains, il aurait été inculpé pour injures sexistes - notamment en ayant refusé de féminiser des noms de fonction contrairement aux recommandations de l'Académie française-  et gardé à vue au commissariat du 9ème arrondissement, et aurait été placé dans une cellule en compagnie d’une féministe victime de troubles psychiatriques qui l’aurait roué de coups. On s’interroge pour savoir pourquoi il aurait été placé, alors qu’on l’accusait d’anti-féminisme, en compagnie d’une féministe mentalement troublée. Selon d’autres, il aurait dans sa cellule glissé sur une peau de banane et aurait heurté violemment le mur. On s’interroge sur la présence de bananes dans une cellule. L’une ou l’autre version sont douteuses. Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité dans la commune où il avait sa résidence secondaire, à Saint Brizac. 

     Peu de temps avant sa mort, il m’avait confié le soin de liquider son blog, dont il avait confié se lasser, ainsi que de son peu de succès et de la faiblesse des discussions des articles. Celui-ci s’éteindra peu à peu, au fur et à mesure que j’aurai posté ses inédits et œuvres posthumes, qui sont assez nombreux. On m’a proposé de reprendre moi-même ce blog, mais j’ai décliné : comment une personne de race canine pourrait-elle reprendre le collier – sit venia verbo- d’un intellectuel  réputé sinon misogyne du moins misocyne ? Mais je liquiderai loyalement son héritage. Je commencerai par publier l‘entretien qui suit, que j’ai réalisé peu de temps avant sa mort, avant d’apprendre sa tragique disparition.

Angela Cleps
cynophile

     

UN ENTRETIEN AVEC ANGE SCALPEL ( 2019)  



ANGELA CLEPS.  Ange Scalpel, Certains de vos écrits sur ce blog ont atteint un public moins confidentiel que celui qu’on aurait pu vous prédire. Notamment ceux qui avaient une tonalité polémique. Vous adoptez en fait un ton très polémique au sujet de la production philosophique contemporaine, en France en particulier. Cela laisse supposer que votre propre travail est lui-même original, et possède au moins une certaine éminence, qui puisse vous autoriser à être si sévère envers vos contemporains. Mais je vous avoue que je n’ai pas trouvé, ni dans vos travaux passés ni dans vos travaux récents, grand-chose de bien original . Dans un billet déjà ancien, « le confort intellectuel en philosophie » (25 sept 2014), vous résumez les articles de base de votre position, de manière certainement un peu volontairement caricaturale mais pas totalement infidèle:

-         Il y a un monde extérieur, qui ne dépend pas de nous, et nous pouvons le connaître
-         Il y a du vrai et du faux
-         Il y a de la connaissance, qui sans être infaillible est capable d’être sûre et robuste
-         Il y a des choses particulières, mais aussi des choses générales et des universaux.
-         Il y a des vérités empiriques, mais aussi non empiriques ou a priori
-         Il y a des vérités modales, sur le possible et le nécessaire
-         Il y a des lois de la nature et des essences
-         Il y a des vérités morales objectives
-         Il y a des jugements objectifs esthétiques
-         Il y a des justifications en politique et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
-         On peut, et on doit donner des raisons et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
-         La raison est la faculté par laquelle nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos actions et à nos sentiments.

  ANGE SCALPEL. En effet, je soutiens toutes ces thèses, bien banales. Mais je vous ferai remarquer que d’autres philosophes aussi, et que la question n’est pas seulement celle de savoir si on les soutient, mais comment, et avec quels arguments.

ANGELA CLEPS. Mais même si vous y mettez votre patte, ces thèses ne sont-elles pas l’expression, comme l’a dit l’une de vos critiques, d’un rationalisme fadasse ?

ANGE SCALPEL. Certes. Mais ne vaut-il pas mieux être un rationaliste fadasse et dire des choses vraies, que de dire des choses dont on ne sait même pas si elles sont vraies ou fausses, ou si elles peuvent l’être ? Et ne vaut-il pas mieux essayer de donner des arguments en faveur de thèses fadasses plutôt que de faire, comme tant de nos contemporains, de la philosophie à la ramasse ? 

ANGELA CLEPS. Un autre de vos critiques a dit un jour au sujet des philosophes analytiques français, pensant sans doute à vous : si l’on doit s’intéresser à un philosophe analytique, encore faudrait-il qu’il soit enthousiasmant. 

ANGE SCALPEL. Je ne vois pas pourquoi. Bien des philosophes analytiques dans le passé étaient peu enthousiasmants, et même peu excitants. Ils ont pourtant été importants. Par exemple G.E.Moore, W.VO Quine ou Roderick Chisholm.  Ou même Dummett. De nos jours des auteurs comme Crispin Wright, ou Christopher Peacocke, ne suscitent pas l’enthousiasme des foules. Qui va bondir d’enthousiasme en lisant un livre comme The stability theory of belief de Hannes Leitgeb ? 

ANGELA CLEPS. Pourtant, si je fais la liste des thèses qu’au fil des ans vous avez défendues en philosophie, je ne trouverai rien de bien, sinon enthousiasmant, du moins excitant. Vous avez défendu une forme de naturalisme non réductionniste, et une forme de psychologisme modéré. Vous avez défendu une conception minimaliste de la vérité. Vous avez proposé diverses analyses de la croyance, et défendu l’idée que les croyances doivent être distinguées des acceptations. Vous avez défendu une forme de réalisme en épistémologie. Vous avez mis l’accent sur l’existence de normes épistémiques et proposé une forme de rationalisme. Et défendu une version d’épistémologie des vertus. Si je fais le bilan, cela ne fait pas bézef : la vérité est une norme, la raison est notre guide, il vaut mieux être vertueux que vicieux. Vous parlez de normes, mais vous ne dites pas ce que c’est. Non seulement c’est une philosophie bien banale, mais elle semble bien fausse, dans sa simplicité confortable : la vérité est-elle toujours une norme ? Doit-on toujours se fier à la raison, et celle-ci n’a-t-elle pas des limites bien connues ? Et qu’est-ce que cette apologie de patronage de la vertu ? N’êtes-vous pas, au fond, un neo-con, comme l’a suggéré une autre de vos critiques ? 

ANGE SCALPEL. Je conviens en effet que j’aurais eu plus de succès si j’avais défendu des idées plus provocantes ou plus à la mode : que l’homme est la mesure de toutes choses, que la raison des Lumières a ruiné la pensée et créé tous les dangers de l’ère moderne, que la morale nous opprime, qu’il y a du bon dans la religion, qu’il n’y a jamais eu de progrès scientifique, que la mystique est une forme de rationalité, que toute  la philosophie occidentale est sexiste et raciste, ou que l’avenir de la philosophie est le bouddhisme, ou même que le marxisme-léninisme a encore de l’avenir. Quant à l’accusation d’être un néo-con, je l’assume si « con » veut dire « adepte du confort intellectuel » au sens où je le définissais dans mon billet de 2014. 

ANGELA CLEPS. Je ne vous en demandais pas tant. Disons que je ne vous trouve pas assez audacieux. Ou peut- être que vous n’avez pas su donner à des idées simples ou éminemment éculées ou banales une forme frappante. Prenez par exemple Derrida. Il est parvenu à rendre fameux le terme « déconstruction », dont personne ne sait ce que c’est, mais qui est passé dans le langage courant. Ou Foucault, en proposant des notions comme celles d’épistémè, de savoir pouvoir , ou de régime de vérité, dont personne ne sait bien ce que c’est , mais qui sont dans toutes les bouches. Ou encore Lacan, que l’inconscient est structuré comme un langage, ou Althusser qu’il y a des appareils idéologiques d’Etat. Ce phénomène n’est pas propre à la philosophie continentale : Davidson  est devenu fameux en soutenant qu’une théorie de la vérité pouvait servir de théorie de la signification, Kripke en disant que les noms propres sont des désignateurs rigides, Chalmers en se demandant s’il y a des zombies, pour ne pas parler de Wittgenstein et de ses jeux de langage ni d‘Austin et de ses performatifs. Si le public avait retenu quelque gimmick de ce genre de votre part, vous seriez célèbre.
ANGE SCALPEL. Je n’en doute pas ! Mais, à part que je n’aimerais pas être, comme ces auteurs, réduit à un slogan (certains valent mieux que cela, chez d’autres cela ne va guère au-delà),  qui vous dit que ma platitude n’est pas le fait d’un plan concerté ? Tous mes professeurs au lycée et à l’université aimaient les élèves brillants, et  de ceux de mes camarades qui avaient les meilleures notes on disait « Il (elle) est fort(e)», ce qui voulait dire : « Il (elle) m’en impose par son brio ». Par réaction j’adoptais moi-même un style terne, pedestrian. Le premier article que j’aie publié s’appelait « du bon usage des banalités ». J’aimais l’idée de Husserl selon laquelle la philosophie est une « science des banalités ». Vous noterez aussi que je n'ai jamais créé le moindre concept, ni prétendu le faire. Je n'ai fait que préciser des concepts déjà existants, un fonds commun. L'idée qu'on puisse imaginer ou inventer des concepts me semble absurde, même du point de vue du marketing. Un concept suppose un pensé commun, quelque chose que tout le monde a en partage, mais ne saisit pas toujours clairement. Quand on l'a, il faut le préciser, le rendre plus clair. Mais l'idée d'en inventer un de toutes pièces est ridicule. En philosophie on a toujours des autos d'occasion, jamais des voitures neuves, qui elles mêmes ne viennent que d'anciennes idées. D'ailleurs les voitures soit disant neuves finissent pas être d'occasion. Bergson parut neuf, Nietzsche ou Foucault aussi. Mais c'étaient déjà de leur temps de vieilles guimbardes, qui aujourd'hui  roulent encore en troisième ou quatrième main.

ANGELA CLEPS. Mais même quand vous donnez dans la polémique, vous êtes mou. Il y a des polémistes bien plus mordants que vous. Prenez Onfray. Il est devenu célèbre en crachant sur tout le monde, les politiques, les intellectuels, les universitaires, les journalistes (mais pas les journalistes du Point). Il a pris la place du rebelle officiel.

ANGE SCALPEL. Ce n’est pas mon modèle polémique, en effet. On a les rebelles qu’on peut.

ANGELA CLEPS. J’ai bien compris. Votre style est ironique, même si votre ironie est souvent lourde et confine au sarcasme, à l’aigreur. Mais vous êtes trop subtil, ou trop opaque. On ne vous comprend pas, on ne sait pas qui vous visez. Terne et insolent, ce n‘est pas un bon mélange.

ANGE SCALPEL. Mais n‘est-ce pas le principe même de l’ironie, de ne pas dénoncer directement ses cibles ? 

ANGELA CLEPS. Oui, mais peut être devriez-vous être un peu moins au troisième degré, et descendre juste au second.

ANGE SCALPEL. J’ai peur, en descendant, de toucher le plancher des vacheries. Mais j’essaierai, merci du conseil. Mais au fond n’y a t-il pas quelque chose d’un peu contradictoire dans les reproches que vous me faites : d’être plat et banal, et en même temps d’être trop ironique et trop subtil ?

ANGELA CLEPS. En effet, c’est une combinaison bizarre. Elle vous coule.

ANGE SCALPEL. Est-elle si bizarre ? Tous les grands ironistes l’illustrent. Ils sont pour des valeurs et des idées simples et communes, et ils écrivent de manière masquée. Je ne prétends pas être de leur trempe. Mais c’est ce que je cherche en effet. Et si je coule, tant pis.


  

Angela Cleps


lundi 5 août 2019

Jean-Louis Chrétien vu en rêve

Pacher Le diable tend le livre des vices à Saint Augustin, Alte Pinacotek, Munich
       

  Je fis un rêve. J’occupais un appartement que je louais, mais où certaines pièces étaient communes avec un autre locataire. A certains moments on voyait apparaître l’un des occupants, en slip et en marcel, ou l’un de ses mioches, sortant d’une de nos portes, et des fenêtres donnaient sur l’autre appartement, nous révélant des épouses présumées en nuisette et bigoudis, lisant des magazines people sur des canapés Conforama. Cela ne posait pas trop de problèmes jusqu’à ce que je découvre que mes colocataires avaient ouvert, sur une terrasse attenante à mon propre appartement, un restaurant, qui plus est chinois. Des tables étaient dressées là, avec des bols de riz, des baguettes, des lampions, et l’odeur acide des nems, la puanteur des sauces au soja et des tofus, des soupes chop suey et des litchis, rendaient nécessaire d’ouvrir grand les fenêtres pour que l’air ne se vicie pas trop. Je m’y faisais, car il m’arrivait de m’asseoir à table, car c’était finalement commode d’avoir un restaurant chinois quasiment à domicile, et qui plus est pas cher. Un midi, alors que je sortais de mon appartement pour m’installer à l’une des tables de l’Empire des cieux étoilés, je tombai nez à nez avec Jean Louis Chrétien, mon ancien camarade d'Ecole normale devenu plus tard mon collègue à l’université, attablé devant une marmite de poisson du Sichuan.

« Jean-Louis, m’exclamai-je, quelle surprise ! Mais je te croyais mort ! Tu es donc vivant ! »

  Il me regardait en souriant, sans rien dire. Nos rencontres n’avaient pas été nombreuses.

    La première fois que nous nous rencontrâmes était dans la cour du Lycée Henri IV, à l’automne 1971. C’est un cube, futur égyptologue, qui chapeautait les bizuts pensionnaires, qui me le présenta : « Bizut, baise les chaussures de Chrétien, qui vient d’entrer à l’Ecole cacique et en carré. » Je m’exécutai en faisant une sorte de génuflexion devant un jeune homme timide aux cheveux longs, mi amusé mi gêné. Toutes sortes de légendes urbaines couraient déjà sur lui. L’une était que durant son année de khâgne il avait lu tout Balzac pendant les vacances de Pâques. J’avais moi-même lu tout Arsène Lupin pendant un été quelques années auparavant, mais cet exploit perdait toute valeur face à celui qu’on me rapportait, d’autant que je n’avais aucune idée alors de l’étendue de la Comédie humaine. Une autre était qu’il avait commencé à rédiger un mémoire de maîtrise sur Le secret chez Plotin sous la direction de Pierre Aubenque à la Sorbonne. Là aussi cela me plongeait dans des abîmes de perplexité, car j’ignorais tout de Plotin, et n’avais pas la moindre idée de sa théorie du secret, encore moins du fait qu’il en eût une (1). Une autre légende était qu’il était trotskyste. Elle se vérifia en partie, car durant l’année scolaire il y eut des remous politiques au lycée, dans lesquels les militants de toutes tendances cherchaient à contrôler et à canaliser les ardeurs des jeunes maos spontex, qui avaient ma sympathie. Nous avions fait la grève des cours et organisions nous-mêmes des « contre cours ». Lors d’une assemblée, j’aperçus Chrétien furtivement, sans doute venu de l’ENS soutenir ses anciens camarades de lycée, et aider à récupérer notre mouvement.

    A l’Ecole normale je ne vis Chrétien que de loin, mais tout le monde savait qu’il avait aussi été cacique de l’agrégation de philosophie. J’ai  connu d’autres bi-caciques, mais j’ai toujours considéré Chrétien comme mon cacique. Il était en fait le cacique des caciques, et dominait les autres de loin, par la profondeur de sa culture et de ce que tout le monde reconnaissait déjà comme la marque du génie, mais avec une discrétion et un effacement complet.  Je ne le revis qu’en 1981, quand après plusieurs années d’enseignement au lycée, notamment à Mâcon, il fut nommé maître-assistant à l’Université de Paris XII Créteil, où j’avais moi-même été nommé assistant six mois avant. Il avait déjà la réputation de ne pas pouvoir quitter Paris, et son séjour en province lui avait coûté. J’avais l’habitude de plaisanter sur le fait qu’il ne pouvait dépasser  les Buttes Chaumont au Nord et  Montsouris au Sud (mais avais moi-même du mal à sortir de ce périmètre). Le jour de la rentrée universitaire, on me chargea de présenter à nos deux nouveaux collègues, Jean Largeault et Jean Louis Chrétien, les locaux et la bibliothèque. Je promenai ce couple improbable dans l’espèce de HLM qui tenait  lieu de bâtiment principal de l’Université de Paris-Val de Marne, effarés de découvrir l’état de l’enseignement supérieur dans les banlieues. C’est à cette époque que j’eus l’occasion de rendre visite à Chrétien à son domicile dans le Marais. Il habitait une petite rue près du Pont Sully, que je connaissais car j’y allais souvent à un restaurant alors peuplé d'hermétiques ouvriers en guerre avec mon silence, Le temps des cerises. J’étais, je crois, chargé de lui transmettre divers documents universitaires. Il travaillait dans une pièce assez étroite mais  à haut plafond qui donnait sur la rue, et sur ses étagères de livres, je notai d’emblée d’énormes in folio qui trônaient: l’Opus oxoniense de Duns Scot dans une édition du quinzième siècle. Cela m'inspira un immense respect. J'avais lu Gilson, mais Duns Scot était pour moi la Moby Dick de la pensée.

    Je ne revis Chrétien qu’à un dîner chez un ami, une dizaine d’années plus tard. Par politesse envers nos hôtes je déclarai que j’adorais tel ou tel plat qui nous était servi : « On n’adore que Dieu »,  lâcha-t-il. Un peu plus tard, en me quittant, il se mit à déclamer d’un trait le début de la  première Elégie de Duino :


Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel
Ordnungen? und gesetzt selbst, es nähme
einer mich plötzlich ans Herz: ich verginge von seinem
stärkeren Dasein. Denn das Schöne ist nichts
als des Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen,
und wir bewundern es so, weil es gelassen verschmäht,
uns zu zerstören. Ein jeder Engel ist schrecklich.
Und so verhalt ich mich denn und verschlucke den Lockruf
dunkelen Schluchzens. Ach, wen vermögen
wir denn zu brauchen ? Engel nicht, Menschen nicht,
und die findigen Tiere merken es schon,
daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind
in der gedeuteten Welt.(2)


Etais-je moi-même un ange si terrible?

    Je rencontrai Chrétien plus souvent quand je devins professeur à Paris IV. Il y était, depuis une dizaine d’années, maître de conférences, et y avait déjà beaucoup de succès comme enseignant. Il intervenait avec une grande autorité dans les réunions. Il était très sérieux, mais avait aussi beaucoup d’humour. Mais comme il n’avait ni courrier électronique ni ordinateur, ni même machine à écrire - je plaisantais sur sa plume d'oie et son encrier -  il n’était pas aisé de le solliciter pour les obligations diverses qui jalonnent la vie universitaire. Quelques années plus tard, il passa directement professeur, fait rarissime à l’époque pour ce département, sur un poste taillé à sa mesure, en philosophie de l’antiquité tardive et du haut Moyen âge. Je n’ai jamais suivi ses enseignements, mais comme j’avais cours juste avant lui, je voyais, dix minutes avant la fin de ma séance, surgir quelques moines en robe de bure, qui se plaçaient d’avance dans la salle pour être sûrs de s’asseoir et écoutaient, perplexes ou goguenards, mes exposés sur la sémantique des conditionnels et sur l’inférence bayésienne. Quand je quittais mon maigre public, une foule compacte massée dans le couloir était déjà prête à investir la salle pour entendre les leçons de Chrétien sur Saint Augustin ou sur le néoplatonisme. Nos rapports étaient cordiaux, mais nous n’avons jamais parlé de philosophie (ce qui n’avait rien d’exceptionnel dans un département où chacun restait dans ses cénacles sans communiquer avec ses collègues). Même quand je codirigeai en 2006 un numéro de revue sur le témoignage, où il publia un article très éclairant sur le concept chrétien de témoignage, nous n’eûmes pas l’occasion d’échanger, car c’était comme si on parlait deux langues différentes : moi celle du vulgaire, pour qui un témoin est celui qui communique un contenu via une énonciation, lui celle de la Bible pour laquelle on témoigne toujours de Dieu.   Mais j’avais un peu lu quelques-uns de ses textes, qui m’inspiraient un mélange à la fois d’admiration et d’incompréhension.

  Je le croisai par hasard dans les couloirs de la Sorbonne ce printemps, et il m’annonça qu’il avait pris sa retraite.

   Maintenant que je me trouvais de nouveau face à lui dans ce cadre bizarre, je voulus essayer de comprendre pourquoi nous n’avions jamais dialogué. C’était, après tout, peut être l’occasion de ce type de dialogue à voix nue et en tête à tête qu’il ne cesse d‘appeler de ses voeux dans ses livres, rejetant à parfaitement juste titre les pseudo-dialogues qu'on ne cesse de nous proposer à l'université, dans les journaux, dans les colloques et maintenant en permanence sur la toile, qui tue toute parole et tout argument.  J’essayai, enfin, mais sans doute trop tard, d’entamer la conversation.

«  Ce qui m’a au départ rebuté dans ton œuvre  [nous nous tutoyions] est qu’elle me semblait de part en part théologique. Ses points de départ, ses prémisses, sont théologiques et présupposent la vérité de la foi chrétienne et du catholicisme. Les concepts, les problèmes auxquels cette œuvre s’adresse sont eux-mêmes théologiques, ou descendent de ceux de la théologique chrétienne. Ce n’est pas ainsi que je conçois la recherche en philosophie. Non pas que, tout comme le chrétien, je ne reconnaisse pas la réalité et l’objectivité de la vérité, au contraire. Mais que la vérité soit révélée, qu’elle soit toujours traitée comme un donné qu’il faut interpréter dans une sorte d’herméneutique infinie, est quelque chose qui me semble aller contre la philosophie telle que je la conçois, qui ne peut partir d’une vérité qu’on considère d’emblée comme immuable. Toute ton œuvre est construite sur le donné de la foi chrétienne et en explore méthodiquement les voies. Mais il est vrai qu’il y a théologie et théologie. Il y a une théologie philosophique, qui élabore une recherche à partir de la théologie classique, en en reconstruisant les concepts. En ce sens, ton oeuvre est philosophique. Dans un entretien, tu te défies des « douaniers » de la philosophie, qui posent des limites, et taxent ceux qui les franchissent. Et c’est vrai qu’on peut faire de la théologie, comme Thomas d’Aquin et Duns Scot, et sans doute Levinas pour la foi juive et Ricoeur pour la protestante, sans abandonner la philosophie. Mais tout comme Bréhier et Brunschvicg jadis, je considère qu’on est d’abord philosophe, avant d’être chrétien, autrement dit que « chrétien » est un attribut accidentel de « philosophie » et non pas un attribut essentiel, alors que pour toi comme pour Gilson et Blondel, et la plupart des chrétiens philosophes, c’est l’inverse. Cette prémisse menace toute l’entreprise, selon moi – alors qu’évidemment elle est pour toi le sine qua non. Cela ne peut que rendre, ultimement notre dialogue impossible, au pire très difficile, et c’est je crois la raison pour laquelle il n’a jamais eu lieu.  A cela s’ajoute le fait que ton autre point de départ est heideggerien. Toute ton œuvre repose sur la conception heideggerienne de l’être et de la vérité comme dévoilement. Elle est un commentaire indirect permanent de ce qu’ Heidegger appelle acheminement vers la parole, et explore systématiquement les formes du secret, du voilement du divin, dans une synthèse de l’heideggerisme et du catholicisme. Le principe de base de la philosophie herméneutique, et encore plus celui de l’herméneutique religieuse, est qu’il y a un texte, déjà là, qu’il faut interpréter, dont le sens se cache et dont il faut approcher en permanence le sens, sans jamais l’épuiser. C’est une manière de faire de la philosophie qui m’est fondamentalement étrangère. Elle repose aussi sur une vaste tautologie, donnée par le cercle herméneutique : on ne peut interpréter qu’un sens qu’on a déjà mis dans un texte, dans une tradition, et qui est déjà là et déjà compris avant même qu’on s’attelle à la comprendre.

     Cela ne veut pas dire que la théologie comme socle interdise une recherche philosophique authentique, ni que la tradition théologique ne soit pas philosophique. L’originalité de ton œuvre est d’avoir, comme tu le dis souvent, proposé une phénoménologie de la parole et de toutes ses dimensions  - la promesse, la réponse, l’appel, la voix, le silence, le monologue - sous toutes ses formes, d’abord dans la philosophie de tradition platonicienne et augustinienne, mais aussi dans la poésie et la littérature. Chacune de ces formes de parole est associée à des formes d’expériences vécues, celle de la faiblesse, de la fatigue, de la fragilité.  Tu as dit assez ce que tu dois à Henri Maldiney sur ces points entre autres. J’ai beaucoup apprécié ton opus en deux volumes Conscience et roman. Je partage ton souci de t’adresser au roman comme pensée, et de le lire en philosophe plutôt qu’en narratologue ou en théoricien de la fiction, c’est-à-dire de le lire comme incorporant une forme de pensée, proposant des thèses implicites qu’on peut rendre explicites. Je partage aussi l’analyse que tu proposes du roman comme étant de nature cognitive, c’est-à-dire véhiculant une connaissance, et non pas comme jeu du récit  et du langage. En ce sens, et malgré l’affinité de ton œuvre avec celle de Blanchot, tu romps avec l’idée que Benda ne cesse de dénoncer, celle de la littérature pure, qui ne renvoie qu’à elle-même et à son infini ressassement  J’admire aussi profondément l’immense culture, l’extraordinaire profondeur d’analyse de ces deux livres, qui témoigne d’une familiarité impressionnante avec Stendhal, Balzac, Hugo, Flaubert, James, Faulkner et quantité d’autres auteurs. C’est l‘un des rares vrais dialogues qu’un philosophe ait mené avec la littérature. Mais je suis en désaccord  avec nombre de tes prémisses et thèses principales. La plus frappante est que le roman moderne vise avant tout à décrire une réalité psychologique, celle de l’intériorité de la conscience humaine, et de ce que tu appelles la « cardiognosie », la connaissance du coeur. Tu en étudies toutes les figures, de la psychologie stendhalienne à la psychologie indirecte de Flaubert et de James en passant par Balzac, Woolf et bien d’autres, tous commentés magistralement, à travers des observations toujours éclairantes. Il est vrai que le roman contemporain est d’essence psychologique, qu’il vise à décrire souvent la réalité mentale des personnages, et à travers celle-ci la réalité sociale, souvent conçue de manière individualiste, comme le reflet de la psychologie des individus. Mais décrit-il pour autant l’intériorité et se propose-t-il, comme tu le soutiens, de se mettre à la place de Dieu pour scruter les cœurs ? Cela ne me semble pas évident. Il me semble que si le roman contemporain, décrit une nature, ce n’est pas, et en tout cas pas seulement, une nature intérieure sur laquelle le romancier braquerait sa torche littéraire, mais aussi une nature qui est en grande partie extérieure au sens où il décrit non pas – ou en tous cas pas seulement-  des profondeurs du moi , mais aussi des espèces parfaitement accessibles à tous : des caractères, plongés dans une réalité sociale, et des émotions et affects , qui sont parfaitement publics. Je suis en désaccord également avec la lecture très sévère que tu donnes de Stendhal, que tu lis comme une sorte de Paul Bourget avant la lettre, inspiré par la psychologie analytique des Idéologues. Cette lecture n’est pas fausse mais elle laisse totalement de côté un élément essentiel du style de Stendhal, l’ironie qu’il manifeste vis à vis de ses personnages. L’ironie suppose bien sûr qu’on puisse attribuer à autrui, et lui à vous-même s’il doit comprendre votre ironie, des intentions et des sentiments. Mais elle suppose aussi une perspective et des jugements : ceux du personnage,  et ceux de l’auteur qui s’immisce dans sa psychologie. L’ironie suppose un jugement moral, un point de vue sur les valeurs et les normes, et en ce sens une distance prise par rapport à la psychologie. Tu donnes une analyse remarquable du rôle du discours indirect libre chez Flaubert et James. Mais la fonction de ce style est d’accentuer l’ironie, et l’un des auteurs qui l’a fait le mieux est Musil, qui est laissé de côté dans ton livre. A mon sens, la lecture qui est proposée de l’évolution du roman dans Conscience et roman part bien trop du postulat qui était celui de la critique « psychologique » de Georges Poulet et Charles Mauron, selon lequel le roman a à charge de scruter les profondeurs du moi. Certes, tu prends acte du fait que nombre de romans contemporains, ceux de Joyce, de Sarraute ou de Beckett consacrent la dissolution du moi, mais là tu leur reproches, comme d’ailleurs à leur prédécesseurs, de manquer la vraie intériorité. La thèse sous-jacente est celle de Malebranche et de la tradition augustinienne : nous ne connaissons pas, et nous ne pouvons pas connaître, notre sentiment intérieur, seul Dieu le peut, et l’idée même d’atteindre les profondeurs du moi est une illusion, en plus du fait d’être haïssable. Mais toute cette lecture présuppose qu’il y a une intériorité, que l’on pourrait connaître mais qu’on ne connait pas, et qui reste à jamais cachée. Pour citer Wittgenstein dans le cours de ses analyses du « langage privé », est-ce même sûr que Dieu pourrait lire dans notre esprit ce que nous voulons dire par nos mots et désignons par nos paroles intérieures ?

   Aussi passionnantes soient tes analyses des actes de parole chez Saint Augustin, ou du témoignage, elles me semblent reposer sur des présupposés problématiques. Pour ne pas parler des actes de langage, que la philosophie de tradition analytique a abondamment discutés et auxquels tu réponds obliquement dans ton livre sur l'évêque d'Hippone, je ne ne prends qu’un exemple, celui, déjà cité,  emprunté à ton analyse du témoignage :

    « Je peux témoigner de la véracité ou de la moralité de quelqu’un, même si en droit cela appelle une régression à l’infini, puisqu’il faudrait quelqu’un pour témoigner des miennes. Cela attire l’attention sur le caractère insubstituable de l’acte nôtre d’accepter, d’agréer, de valider un témoin et son témoignage, ou de les refuser. Je peux aussi témoigner de ce dont il témoigne, si je suis en mesure de le faire, et la concordance des témoignages fait alors qu’indirectement ou obliquement, je témoigne de l’autre témoin. Mais on ne peut pas témoigner, humainement, de son témoignage, de son acte de témoigner, dont la source nous demeure cachée (on peut seulement témoigner qu’il a produit ce témoignage). Qu’on ne le puisse pas humainement signifie-t-il que c’est impossible absolument, ou laisse-t-il ouverte la possibilité que Dieu témoigne du témoignage d’un homme ? » (« Neuf propositions sur le concept chrétien de témoignage », in Philosophie, 88, 2006, p. 73)

   Pourquoi ne peut-on témoigner, humainement, de son témoignage, dont la source nous demeure cachée ? Cette analyse suppose que soit correcte la conception que l’on appelle parfois réductionniste du témoignage selon laquelle la justification du témoignage, sur laquelle repose la connaissance du témoin, doit remonter à une source ultime, un premier témoin. Mais pourquoi devrait-on remonter à cette source ou à cette origine ? Selon la conception du témoignage de Reid, opposée à celle réductionniste de Hume, il y a une présomption de véracité, ou de crédibilité, inscrite dans notre nature sociale et humaine par Dieu, mais qui ne fait pas de lui le témoin privilégié ou ultime. Dieu ne fait que nous garantir en général  les témoignages humains. Il n’a pas à témoigner de nos témoignages. Cette idée, il est vrai, est souvent reprise par ce que l’on appelle l’épistémologie réformée des calvinistes ou néo-calvinistes américains, et je suppose qu’elle a peu d’attrait pour un catholique.

     Finalement, au-delà de l’ontologie du secret plotinienne, néo-platonicienne, pascalienne et heideggerienne, n’y a-t-il pas une gnoséologie mystique ? Le livre sur le roman met en parallèle, presque en concurrence, la connaissance que peut avoir le mystique, comme Saint Jean de la croix, de Dieu et non pas de son moi, et la connaissance que peut avoir le romancier de l’intériorité des cœurs. Mais là aussi cela suppose que le mystique puisse avoir une connaissance, qu’il y ait une connaissance mystique. Mais on aura beau nous expliquer qu’il y a chez le mystique des équivalents de la connaissance humaine ordinaire, par la sensation, la perception ou l’intuition, et que par elles le mystique peut entrer en relation avec le divin, celui-ci fût-il caché, obscur, dans la distance et le secret, je resterai sceptique. Le terme de « connaissance » est certes à géométrie variable: on l’emploie pour désigner la connaissance animale, la connaissance littéraire, la connaissance sociale et la connaissance scientifique. Il y a sans doute des variétés de connaissance : la connaissance sensorielle, la connaissance de soi,  la connaissance mémorielle et la connaissance historique. Mais la liste est-elle ouverte, jusqu’à inclure la « connaissance » du mystique ? Et par quels critères peut-on appliquer ce terme ? C’est faire certainement preuve d’un positivisme étroit, contre lequel tu as parfaitement raison de t’insurger, que de réduire la connaissance à la connaissance sensorielle et à la connaissance scientifique. Mais n’est-ce pas par un coup de force qu’on instaure l’existence d’une connaissance mystique ? Pour le chrétien, peut-être aussi le platonicien, la connaissance est amour. Mais c’est quand même  donner un sens bien spécifique à la notion de connaissance ! D'autres ont essayé de parler de la connaissance mystique. Mais je crains bien que ce ne soit un terme aussi vide que le vide auquel il aspire. Et si l’on entend, à l’instar de la philosophie herméneutique, explorer les voies d’une telle connaissance comme une connaissance interprétative, il faut encore justifier cette connaissance comme répondant minimalement aux critères qu’on est en droit d’attendre quand on emploie ce terme. Tu me répondras sans doute que c’est encore jouer les  douaniers de la connaissance, et que ces critères ne se laissent pas énoncer, mais montrer et exemplifier, et surtout transgresser, et ton œuvre déploie les manières dont la parole, la prière, l’écriture, la promesse et les autres formes de saisie du divin se montrent et se vivent. Mais j’ai tendance, sur la mystique, à adopter la position, certes étroite et philistine, mais à son sens raisonnable de Ramsey face à la fameuse proposition finale du Tractatus : « Ce dont on ne peut parler il faut le taire, mais on ne peut pas le siffler non plus. »

  Je guettais la réponse de Jean Louis Chrétien à ce discours trop long, si scandaleusement  impudique et expéditif, et sa désapprobation. Mais il se contentait de sourire. Très peu de temps s’écoula avant que ce sourire, et sa figure même, ne s’effacent, jusqu’à  ne même plus, comme celui du chat du Cheshire, garder sa trace. Je restai seul face à mon bol de riz et mes voisines en bigoudis.



(1) cf le texte d'un de nos condisciples, Alain Dewerpe et l’histoire dormante du secret
(2) à la traduction de Jean pierre Lefèbvre de Und so verhalt ich mich und denn verschlucke den Lockruf dunkelen Schluchzens  par:  Et donc je me retiens et ravale l’appel d’obscurs sanglots, que commente l'un de mes critiques (cf les commentaires de ce billet), je préfère celle de Lorand Gaspar Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel parce qu'elle met en valeur la notion d'appel, si essentielle à Chrétien.

American school, Mystic river, Boston museum of Art