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mercredi 3 décembre 2025

PEUT-ON ENSEIGNER UN SAVOIR PHILOSOPHIQUE?

Philosophe méditant (Cité de Dieu, Fr27, F275v) BNF manuscrits




Implications philosophiques, 2017 
https://www.implications-philosophiques.org/peut-on-enseigner-un-savoir-philosophique/ 



Apprendre de la philosophie et apprendre à philosopher


Selon la scie kantienne, on n’apprend pas la philosophie, mais on apprend à philosopher. Transposé à l’enseignement, on comprend souvent que cela veut dire que la philosophie est une pratique, et non pas un savoir théorique, et qu’en enseignant et en apprenant la philosophie on n’enseigne ni n’apprend de la philosophie, mais à savoir comment philosopher. Dans l’enseignement de cette discipline au lycée, on évoque souvent Alain, qui dit que la philosophie est « une sorte de connaissance universelle », qui n’a pas pour but de produire des connaissances, mais de la sagesse, c’est-à-dire une certaine aptitude ou savoir-faire relatif à la vie et dont « l'objet véritable est toujours une bonne police de l'esprit ». 2 Quand les maîtres à penser changent – sans changer vraiment - et nous disent que la philosophie a essentiellement pour but d’inventer des concepts (Deleuze) ils disent toujours que la philosophie ne peut pas être une connaissance, et encore moins en transmettre une. Au mieux, nous dit-on, c’est une forme de savoir pratique, une méthode ou une technique de sagesse. Il me semble pourtant que cette conception pratique de la philosophie et du savoir philosophique est erronée, et qu’elle vide de sa substance une bonne partie de son enseignement. La philosophie n’est pas une connaissance scientifique, mais elle n’en est pas moins une connaissance et un savoir de vérités – et pas seulement une méthode, une technique ou une pratique. Elle est un savoir des doctrines et des arguments, qui s’enseigne. Cela n’exclut pas qu’elle soit une sagesse, ou vise à entre être une, mais si sagesse il y a elle est fondée sur un savoir, qui s’enseigne et s’apprend.
       J’avoue que j’ai bien du mal, malgré l’opposition qu’on tient souvent pour acquise entre savoir et savoir-faire, savoir que et savoir comment, ou entre savoir théorique et savoir pratique, à voir comment il est possible, s’agissant de la philosophie, d’apprendre un savoir-faire ou un savoir pratique qui ne soit pas en quelque manière basé sur un savoir théorique, c’est-à-dire un savoir propositionnel, consistant en des vérités exprimables sous forme de propositions, articulables dans un discours3. Nombre de savoirs dits pratiques basés sur des aptitudes physiques, comme savoir faire du vélo ou jouer d’un instrument, ne reposent pas sur la connaissance de vérités propositionnelles. Mais nombre d’autres, comme savoir lire une carte de navigation, savoir monter un meuble ou pêcher la truite, sont des mixtes de savoirs propositionnels et d’aptitudes physiques. Les premiers se transmettent le plus souvent par témoignage : par exemple, sans consulter le plan de montage d’un meuble, ou recevoir d’un expert l’information en question, il est très difficile de le monter, et sans savoir où pêcher des truites - c’est-à-dire sans savoir que les truites passent à tel ou tel endroit, qu’il faut pêcher à la mouche ici et pas là , etc. – il est difficile de savoir pêcher la truite.4 C’est encore plus vrai pour la philosophie. Même si l’on admet qu’elle est en partie un savoir pratique – savoir poser des questions, savoir écrire, savoir penser avec des concepts et à tel ou tel degré de généralité – cela ne s’apprend pas comme on apprend à faire du vélo ou à tricoter, ni même comme on apprend à jouer d’un instrument ou à peindre à l’aquarelle. Même si l’on admet qu’on apprend comment philosopher – notamment par des techniques de questionnement et de réponses, et des habitudes d’écriture - et pas seulement de la philosophie, le premier apprentissage suppose le second, et suppose une compétence qui passe par des activités intellectuelles complexes, même sous la forme socratique selon laquelle elle serait essentiellement un art du dialogue et de la conversation qui n’exigerait ni lecture ni écriture. Je n’ai guère fréquenté les « cafés philosophiques » quand ils étaient à la mode. Mais j’ai souvent eu l’impression que leurs promoteurs essayaient de promouvoir l’apprentissage d’une technique du philosopher sans passer par l’apprentissage de la philosophie, c’est-à-dire sans passer par la
longue macération des doctrines, des questions, et des textes des philosophes. On peut certes mimer la technique en question, un peu comme quand j’étais étudiant je pensais qu’il suffisait d’avoir une barbe, de fumer la pipe, d’avoir une veste en velours côtelé, et un volume de Kant à la main pour avoir l’air philosophe. Mais il y a une raison plus profonde encore pour laquelle le slogan kantien est faux. C’est que la philosophie est un savoir théorique, un savoir de vérités propositionnelles. Lequel ?

Kant refusait l’idée qu’il puisse y avoir un authentique savoir philosophique : la philosophie n’est ni une science comme les mathématiques ou les sciences de la nature, ni un savoir sur des entités comme celles dont parle la métaphysique. Elle n’est pas selon lui non plus un art, ni au sens d’une technique, ni au sens des beaux-arts. Raffinant la position kantienne, Gilles Gaston Granger disait que la philosophie est une connaissance, mais sans objet, sans vérités ni démonstrations5. Il voulait dire par là que sans être une science, elle était pourtant une activité sérieuse, dotée de contenus propres, bien que ces contenus ne soient ni formels ni empiriques. On voit bien ce que veulent dire Kant, Granger et Alain quand ils soutiennent qu’il n’y a pas de connaissance philosophique à proprement parler. Ils veulent dire que la philosophie ne repose pas sur, ni ne délivre, des contenus de savoirs vérifiables, comme le font les sciences naturelles et les mathématiques, ni des contenus de savoir spéculatifs comme prétendent faire la théologie ou la métaphysique. Ils veulent dire aussi qu’elle n’est pas de la poésie ou du roman, comme le voudraient les esthètes de la philosophie, qui nous disent qu’elle invente des concepts comme les artistes inventent des formes. Mais la position de Granger est contradictoire. S’il y a vraiment connaissance philosophique, elle doit avoir des objets, et pouvoir délivrer des vérités. On ne peut savoir que quelque chose de vrai, et n’avoir de connaissance que d’objets. De même il ne peut y avoir de démonstration que si, partant de prémisses vraies, on aboutit à des conclusions qui le sont aussi. Sans quoi on n’a affaire ni à des connaissances ni à des démonstrations. Pourquoi alors Granger entend-il encore parler de « connaissance philosophique » ?


La connaissance des arguments

 
Il me semble au contraire que l’on peut littéralement parler de connaissance philosophique et d’objets d’une connaissance philosophique, même s’il ne s’agit pas d’une connaissance scientifique. Ces vérités et cette connaissance portent sur des arguments, et la philosophie que l’on peut enseigner consiste en la reconnaissance et l’examen critique de ces arguments. Mais ces arguments sont d’un type particulier : ce sont des arguments philosophiques. La thèse que je voudrais esquisser ici est que la connaissance philosophique est la connaissance d’un ensemble d’arguments philosophiques canoniques, sanctionnés par la tradition. Ce savoir est une connaissance qui porte sur les thèses que ces arguments visent à prouver, sur les concepts philosophiques et non philosophiques qu’ils impliquent. Cette connaissance est de nature théorique : elle consiste en un répertoire de ces formes argumentatives et des doctrines qui leur sont associées. Elle est aussi « pratique », non pas au sens de la possession d’aptitudes physiques ou techniques, mais au sens de la possession et de l’apprentissage de capacités à critiquer rationnellement ces arguments, c’est-à -dire les évaluer, examiner leurs prétentions à prouver ce qu’ils avancent, et à leu substituer de meilleurs arguments. Cela inclut aussi une capacité à les réfuter, à montrer qu’ils ne sont pas probants. La philosophie ne consiste pas à accepter ces arguments, mais à les mettre à l’épreuve. Tout ceci est l’objet d’un savoir, mais aussi d’une critique de ce savoir.
          La connaissance philosophique n’est d’abord pas autre chose qu’une connaissance réflexive du sens commun. Cela suppose qu’il y ait quelque chose comme une connaissance commune, dont les structures et les concepts soient relativement stables, et qu’elle soit articulable de manière sinon systématique, du moins cohérente6. Il y a un ensemble de jugements et de concepts naturels au sens où ils forment l’objet d’une connaissance largement tacite dont est doté tout individu, et qu’il est possible d’articuler et d’exposer. Selon certains philosophes, ces jugements et concepts ne sont pas l’objet d’une connaissance, mais sont des présuppositions qui ne sont ni vraies ni fausses7. Mais il est également très plausible que nombre de propositions et de concepts de base, comme ceux de cause, de temps, d’espace, de nombre, et tout ce que les philosophes appellent nos catégories soient des structures permanentes. Il en est de même de nos concepts plus sophistiqués parce qu’ils portent sur notre connaissance, comme ceux de vérité, de preuve, ou de ce qui s’ensuit de quoi. La connaissance philosophique est d’abord une connaissance de ces concepts de base, et en ce sens c’est une connaissance de la connaissance. La connaissance
naturelle n’a rien de philosophique de prime abord, au sens où tout le monde, du moment qu’il exerce sa raison dans son usage naturel, en dispose. Mais elle devient philosophique quand elle est réflexive, articulée systématiquement et exposée. Elle peut alors devenir connaissance de la connaissance philosophique. Une bonne partie de la philosophie consiste à mettre à jour cette structure de la connaissance de base, et ensuite de ses articulations philosophiques. Cela ne va pas de soi, et il y a diverses manières de le faire. Mais il y a toutes les raisons de penser que cette connaissance naturelle est là, comme base permanente de notre pensée commune, et que l’articuler c’est articuler les bases à partir desquelles nous pensons.
          Une partie de cette connaissance porte sur les structures logiques et argumentatives de notre pensée et sur notre capacité à raisonner. Un argument en général est un ensemble de propositions dont certaines sont des prémisses, et dont est supposée s’ensuivre une ou des conclusions. Quand les arguments sont déductifs, et quand ils sont valides, la conclusion est supposée logiquement des prémisses, autrement dit est telle qu’elle ne pourrait pas être fausse si les prémisses sont vraies. Un argument peut aussi être valide quand les prémisses sont fausses, même si dans ce cas il n’est pas sain ou correct (en anglais sound). Si un argument est sain et valide, alors sa conclusion constitue une connaissance. C’est trivialement le cas pour des arguments logiques usuels, tels que les syllogismes ou les arguments conformes à des règles d’inférence logique (comme les règles de déduction naturelle). La logique, en tant qu’ensemble de règles du raisonnement et de l’argument valide, est un ensemble de vérités. Il est vrai, par exemple, que les arguments de la forme : P, Si P alors Q, donc Q ou non Q, si P alors Q, donc non P, sont valides. Ce sont des choses que l’on sait, et qui peuvent s’enseigner et s’apprendre. Donc dans la mesure où la logique fait partie de la philosophie, on peut apprendre la logique et l’enseigner. Le problème est que ce savoir logique, s’il porte sur la logique élémentaire, est le plus souvent fort pauvre, et s’il porte sur la logique avancée, est inaccessible à qui n’a pas, ou n’a pas acquis une formation mathématique. Quel intérêt y- a-t-il à savoir que « Tous les canards savent valser, Gédéon est un canard donc il sait valser ? » est un raisonnement valide ? Bien sûr si les arguments philosophiques sont supposés avoir le moindre intérêt, ils ne doivent pas être de ce type. Il faut que ce soient des arguments mettant en jeu certaines thèses philosophiques, ou d’intérêt philosophique. Les arguments philosophiques sont ceux qui mettent en jeu des concepts centraux à la fois de notre pensée commune et ceux qui ont donné lieu à des discussions au sein de la tradition philosophique, comme ceux de cause, de justice, de liberté, de connaissance, de vérité, de possibilité ou de nécessité. Mais d’autres arguments sont démonstratifs, ou au moins visent à l’être. Un argument philosophique n’est pas nécessairement démonstratif, car certains arguments, comme les arguments inductifs, ne conduisent qu’à des vérités plausibles ou probables. Il y a en a 
beaucoup en philosophie. Cela ne suffit pas à assurer une connaissance. Mais si un argument est démonstratif, il peut au moins prétendre constituer une connaissance. Ainsi l’argument ontologique sur l’existence de Dieu le serait, s’il était correct et valide. Ou bien si l’on pouvait prouver l’incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme, ou leur compatibilité. Ou encore les arguments sceptiques, comme l’argument du rêve, celui du Malin Génie, ou le trilemme d’Agrippa, l’argument Dominateur, l’argument kantien sur le mensonge, ou les arguments utilitaristes. Ces arguments peuvent aller des plus simples, comme les sorites, aux plus sophistiqués, comme l’argument humien de la circularité de l’induction, ou même la « preuve » de l’existence du monde extérieur de Moore/ Une liste complète serait fastidieuse, mais ils sont tous sanctionnés par la tradition philosophique. Nombre de ces arguments peuvent prétendre à être à la fois valides (inférés selon les règles usuelles de la logique) et convaincants (basés sur des prémisses au moins plausibles). Bien sûr une chose est d’avoir une visée démonstrative, autre chose de la réaliser effectivement, et il y a loin entre des vérités philosophiques putatives, comme celles qui sont supposées découler de ces arguments, et des vérités philosophiques démontrées, et par conséquent entre ces visées de vérité et un savoir, mais ces arguments eux-mêmes forment la base d’un savoir philosophique, qui s’enseigne, non pas de manière dogmatique, comme on le ferait pour un enseignement d’articles de foi ou des thèses thomistes, ou comme on le ferait pour des théorèmes de mathématiques, mais d’un enseignement critique et dialectique, destiné à montrer les présuppositions de ces arguments, lesquels ont le plus de chances de réussir, ce qu’ils sont supposés montrer, et quelles autre arguments concurrents seraient possibles.
Tout ceci ne va évidemment pas sans présuppositions, dont certaines peuvent être contestées. Tout d’abord cela suppose que l’on admette que le discours philosophique relève des assertions, c’est-à-dire de l’expression de jugements tenus comme vrais ou faux. Cela s’oppose à l’idée, entretenue par nombre de philosophes contemporains, selon laquelle les énoncés philosophiques ont essentiellement une valeur expressive, à la manière des énoncés relevant du goût ou de la littérature, voire des ordres ou des impératifs (comme si ces énoncés étaient des stipulations ou des impératifs8). Quand un philosophe nous dit, comme Deleuze, que la philosophie invente et « crée » des concepts, et des personnages conceptuels qui ne s’insèrent pas dans des propositions, qu’il est vain de demander aux concepts philosophiques et aux arguments construits à partir d’eux s’ils sont corrects ou non, et si un philosophe a raison ou non, il a beau expliquer que les concepts et les personnages philosophiques ne sont pas comme les de personnages de roman , et qu’ils se distinguent des fonctions de la science aussi bien que des percepts de l’art, il soustrait la philosophie à toute évaluation aléthique et cognitive 9. La position que je défends est exactement opposée. Il est vrai, comme le note Deleuze, que les concepts philosophiques ne se présentent qu’au sein d’ensembles plus ou moins cohérents et construits (à la différence des concepts qui forment la connaissance naturelle) qu’on appelle « doctrines » ou « systèmes », et que les énoncés et arguments philosophiques ne se laissent pas toujours évaluer isolément. Par exemple la doctrine stoïcienne selon laquelle il y a diverses formes d’assentiment, dont la plus accomplie est volontaire, et les arguments des stoïciens à cet effet. 10 Mais il est aussi possible d’examiner certains arguments (comme les sorites, ou l’argument ontologique) isolément. Il est aussi possible de montrer que tel ou tel argument est non probant. Et si l’on admet cela, et si on admet aussi que le discours philosophique a une visée argumentative, nous avons le moyen de soutenir qu’il y a une connaissance philosophique. En effet il suffit de songer à l’usage réfutatif, déjà pointé par Aristote, des arguments : quand on critique quelqu’un et qu’on peut montrer qu’il se contredit, alors l’énoncé contradictoire avec celui qui est réfuté est vrai, et si la contradiction est d’ordre logique, il est nécessairement faux, et par conséquent son contradictoire vrai. La critique, et même la polémique, sont fréquentes en philosophie. Si elle réussit, cela montre au moins que certains énoncés philosophiques sont faux, et donc que leur contradictoire est vraie.11
On répondra que ne suffit évidemment pas à réfuter une philosophie, au sens d’un ensemble de thèses. Ces thèses forment en général des systèmes, par exemple les systèmes platoniciens, nominalistes, sceptiques. Or ces systèmes sont incompatibles entre eux, et ne sont pas équivalents. Comment alors peut-on soutenir qu’il y aurait des vérités philosophiques ? Martial Guéroult parlait de « vérités de système » dans le cas des vérités philosophiques, et Jules Vuillemin l’a suivi dans l’idée que la philosophie ne peut être qu’une pluralité de systèmes qui ne peuvent exprimer une vérité unique, mais seulement des vérités relatives à chaque type de système.12 Je ne me prononcerai pas ici sur cette conception, mais elle est fausse sur deux plans au moins. Tout d’abord elle suppose qu’il ne puisse pas y avoir de progrès en philosophie. Même si l’on admet qu’il n’existe qu’un petit nombre de réponses aux questions centrales de la philosophie,
incorporées dans des types de systèmes, les types d’arguments et de méthode destinées à les prouver évoluent. Ainsi, il est faux que les problèmes de la théorie de la connaissance n’aient pas évolué depuis l’époque hellénistique. On continue d’examiner les questions de base de ce qui justifie la connaissance, mais les méthodes et les arguments se sont nettement enrichis. Il y a progrès non pas dans les questions ou les thèmes, mais dans leurs traitement. Ou encore on peut noter que les notions de base de la théorie de la valeur se trouvent chez Aristote et les médiévaux, mais une théorie philosophique de la valeur n’a pas émergé avant la fin du dix-neuvième siècle. 13 En second lieu cette conception de la philosophie comme inséparable des systèmes est fausse si elle dit que l’on ne peut pas isoler, au moins relativement, une thèse ou un argument philosophique du système au sein duquel elle a été énoncée. Or on le peut : il y a une permanence non holistique et trans-systématique, si l’on peut dire, des arguments et des thèses philosophiques14. Par exemple, le trilemme d’Agrippa est un argument philosophique relativement stable dans l’histoire. Il apparaît dans les Seconds Analytiques d’Aristote, est développé par les écoles sceptiques comme l’un des tropes classiques, et il est discuté par les écoles hellénistiques. Il court jusqu’à la Renaissance, quand le problème sceptique reparaît. Il revient avec l’Enésidème de Schulze, que recensa Fichte, et passe chez Reinhold, puis Fries et Leonard Nelson, et de là chez Popper15. On le retrouve chez Chisholm et dans l’épistémologie contemporaine. A côté d’argument stables comme ce trilemme, il y a des arguments de facture plus récente, comme le problème de Gettier16. Ces arguments ne sont pas intrinsèquement liés à une position philosophique particulière (empiriste, rationaliste, fondationnaliste, cohérentiste, sceptique, etc.). Ils sont discutés et discutables pour eux-mêmes, autrement dit-on peut en examiner de manière critique les présupposés, la validité, et les conséquences pour la théorie de la connaissance. C’est très largement cette tâche critique qui s’enseigne, et forme la base de la compétence enseignable
     Les concepts philosophiques, pas plus que les arguments philosophiques, ne sont identiques aux concepts et aux arguments de sens commun. Mais ils sont basés sur eux. Quand on analyse ces concepts on obtient, si les analyses sont correctes, des énoncés qui sont vrais en vertu de la signification des concepts qui y figurent, autrement dit ce que l’on appelle traditionnellement des énoncés analytiques. Nombre d’énoncés philosophiques sont de ce type, parce qu’ils sont vrais en vertu des concepts qui y figurent et parce qu’une analyse philosophique peut les mettre à jour. Par exemple, selon une analyse célèbre, être libre c’est avoir la possibilité de faire autrement, et selon une autre analyse célèbre, la connaissance c’est l’opinion vraie pourvue de raison ou de justification. La philosophie est – et c’est une thèse que l’on trouve aussi bien chez Alain que chez les philosophes analytiques – analyse de concepts. Ces analyses ne sont pas nécessairement correctes, et on peut les réfuter. Mais elles sont l’objet d’un savoir, qui s’enseigne. Ce savoir est, en ce sens, analytique. Cela suppose que l’on admette qu’il y a des énoncés analytiques, et que l’on accepte que des analyses philosophiques transcrivent ce savoir, qui ne va pas de soi. Mais si on l’admet, c’est une des sources de savoir philosophique, et cela s’enseigne.
Le savoir philosophique n’est certainement pas du même type que le savoir au sujet du monde extérieur que G.E .Moore prétendait tirer de sa célèbre preuve qu’il y a un monde extérieur – voici une main, et une autre, et je le sais donc il y a deux objets au moins dans le monde, et je le sais, donc je sais que le monde extérieur existe. Il est plus sophistiqué. Il n’est pas non plus une forme de savoir anthropologique ou psychologique, portant sur les structures de notre pensée. Et il n’est pas non plus - ni seulement – un savoir sur l’histoire des thèses et systèmes et leurs combinaisons, comme le veut la conception Gueroult-Vuillemin. Mais on peut néanmoins dire qu’il y a ce que l’on pourrait appeler un sens commun philosophique, qui est su quand on pratique les auteurs de l’histoire de la philosophie. Ce savoir, même quand il est refusé par les philosophes, comme chez Nietzsche, est néanmoins présent. Il forme la base des arguments des philosophes. Il s’enseigne, et quand on en a le bagage de manière explicite, on sait déjà un peu de philosophie. Ce savoir s’ajoute à ce que l’on pourrait appeler les disciplines auxiliaires de la philosophie : la logique, la rhétorique, l’analyse lexicale et sémantique, et l’histoire des idées. Tout ceci forme un ensemble de savoirs, qui peuvent s’enseigner.


Comment l’ enseigner ?

 

Il faudrait dire comment on l’enseigne, et je ne peux ici qu’esquisser ma réponse. Mais si l’on admet la conception - en fait relativement traditionnelle même si elle n’est pas kantienne – que j’ai esquissée ici, on peut concevoir que l’enseignement de la philosophie , sous sa forme élémentaire au lycée, ou sous des formes plus sophistiquées à l’université, consiste en un exposé d’un répertoire de formes argumentatives , qui constitue l’objet d’un savoir, de nature théorique, et pas seulement de nature pratique , qui soit bien plus qu’une technique ou une discipline de l’esprit. Ce savoir ne s’identifie ni à celui de la logique, ni à celui de l’histoire de la philosophie, ni à celui de la sémantique ou de la rhétorique. Mais il leur emprunte des éléments. Il n’est pas uniquement dogmatique, même s’il comprend des étapes dogmatiques, où les élèves doivent simplement apprendre ces formes. Il est aussi critique, au sens où l’on doit aussi apprendre à critiquer des arguments, à les opposer à d’autres, et à chercher à les amender ou à les réfuter. Tout ceci forme la base d’un apprentissage. Ce savoir est en partie pratique, au sens où c’est celui d’une dialectique, mais il est aussi à sa base, théorique.
 

Voici quelques exemples de ce que seraient ces formes argumentatives et les manières de les enseigner. Les propositions qui suivent n’ont rien d’original. La plupart sont enseignées par les professeurs au lycée, mais peut-être ne l’ont-elles pas été de manière systématique. 17
En premier lieu, la culture de l’argument pourrait s’appuyer sur les travaux des linguistes et des théoriciens de l’argumentation, afin d’analyse des schèmes usuels de raisonnements corrects et incorrects. L’étude des sophismes offre un vaste répertoire, et il existe une littérature abondante à la fois dans les manuels de logique « informelle » ( car il ne s’agit pas, au lycée, d’enseigner la logique formelle, qui rebute), dans les ouvrages de rhétorique et dans la vaste littérature de « pensée critique ». Cet enseignement peut passer par des analyses de textes littéraires, d’articles de journaux, ou de discours médiatiques. 18
En second lieu, un grand nombre d’arguments classiques en philosophie peuvent se prêter à un enseignement qui en explore à la fois la structure et les ramifications problématiques. Par exemple :
(i) Nombre de tropes du scepticisme se prêtent aisément à cet exercice. Ainsi le trilemme d’Agrippa, déjà mentionné plus haut, (qui nous dit que l’on ne peut justifier une proposition sous peine soit d’une régression à l’infini, soit d’un cercle, soit d’un arrêt arbitraire) peut servir à un cours sur ce que c’est que justifier et sur la nature de la raison et de l’explication, et se rattacher à la question du fondement de l’induction. Les arguments sorites (du tas, du chauve) sont des sources très utiles. Tout d’abord il faut analyser leur structure :


(i) Si x a la propriété Pi (a un cheveu), il est Q (chauve)
(ii) Si x a la propriété Pi+ii (a 1+ 1 cheveu), il est Q (chauve)
(iii) si X a la propriété Pn , il est Q (il est chauve)
(iv) donc X est Q (chauve)


qui repose sur un modus ponens simple. Pourquoi passe-t-on d’une proposition vraie (il n’y a qu’un cheveu sr la tête à Mathieu, donc il est chauve, à une proposition fausse ( Mathieu a 1000 000 de cheveux , donc il est chauve ). Quel est le principe fallacieux (s’il est fallacieux) ? Peut-on rendre ce raisonnement valide ? Sinon, pourquoi? Puis, une fois la structure exposée, pour aborder la question du vague de nombreuses notions et de nombreuses entités (le vague est-il dans le langage ou dans les choses? Peut-on l’éliminer ? Les couleurs et les qualités sensibles sont-elles vagues et pourquoi ? Nos croyances sont-elles vraies ou fausses ou seulement probables et susceptibles de degrés). Enfin les arguments de l’erreur, de l’illusion et du Malin génie peuvent fournir la base d’une réflexion sur la connaissance (il y a eu ces dernières années une floraison de livres sur Matrix, mais ces questions peuvent s’étudier à partir de la littérature (Montaigne, Calderon, littérature fantastique)
(ii) Le dilemme de l’Euthyphron : est-on pieux en vertu du fait qu’on est aimé des dieux ou par soi-même ? peut servir à introduire tout un ensemble de questions relatives à l’opposition entre réalisme et anti-réalisme au sujet de certaines entités : les propriétés morales (sont-elles réelles ou dépendent-elles de l’esprit ?), les qualités sensibles ou secondes (sont-elles dans les choses ou dans l’esprit ?), les objets mathématiques (existent-ils par eux-mêmes ou sont-ils construits par l’exprit ?)
(iii) Un certain nombre d’arguments classiques peuvent introduire des options philosophiques très classiques. C’est le cas de l’argument dominateur : (a) le passé est nécessaire (b) du possible à l’impossible la conséquence n’est pas bonne (c) tout ce qui est possible adviendra. Selon qu’on accepte l’une ou l’autre des prémisses, on tranchera en faveur de la liberté ou du fatalisme. De même l’histoire de l’âne de Buridan. Ou encore l’argument du dessein intelligent ou du grand horloger. Les implications métaphysiques sont évidentes. 19
(iv) Les arguments utilitaristes en éthique comme le dilemme du tramway de Philippa Foot, ou l’argument de Judith Thomson sur l’avortement20
(v) Les arguments de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier) sont de bonnes portes d’entrée à des questions de philosophie politique (l’état de nature et le contrat social, la question du vote)
Ce ne sont que quelques exemples d’un enseignement qu’on pourrait appeler orienté par les énigmes et arguments. Un enseignement peut, en partie au moins, se structurer autour d’un ou de plusieurs de ces arguments. Chacun d’eux offre des options problématiques, et oriente des réponses données classiquement par les philosophes (ou des apories). Cet enseignement peut se rattacher aisément à la lecture de textes classiques. Les énigmes et arguments ne sont cependant que des stimulants à la réflexion, qui peuvent, à un niveau plus avancé ou dans un enseignement plus approfondi, donner lieu à l’exposé de doctrines. Il faut pourtant insister sur le fait que cette approche des questions philosophiques par l’argument se distingue fortement de la conception qui voudrait que l’enseignement philosophique soit orienté vers les problèmes seulement. Elle insiste sur le fait qu’aux problèmes et aux énigmes il y a des réponses, qu’on peut apprendre et maîtriser, mais aussi critiquer.
Le point essentiel, dans la perspective ici proposée est que ces schèmes argumentatifs et problématiques s’apprennent, comme s’apprennent les réponses possibles. Un élève qui n’en connaît pas la structure ne peut aller plus loin, et un élève qui en maîtrise la structure peut en développer des variations.
Il ne s’agit nullement de proposer que l’ensemble d’un enseignement de philosophie au lycée doive se structurer ainsi. Mais cette méthode me semble à la fois adaptable aux programmes , même sous la forme extrêmement ouverte qu’ils ont pris aujourd’hui, et conforme à une certaine conception de la philosophie, celle, classique et aristotélicienne, selon laquelle la philosophie s’adresse à des apories et essaie de les résoudre.
A cette conception, qui n’est pas, fondamentalement très différente de celle dont on concevait, à l’époque des « philosophes de la République » comme Lagneau et Alain, l’enseignement philosophique21, on peut s’attendre à ce qu’on oppose au moins deux choses. Tout d’abord, que devient l’idéal de sagesse, qu’Alain mettait en avant ? Et ensuite, pourquoi penser que la philosophie devrait consister, avant tout en des arguments ? A la première question, on répondra que l’enseignement de la philosophie, sous sa forme scolaire, n’est pas l’enseignement de la sagesse ni des moyens d’y parvenir. La sagesse est toujours basée sur un savoir. Comme le disait Brentano, on atteint le second âge du déclin de la philosophie , l’âge pratique, de la philosophie, quand on sépare celle-ci de la connaissance qu’elle incluait dans sa première phase, la phase créatrice22. A la seconde question, qui surgit chez tous les philosophes qui suivent Nietzsche quand ce dernier disait : « Qu’ai-je à faire de réfutations ? » ou « Qu’a-t-on à faire d’arguments ? » ou qui nous disent qu’on ne convainc personne, si ce n’est ceux qui sont déjà convaincus, on doit répondre qu’ils ont déjà mis le pied dans la troisième phase que distinguait Brentano, la phase sceptique, et qu’ils sont déjà en fait en marche vers la quatrième, le mysticisme. Ils n’ont plus le désir d’enseigner, mais celui d’édifier23

 

 

1 Ce texte est basé sur une intervention le7.10.2016 au GRDS de philosophie, à la suite du questionnaire http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article221 , où j’indique quelques pistes sur l’enseignement qui complètent le présent article. Merci à Janine Reichstadt de son invitation et aux participants pour la discussion.
J’ai jadis abordé certaines de ces questions dans “ Réinventer la philosophie générale ”, Le débat, 101, 1998, « Y a-t-il une vie après la dissertation ? » Côté philo, 3, http://www.cotephilo.net/
2 Alain , Elements de philosophie, 1916, réed Paris, Gallimard , 1940. 

3 Locus classicus : Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Londres, Hutchinson 1949, tr. Fr. Le concept d’esprit, Paris Payot, 1978, reed 2005. Précisons que par « proposition » je n’entends pas nécessairement une entité linguistique, mais toute forme de pensée dotée d’un contenu susceptible d’être vraie ou fausse, non nécessairement sous forme verbale.
4 J. Stanley et T.. Williamson, dans « Knowing How », Journal of Philosophy, 2000 ont soutenu que tout savoir comment repose sur une forme de savoir que au moyen d’arguments sémantiques selon lesquels toutes les clauses en how to + infinitif ( how to swim, how to play the piano, ec.) peuvent s’exprimer en clauses wh – ( where, what, which, etc. ) qui se construisent avec des propositions. Ces arguments ne sont pas tous convaincants. Mais Stanley et Williamson ont raison de dire que les deux formes de savoir ne sont pas aussi hétérogènes qu’on le dit. 

5 Granger, G. Pour la connaissance philosophique, Paris, O. Jacob, 1990. 

6 Cette conception est remarquablement exposée dans P.F Strawson, Analyse et métaphysique, Paris Vrin 1985. Mais c’est tout simplement celle qu’Aristote pratiquait quand il examinait les endoxa, les médiévaux dans leurs disputes dialectiques, Descartes quand il entreprend de considérer ses opinions au début des Méditations, Locke quand il entreprend une description de la connaissance commune, Kant quand il examine les structures de l’entendement, Brentano et ses disciples quand ils proposent de faire une psychologie descriptive, et les philosophes contemporains de tradition analytique, de Moore à David Lewis, quand ils pratiquent ce que Strawson a appelé « métaphysique descriptive ». L’analytique existentiale de Heidegger vise aussi à faire cela, bien qu’avec un degré de révision non négligeable. Il n’y a sans doute pas de description neutre de ces structures du sens commun, et l’anthropologie culturelle peut nous montrer que ces structures peuvent varier. Mais l’hypothèse selon laquelle elles pourraient varier grandement , et de manière imprévisible à la fois dans l’espace et dans le temps, est une fiction de sophiste.
7 C’est la position de Wittgenstein et de ses disciples. Selon eux, le savoir dit « naturel » que nous avons d’un ensemble de propositions « ordinaires » qui forment des « charnières » de notre structure conceptuelle n’est pas un savoir de vérités, mais au mieux un ensemble de présupposés servant d’arrière-plan à nos actions. Selon la conception rivale, défendue par Moore notamment, qui est celle que je défends, ces propositions forment l’objet d’un savoir. Cf P.Engel « Epistemic Norms and the Limits of Epistemology” , in A. Coliva et D. Moyal Sharrock, eds, Hinge Epistemology, International Journal for the Study of Scepticism, Brill 2015 

8 On aura une idée de ce qu’est un style impératif en philosophie en lisant les livres d’Alain Badiou, où les énoncés philosophiques sont prononcés comme des décrets : « Je dis qu’il y a du Multiple », « les mathématiques sont l’historicité du discours de l’être en tant qu’être », etc.

9 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’es- ce que la philosophie ? Paris, Minuit 1990
10 Comme celui rapporté par Diogène Laërce au sujet du sage stoïcien Sphaerus : « Un jour que la conversation tomba sur la question si le sage doit juger des choses par simple opinion, Sphærus décida négativement. Le roi, pour le convaincre de son erreur, ordonna qu'on lui présentât des grenades de cire moulée. Sphærus les prit pour du fruit naturel; sur quoi le roi s'écria qu'il s'était trompé dans son jugement. Sphærus répondit sur le champ et fort à propos qu'il n'avait pas jugé décisivement, mais probablement, que ce fussent des grenades; et qu'il y a de la différence entre une idée qu'on admet positivement, et une autre qu'on reçoit comme probable. ( Diogène Laerce, VII, 177)
11 Je m’inspire ici de Claude Panaccio, « Philosophie et vérité » , in J. Proust et E. Schwartz , dir. La connaissance philosophique,essais sur l’oeuvre de Gilles Granger, Paris, PUF 1995
12 M. Guéroult , Dianoématique , Martial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier Montaigne, 1979, J.Vuillemin, What are Philosophical systems ? Cambridge, Cambridge University Press 1986 

13 Cf .P. Engel, « Jules Vuillemin, les systèmes philosophiques et la vérité » in P.Pellegrin et R. Rashed, eds. Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance, l'oeuvre de Jules Vuillemin, Paris, Blanchard, 2005, et “Is there really something wrong with Contemporary Epistemology?”,Journal of Philosophical research, 40 (9999):287-296 (2015). Sur les progrès de la théorie des valeurs, voir notamment, The Oxford Handbook of Value Theory , Edited by Iwao Hirose and Edited by Jonas Olson, Oxford, Oxford University Press, 2015.
14 Une conception que j’ai défendue notamment contre Alain de Libera, dans La dispute, Paris, Minuit 2007.
15 Cf notamment C. Bonnet, L'Autre École de Iéna - Critique, métaphysique et psychologie chez Jakob Friedrich Fries, Paris, Garnier 2013.
16 Pour une analyse des raisons pour lesquelles le problème de Gettier est de facture récente, voir J. Dutant « Pourquoi le problème de Gettier est-il si important ? » Klèsis, 2008, http://www.revue-klesis.org/pdf/Dutant-Klesis.pdf et «”The Legend of the Justified True Belief Analysis”, Philosophical perspectives, Volume 29, Issue 1, December 2015 Pages 95–145 

17 Je pense notamment aux travaux de Serge Cosperec sur le raisonnement en philosophie, et de l’ACIREPH , comme le volume de S.Cosperec et JJ Rosat, dir. Les connaissances et la pensée : Quelle place faire aux savoirs dans l'enseignement de la philosophie ? Bréal, Paris, 2003. J’ai fait des suggestions du même genre jadis dans « Y a t-il une vie après la dissertation ? », Côté philo 9, 1998.
18 Pour les sophismes, on peut s’appuyer sur Aristote, Réfutations sophistiques, sur la Logique de Port Royal, sur le Manuel des sophismes politiaues de Bentham ( tr. Fr. LGDJ 1996) sur le Système de logique de Stuart Mill, ou sur des manuels plus récents tels que Argumenter de M. Dufour (A. Colin 2005). Pour la pensée critique voir par exemple le manuel de M. Montminy , Raisonnement et pensé critique, Presses de l’Université de Montréal , 2009. Des livres tels que Traité de l’argumentation de C. Perelman, ou celui de O. Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris Minuit, ou de Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Payot 1985 sont très utiles. Enfin, pour un décryptage de nombreux sophismes dans les médias, voir J.Whyte, Crimes contre la logique, comment ne pas être dupe des beaux parleurs, Les belles lettres, 2003. 

19 Il ne s’agit pas de les étudier à la manière dont le fit J. Vuillemin dans Nécessité et contingence, Paris, Minuit 1985, mais on peut les discuter simplement, comme J. Vidal Rosset , Les paradoxes de la liberté, Paris, Ellipses 2008.
20 Voir sur ces arguments R. Ogien ,l’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Paris, Grasset 2011.

 21 J’ai indiqué jadis en quoi l’idéal de la « philosophie générale » n’était pas très différent de celui de la philosophie analytique classique, dans « Réinventer la philosophie générale », Le débat, 1998/4 , 101, 157-164.
22 F. Brentano, Die Vier Phasen der Philosophie, Leipzig, Meiner, 1926,. 

23 Dans un article essentiellement dirigé contre la conception de la philosophie évoquée ici, (« L'épouvantail de l'argument : La réception de la philosophie analytique en France », Esprit 2012/3 - Mars/avril
51 à 61) P. Cassou Noguès nous dit que la philosophe analytique qui fait de l’argument la forme de base de l’examen et de l’enseignement philosophique est à la fois triviale (car tout le monde argumente en philosophie) et fausse (car bien des philosophes analytiques, comme Wittgenstein (sic) ne fournissent aucun argument. On ne voit pas comment elle peut être les deux, puisqu’une trivialité est en principe vraie. Il juge cet accent mis sur l’argument à la fois la marque d’un « héritage aberrant » et d’un « conservatisme politique» consistant à accepter ce qui est et « engage à rester à l’intérieur des écoles constituées ». Tous les créateurs de concepts, c’est bien connu, sont des révolutionnaires, et tous ceux qui entendent enseigner la philosophie sont, c’est bien évident, des réactionnaires. Au moins ceux qui entendent en rester aux formes de la raison pourront-ils se satisfaire de n’être pas des mystiques, des esprits confus, ou les deux.

 

 

samedi 29 novembre 2025

SIX REMARIAGES ET UN ENTERREMENT

 

 

 

 SIX REMARIAGES ET UN ENTERREMENT  

 Quinzaine littéraire, 1038  16-31 mai 2011

Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures, tr. N.Ferron, M. Girel et E. Domenach, Paris, Flammarion, 2011, 532 p. 32€ 

 

    Contrairement à ce que laisse supposer le titre français Philosophie des salles obscures n’est pas un livre sur l’esthétique du cinéma, mais un  recueil de leçons à visée plus ou moins éthique, alternant des chapitres sur les conceptions morales de divers philosophes et écrivains et des chapitres sur  des films censés illustrer ces derniers.

     Cavell a rendu célèbre le genre de la « comédie hollywoodienne de remariage » dans son livre A la recherche du bonheur  (Cahiers du cinéma 1993), et il reprend ici ses analyses de certains de ces films, notamment  Indiscrétion (The Philadelphia Story), Madame porte la culotte (Adam’s Rib), Hantise (Gaslight), New York Miami ( It Happened one night), Un cœur pris au piège (The Lady Eve), La dame du vendredi His Girl Friday  et  Cette sacrée vérité  (The Awful truth ) , auxquels il ajoute un film de Rohmer (Conte d’hiver) et des références à divers autres, comme L’extravagant Mr Deeds.. Selon Cavell, chacun de ces films, au-delà de son charme piquant, traite de la difficulté qu’il y a à surmonter le cynisme et les compromis de l’âge adulte et à transformer sa vie de manière à être meilleur. C’est pourquoi, selon lui ces films illustrent la doctrine connue sous le nom de perfectionnisme moral, évoquée ici dans les chapitres philosophiques, qui portent respectivement sur  Platon, Aristote, Locke, Kant,  Mill , Rawls, Nietzsche, Freud, mais aussi sur James, Ibsen et Bernard Shaw, et surtout sur Emerson, l’auteur fétiche de Cavell dont il ne cesse de célébrer la philosophie de l’ordinaire et du monde commun dont le cinéma hollywoodien est une sorte de métaphore.

      Le lecteur français est sans doute plus familier que le lecteur américain du genre que l’on pourrait appeler le commentaire paraphilosophique, étant habitué à ce que l’on commente  la philosophie de Tintin et celle de Zig et Puce au même titre que celle de Spinoza ou celle de Sartre. Mais ce genre se heurte à deux obstacles au moins. Le premier est philosophique. Le perfectionnisme en éthique est une doctrine aux contours assez flous. C’est en général l’idée que la vie morale doit viser une forme d’excellence. Mais la perfection recherchée est-elle un but individuel ou collectif ? La doctrine dit elle qu’il y a un bien unique pour l’humanité tout entière ou bien qu’il y a une pluralité e biens possibles ? Est-ce une éthique de la vertu ou une éthique du devoir ? Pour Cavell c’est tout cela à la fois, et c’est pourquoi il peut inclure dans sa liste aussi bien des penseurs de l’éthique des vertus comme Aristote, du déontologisme comme Kant, que Nietzsche et Emerson, dont on peut se demander s’ils ont réellement  entendu, comme les précédents, proposer des théories éthiques. On a souvent du mal à suivre Cavell quand il nous dit que le prolongement naturel des Fondements de la métaphysique des mœurs  est dans La confiance en soi ( self reliance) d’ Emerson . Le second obstacle est  herméneutique et tient au caractère assez arbitraire des choix de films de Cavell. Pourquoi ces films et pas d’autres ? Pourquoi Cukor et pas Truffaut ? Après tout Moonfleet  ou nombre de westerns peuvent être considérés comme « perfectionnistes » ! On peut être d’ accord avec Cavell sur le fait que  le mariage est une épreuve qui teste la valeur des individus. Mais pourquoi serait-il la situation paradigmatique ? Cavell se pose la question et nous répond qu’il joue le rôle que jouait l’amitié dans la morale antique. Mais l’amitié n’est pas le mariage.

      On pardonnerait sans doute à Cavell le flou de ses analyses philosophiques et cinématographiques si ce livre avait la même légèreté qu’A la poursuite du bonheur. Mais il en est plutôt une pesante répétition, que le style parlé (ce sont des transcriptions de cours à Harvard), le ton prétentieux de l’auteur et ses nombreuses répétitions rendent fastidieux. Une chose est sûre : il nous donne envie d’aller plutôt revoir les films dont il parle dans les salles obscures plutôt que de rester dans sa salle de cours.

 

                                                                  Pascal Engel

 

 

 

samedi 8 novembre 2025

 

peut on être trop bonne pour gagner? Faut-il pour cela être mauvais?


 Le Monde 2016 

https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/08/10/ne-boudons-pas-notre-plaisir-de-soutenir-hillary-clinton_4980627_829254.html

 

 

NE CHIPOTONS PAS POUR SOUTENIR HILLARY CLINTON

 

Nancy Fraser (Le Monde 27.07.16) approuve qu’une femme aille à la Maison blanche, « mais pas nécessairement » Hillary Clinton. Elle a le féminisme sélectif et fait la fine bouche. Clinton, nous dit-elle, incarne le féminisme libéral, celui des femmes des classes moyennes et supérieures, qui demandent plus de liberté que celle qu’elles ont déjà conquise il y a au moins une génération, et ne représente ni les femmes des minorités noires et latinos, ni le féminisme militant dont Nancy Fraser elle-même se prévaut. Elle lui reproche aussi d’être un faucon, d’être liée aux milieux d’affaires et d’incarner l’establishment. En gros, Fraser eût approuvé Clinton si elle avait eu le programme de Sanders et adopté en politique étrangère les positions plutôt molles d’Obama. Ces critiques envers Clinton sont fréquentes, mais injustes.

    On accordera qu’il ne suffit pas d’être femme, noir, ou membre d’une minorité ethnique ou sexuelle, aux USA comme ailleurs, pour faire un bon président. Mais Clinton a-t-elle à ce point démérité ? Elle a incarné le féminisme militant dès les années soixante, et a travaillé en sous- main pour deux présidents démocrates : son époux d’abord – dont on aurait aimé qu’il se fasse plus discret – et c’est elle le véritable auteur du programme de santé publique qu’Obama s’est approprié comme l’un des fleurons de son mandat. « Love’s labor lost ! » a-t-elle souvent dû se dire.

      A-t-elle vraiment eu la politique d’un faucon ? Elle a certes approuvé en 2002 l’attaque contre l’Irak, ce qu’on lui a reproché dès sa première campagne présidentielle. Elle a reconnu s’être trompée, mais plus du tiers des démocrates ont alors voté comme elle, parmi lesquels Kerry, pourtant lui aussi futur candidat contre G.W. Bush et secrétaire d’Etat sous Obama. Elle a donné les raisons de son choix : forcer Saddam Hussein à accepter la fin des inspections. Clinton a certes appuyé l’attaque contre la Lybie et considère que l’on doit mener une guerre globale contre le djihadisme, mais elle s’est aussi opposée au déploiement de troupes américaines en Syrie et a prôné un « reset » avec la Russie. Que l’on juge bonnes ou non ces mesures – celle sur l’Irak fut incontestablement mauvaise - elle n’a pas pratiqué l’attentisme qui aura caractérisé la politique d’Obama. Dans l’atmosphère protectionniste et de repli sur soi des Etats Unis d’aujourd’hui (vague sur laquelle Trump surfe à souhait) toute initiative extérieure est-elle condamnable ?

     Personne n’a plus défendu que Clinton les programmes sociaux et l’intégration des minorités. Elle vient de reprendre une proposition de Sanders : rendre gratuits les frais de scolarité des universités publiques pour les plus pauvres. Même si cette mesure a peu de chances de s’appliquer aux universités privées et à l’Ivy League, elle est proprement révolutionnaire, et pourrait enfin libérer en partie les universités américaines de la tyrannie de l’argent et de la bombe à retardement des prêts étudiants. Son féminisme est-il vieux jeu et sixties ? Est-il, comme on l’a dit, « hétérosexiste » et trop timide ? Cet argument est étonnant. Le féminisme ringard, celui qui demande des égalités de salaire, de soins et des congés maternité, est-il obsolète ?  S’il l’était, pourquoi Trump le tournerait-il en dérision en disant que « la seule carte qu’elle a est le fait d’être une femme »?

     Enfin, on nous explique que Clinton a de l’argent. A-t-elle, pour s’être pliée à la règle américaine qui veut qu’un candidat à la présidence ait de la fortune et le soutien des milieux d’affaires, vendu pour cela son âme au diable? Il faut être bien naïf pour le croire, au vu de son récent discours à la Convention démocrate qui va dans le sens de ceux de Sanders contre Wall Street. Elle ne veut pas non plus que ce dernier, plutôt réticent au départ, fasse les yeux doux à son adversaire. Et quel adversaire ! Trump n’a cessé, depuis les débuts de sa campagne, de l’insulter avec une virulence inouïe et d’appeler à l’incarcérer, dans un délire ubuesque dont on aimerait croire qu’il se retourne contre lui. Sanders, qui s’est pourtant vigoureusement opposé à elle, a parfaitement compris qu’il n’y avait pas dautre option quand il s’est rallié à sa candidature, et un radical comme Chomsky a dit qu’il n’hésiterait pas une seconde à voter Hillary. On nous dit qu’elle manque de sentiment et qu’elle est calculatrice. Félicitons-la plutôt de ne pas faire appel aux seules passions. Entre un néo-fasciste mutant et une féministe capable de voir au-delà des identités, le choix est clair. Le scepticisme et le relativisme sont aujourd’hui si forts qu’on nous fait croire que les choix politiques doivent se faire sur un modèle consumériste : de même qu’on choisit un yaourt selon sa marque, son goût, son parfum, son prix ou son taux de matière grasse, il faudrait choisir les candidats selon qu’ils sont plus ou moins féministes, plus ou moins partisans des minorités sexuelles, plus ou moins représentants de telle ou telle identité. L’élection d’Obama fut le triomphe d’une politique des identités : enfin on se reconnaissait dans un président. Trump demande la même chose, mais pour une autre sorte d’identité : celle des blancs. N’est-il pas temps de revenir à une revendication plus traditionnelle de justice sociale redistributive? C’était la ligne de Sanders, Clinton ne lui est pas infidèle. Le problème n’est plus celui d’une politique de la reconnaissance : c’est celui d’une politique de salut public, voire – ironie - de salut républicain, comme bien des membres du parti du même nom s’en aperçoivent, effarés tels Frankenstein face au monstre qu’ils ont créé. Clinton mérite mieux qu’une victoire par défaut. Elle était, dès le début, la personnalité politique la plus responsable. On voudrait nous faire croire qu’entre elle et Trump c’est Charybde et Scylla. Mais entre les mèches de lady de Clinton qui peuvent déplaire aux féministes radicales et la mèche déferlante de Trump, il n’y a pas photo. Et on aimerait bien, dans notre pays à six côtés, être confronté à des choix aussi simples.

                                                                                             Pascal Engel, EHESS


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 4 octobre 2025

La vérité What else ?


La vérité, what else ?

par Pascal Engel
En attendant Nadeau , 82, 18 juin 2019 https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/06/18/verite-what-else/

La « post-vérité », « mot de l’année en 2016 », désignait à la fois l’atmosphère politique qui a conduit à l’élection de Trump et au Brexit, et, à travers la diffusion massive de fake news, l’ensemble de la culture de l’internet et des réseaux sociaux, et finalement tout notre Zeitgeist, relativiste et vériphobe. Il y a des liens entre tous ces développements, mais ils sont loin d’être clairs. Pour paraphraser Alphonse Allais, il vaut mieux aller à la poste vérifier plutôt que d’aller à la post-vérité.

Maurizio Ferraris, Post vérité et autres énigmes. Trad. de l’italien par Michel Orcel. PUF, 174 p., 15

Manuel Cevera-Marzal, Post-vérité. Pourquoi il faut s’en réjouir. Le Bord de l’eau, 120 p., 12

Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Allia, 48 p., 6,20

Bien que la floraison de livres sur la post-vérité soit récente, la notion n’est pas spécialement nouvelle. Les premiers diagnostics d’une désaffection de notre époque pour la vérité, la connaissance et les faits sont venus en particulier des livres de Richard Rorty et de ceux de la French Theory, qui ont trouvé que la post-vérité était une bonne chose. Plus tard, Bernard Williams (Truth and Truthfulness, 2002, trad. fr. Gallimard, 2006 [1]) ou Ralph Keyes (The Post-Truth Era, 2004) ont donné des analyses plus critiques. Mais depuis 2016 plus d’une quarantaine d’essais sont sortis dans toutes les langues, dont ceux de Lee McIntyre (Post Truth, 2018), Michiko Kakutami (The Death of Truth, 2018), Giovanni Maddalena et Guido Gili Gili (Chi ha paura della post-verità? 2018) ou Aså Wikforss (Alternativa fakta. Om kunskapen och dess fiender, Stockholm, 2017). Les ouvrages en français dont il est question ici ne forment qu’une petite partie de cette vague déferlante [2].

La « post-vérité » recouvre au moins trois phénomènes distincts, bien que liés : les conséquences sur l’univers des médias et l’espace public de l’internet et des réseaux sociaux, la libération d’un nouveau type de parole politique et publique fondé sur le mépris des faits et du savoir, et la réalisation par l’époque des diagnostics et des prescriptions d’une philosophie postmoderne proclamant la fin de la vérité et des valeurs du savoir : la vérité, c’est comme Capri, c’est fini, nous disent ces prophètes. Mais ces phénomènes ne s’impliquent pasnmutuellement, ni ne forment un ensemble cohérent qui pourrait nous faire croire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère.

En premier lieu, on a soutenu que la post-vérité désignait la situation, maintenant bien connue, créée par l’invasion des technologies de l’internet dans la production et la réception d’informations et leurs effets dans l’espace public. Alors même que l’information est supposée accessible par tous et partout, elle devient si abondante qu’elle sature l’espace médiatique et le dérégule. Alors qu’on pouvait, avec les anciens médias, se référer à des sources relativement fiables ou, du moins, vérifier si elles l’étaient, l’abondance des sources a créé une méfiance généralisée, conduisant les consommateurs d’informations à s’en remettre plutôt à leurs propres communautés et à partager cette information avec ceux qui ont les mêmes opinions, notamment sur les réseaux sociaux. Ainsi sont nés les phénomènes de tribalisme et de bulles informationnelles qui ont transformé ce que Marshall McLuhan appelait jadis le village global en une myriade de petits hameaux. Sur cette base ont fleuri les phénomènes, eux aussi bien connus, de manipulation de l’information et de tentatives d’invasion de l’espace public à des fins politiques ou de propagande : trolling, effets de chambre d’écho des informations, astrosurfing (simulation d’un vaste ensemble d’internautes sur un sujet) et autres variétés de pollution et de « cancers informationnels », dont la multiplication et l’omniprésence des fake news sont les effets les plus visibles. En plus de cela, la majeure partie de ce que nous savons, aussi bien pour notre connaissance ordinaire que pour notre connaissance savante et spécialisée, est de la connaissance googlée. Et, selon des statistiques récentes, 40 % au moins de ce qui est sur internet est faux, et 60 % produit par des machines et non des humains.

En eux-mêmes, ces développements technologiques et ces changements dans l’univers des médias produisent des effets de perte de confiance dans l’information et une production massive et planétaire de fausseté et de bobards, mais on ne voit pas pourquoi ils créeraient une situation dans laquelle on aurait moins besoin de la vérité, encore moins où la vérité se trouverait, comme on le dit souvent, indistinguable de la fausseté et de la fiction, et pourquoi ils conduiraient à l’abolition de la distinction du vrai et du faux, ou de celle entre l’opinion et le savoir. Certes, les sites internet et les productions de contenus sur les réseaux sociaux visent à attirer les consommateurs d’informations en les orientant vers ce qui est intéressant, curieux et étonnant plutôt que sur ce qui est vrai et justifié. Selon des statistiques récentes, les contenus faux mais surprenants se diffusent bien plus vite que les informations vraies. Mais le fait que l’on essaie de faire croire aux gens des bobards, et même qu’ils les croient, n’a jamais entraîné que la distinction entre le vrai et le faux disparaisse, ni que les gens soient incapables de faire la différence. Après tout, les producteurs de fake news font de gros efforts pour démontrer que leurs nouvelles sont vraies : ils donnent de prétendues preuves, ils font comme si les informations étaient vraies, et les récepteurs agissent en conséquence. Ainsi, dans la fameuse affaire dite du « pizza gate » où un idiot dangereux a cru au bobard selon lequel une pizzeria de Washington abritait un réseau pédophile tenu par Hillary Clinton et s’en est allé tirer au fusil dans l’établissement, il fallait bien qu’il croie vraie l’information, et agisse sur la base de celle- ci. Les consommateurs de nouvelles antisémites, racistes, xénophobes et autres complots n’ont aucune propension, ni intérêt, à traiter les soi-disant nouvelles qu’ils diffusent comme fausses, et ceux qui les reçoivent ne les considèrent pas comme des fictions. L’idéologie, comme la religion, a besoin de la notion de vérité, et ce n’est pas parce qu’il y a dans le cybermonde plus de faussetés que de sargasses dans la mer du même nom que la frontière du vrai et du faux disparaît.

De plus, la prolifération des fake news est-elle vraiment nouvelle ? À cette échelle, sûrement. Mais, comme on sait, il y a des siècles qu’elles sont là. À bien d’autres périodes de l’histoire,rumeurs, propagandes, bobards, bourrage de crâne et canulars ont pris des tours endémiques sans pour autant qu’on devienne sceptique quant à l’existence de la vérité et la possibilité de la connaître, ou que la vérité s’en trouve dévaluée. Le phénomène des fake news (infecta) est même très bien décrit par le Poète, quand il raconte comment la fama, la rumeur, se répand autour des amours de Didon et Énée :

« La rumeur, de tous les maux le plus véloce. Son mouvement fait force
Et sa marche accroît sa puissance. La peur la rend d’abord petite,
Mais bientôt elle se dresse dans les airs, elle a les pieds sur la terre et plonge Sa tête dans les nuages, ses pieds sont agiles, ses ailes sont rapides
C’est un monstre effroyable, gigantesque. »
(
Énéide, IV ,173-177, trad. Paul Veyne, Les Belles Lettres, 2013)

Thucydide rapporte que, durant la guerre du Péloponnèse, la rumeur se répandit à Athènes que les Spartiates avaient empoisonné tous les puits. Les déclarations du général Mercier pendant l’affaire Dreyfus, le silence sur les mutineries de 1917, les mises en scène nazies, les procès staliniens, le maccarthysme ou Colin Powell exhibant sa fiole à la tribune de l’ONU sont des mensonges d’État. L’espionnage, la propagande de guerre, les légendes urbaines et la propagation de fausses nouvelles en temps de guerre, analysés par Marc Bloch, dans un article passionnant opportunément réédité par Allia, anticipent les fake news et la cyberguerre d’aujourd’hui. L’échelle a changé, mais pas le phénomène. Les bandits, les maffiosi, les espions n’ont jamais cessé de mentir et de manipuler la vérité, mais ils savent par où elle passe ou ne passe pas : comment tiendraient-ils autrement leurs comptes en banque et les serments sur la base desquels ils ont établi leurs commerces ?

La tromperie, les falsifications, les rumeurs et les mensonges ne sont donc pas des nouveautés, et en ce sens la notion de « post-vérité » est bien naïve, si elle laisse supposer qu’il y aurait eu, avant les épisodes récents, une époque bénie où la vérité et la véracité étaient la règle du discours journalistique et public, et qu’on la respectait. En revanche, il est clair qu’un changement profond a eu lieu dans le style du discours politique, dont Trump est sans doute le signe le plus visible. Son mode de communication, qui passe par Twitter, qui consiste à insulter et à harceler systématiquement ses adversaires, et la manière qu’il a de faire des mensonges éhontés, ont fait qu’il est devenu le symptôme le plus net de l’invasion du discours public par ce que le philosophe Harry Frankfurt a appelé le bullshit, la foutaise : dire n’importe quoi, sans se préoccuper de savoir si c’est vrai ou faux, factuel ou non (On Bullshit, 2005, trad. fr. De l’art de dire des conneries, 10/18, 2006).

Trump n’est pas une exception, il est emblématique : le bullshit est devenu une caractéristique majeure du discours contemporain, présente dans la publicité, le journalisme, les médias et internet. Il ne s’agit plus d’affirmer, ou de proposer à croire, en donnant des raisons de ce que l’on avance, mais juste de dire, et d’occuper le terrain. Quand quelqu’un affirme quelque chose, et qu’on lui objecte, preuves à l’appui, que c’est faux, il est supposé retirer son assertion, ou la réviser. Mais cette règle simple a largement disparu, notamment chez les hommes politiques : ils sont prêts à dire ce qui leur passe par la tête, du moment que cela produit des effets utiles à leur entreprise. Ils ne demandent même pas, comme jadis les tribuns et les idéologues, qu’on les croie, mais juste que le doute, ou une adhésion molle, s’installe. Très intéressante est de ce point de vue la pratique du retweet, dans laquelle Trump est passé maître : un groupe d’internautes produit un bobard ; au lieu de lui donner un « like », ce qui vaudrait approbation, on se contente de le retweeter, pour le faire circuler, sans dire si on le tient pour vrai ou faux, et pour obtenir le bénéfice du doute. Comme le disait joliment Dany Carrel dans Le pacha (dialogues d’Audiard): « J’balance pas, j’évoque ». Le bullshit n’est pas le mensonge, car le menteur se préoccupe de la vérité, s’il veut faire croire le faux. La foutaise traduit une véritable indifférence à l’égard de la vérité. En ce sens, comme l’a dit le philosophe Peter Pagin, Trump a acquis une place de choix dans l’histoire de l’assertion [3].

En troisième lieu, ce cynisme des politiques vis-à-vis du vrai et les mécanismes médiatiques qui le renforcent ont-ils un rapport direct avec la notion plus ou moins philosophique de « post- vérité » promue par les auteurs « postmodernes » ? Sans doute pas directement, car on ne peut pas soupçonner Trump ou Nigel Farage d’être des lecteurs assidus de Derrida, de Foucault, de Lyotard, ou même de Stanley Fish. Mais il ne fait pas de doute que le relativisme postmoderniste s’est répandu, après avoir été une doctrine typique de la gauche, chez les hommes politiques de droite : « les faits n’existent pas », « la presse raconte n’importe quoi », « pourquoi croire aux experts ? ». S’est-il répandu aussi dans l’opinion, voire dans l’esprit de notre époque, au point que l’on pourrait soutenir que nous serions dans un nouveau paradigme ou, pour parler comme Foucault, dans un nouveau « régime de vérité » ? C’est ici que les confusions deviennent rampantes.

La notion de « post-vérité », si elle est supposée désigner une attitude collective vis-à-vis de la vérité, peut vouloir dire plusieurs choses. Cela peut, d’abord, vouloir dire qu’on est devenu sceptique quant à la vérité elle-même, autrement dit qu’on tient qu’elle n’existe pas, ou qu’elle est inconnaissable. Cela peut vouloir dire ensuite qu’on doute de la valeur de la vérité, soit qu’on doute qu’elle mérite d’être respectée, soit qu’on la tienne pour inutile ou nuisible. Cela peut vouloir dire aussi qu’on doute de la valeur et de l’efficacité de la véracité, qui n’est pas la vérité, mais le fait de dire le vrai, de ne pas mentir ou d’être sincère. La confusion, entretenue par des philosophes aussi éminents que Foucault, entre le dire vrai et le vrai, est fréquente. Il y a peu de chances pour que nos politiques, ou l’opinion elle-même, soient devenus sceptiques quant au vrai ou à sa valeur, si cela veut dire qu’ils n‘admettent plus la notion factuelle ordinaire de vérité. Si fantasmagoriques que soient certaines allégations de Trump et d’autres, ces gens font la différence entre le vrai et le faux, même s’ils ont intérêt à ne pas reconnaître les vérités qui les gênent.

Il y a peu de chances aussi pour que la vérité au sens ordinaire soit considérée comme inutile ou cesse d’avoir de la valeur : tout le monde ou presque souhaite savoir l’état de sa santé ou de son compte en banque. Les producteurs de fake news eux-mêmes et les menteurs ont besoin de la vérité. Même si une bonne partie de ce que ce que l’on appelle « post-vérité » désigne le règne de l’opinion, à la fois au sens où chacun estime avoir un droit absolu à exprimer la sienne et au sens où elle devient dominante, la distinction entre l’opinion et la vérité ne disparaît pas. Certains postmodernes, comme Baudrillard, ont brodé sur l’idée qu’avec le monde des médias la distinction entre le réel et la fiction disparaîtrait et qu’on se retrouverait dans une sorte de vaste Matrix ou de rêve de Zuhangzi rêvant qu’il est un papillon rêvant qu’il est un papillon, mais cette idée est elle-même une fiction : la téléréalité a beau être de la « réalité », elle n’en est pas moins de la télé, et tout le monde le sait. De même, la post-vérité a beau être post, elle n’en est pas moins vérité.

La notion de post-vérité n’est donc, pour l’essentiel, qu’un faux-semblant, si elle implique que la vérité elle-même la propriété ou la chose – serait tenue comme n’existant pas et n’ayant aucune valeur. Il est très douteux que les philosophes postmodernes – à supposer qu’ils croient eux-mêmes être venus à bout de la notion usuelle de vérité factuelle et de la définition classique de la vérité comme correspondance aux faits – soient parvenus à en convaincre l’humanité. En revanche, le scepticisme quant à la valeur de la véracité, du dire vrai, de la sincérité, à la fois dans le domaine politique et en général, est bien réel, mais il n’est pas nouveau. Il a un fond aristotélicien – dans le domaine de l’action, et donc du politique, on ne délibère pas de la même façon que dans le domaine de la connaissance et un fond machiavélien dans le domaine politique, le mensonge du Prince peut être au service du bien de la République. À cela s’ajoute le thème hobbesien décisionniste auctoritas, non veritas, facit legem, que reprirent Carl Schmitt et Leo Strauss, ce dernier étant l’un des inspirateurs des néo-cons. Les néo- machiavéliens et néo-straussiens (ou néo-schmittiens) ont tôt fait de dénoncer la naïveté de ceux qui soutiennent que nous serions entrés dans l’ère de la post-vérité. Le mensonge, nous disent- ils, la propagande, la manipulation de l’opinion, et même la duplicité des gouvernants, ont non seulement toujours fait partie de l’action politique, mais sont la plupart du temps des instruments parfaitement légitimes pour le bien de la cité. Prétendre revenir à l’innocence et à la sincérité, c’est faire preuve d’un idéalisme et d’un angélisme que même Rousseau et Kant n’auraient pas soutenu.

Quand on entend discuter des relations entre vérité et politique, on se réfère en général au célèbre article éponyme d’Hannah Arendt de 1967 (in La crise de la culture, trad. fr. Gallimard, 1972), qui reprend la thèse aristotélicienne en excluant les vérités de raison ou philosophiques de la politique. L’article d’Arendt est subtil, bien que souvent obscur, ne distinguant pas toujours clairement vérité et véracité, vérité et connaissance de la vérité. Mais à aucun moment elle ne chasse la vérité du domaine politique, du moins au sens de la vérité factuelle, sans laquelle la démocratie ne pourrait vivre. Elle cite Clemenceau à qui on demandait quelles seraient les positions des historiens sur les responsabilités de l’Allemagne dans la Première Guerre, et qui répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. »

 

Manuel Cervera-Marzal entend s’inspirer des leçons d’Arendt dans son petit volume au titre provocateur. Vive, nous dit-il, internet qui libère la parole de ceux qui en étaient privés. La post-vérité n’est un épouvantail que pour ceux qui veulent garder le pouvoir, intellectuels et dominants. Jamais, nous dit-il, la vérité n’a été au service du peuple, et c’est tant mieux. Par conséquent, plus il y a de post-vérité, mieux c’est, car les illusions que charrie cette idée sont pires que ce qu’elle entend dénoncer. La politique est par essence conflit, et le peuple n’en a pas besoin. On s’épargnera la lecture de ce libelle confus, qui ne va guère au-delà du machiavélisme vulgaire.

Le livre de Maurizio Ferraris, paru en italien en 2017, offre un diagnostic plus intéressant. Il propose, comme Nietzsche dans Généalogie de la morale, trois « dissertations ». Dans la première, il soutient, non sans de bons arguments, qu’il y a une relation étroite entre le postmodernisme et la post-vérité. Ce sont, nous dit-il, les philosophies radicales de l’Occident, et au premier chef celle de Nietzsche, qui ont fait de la vérité une illusion, et une manifestation de l’autorité et de la volonté de puissance. Le déclin de l’autorité dans la démocratie aurait produit celui de la vérité. Pour finir, les idées postmodernes se seraient répandues dans la culture, les médias, la politique. Comme je l’ai indiqué, je suis d’accord sur le fait que la contestation de la vérité dans le domaine de la connaissance, notamment scientifique, avec la montée du relativisme, a joué un rôle non négligeable dans la dévalorisation de la notion scientifique et philosophique de vérité. Mais je doute que ces développements, qui sont indéniables, aient réellement menacé l’idée de vérité proprement dite, celle de tous les jours, même s’ils ont introduit du soupçon sur sa valeur et celle de la véracité. Ou, plus exactement, ils ont introduit une méfiance vis-à-vis de ceux qui s’en réclament, ce qui n’est pas la même chose, et une oscillation caractéristique du public, qu’avait bien notée Bernard Williams, entre rejet des experts et soif de vérité (quant aux dangers des médicaments ou de la technologie, par exemple).

Dans sa deuxième dissertation, Ferraris propose, pour rendre compte de la révolution d’internet et des séismes qu’elle a fait subir à l’information et à la culture, sa théorie de la « documentalité » qu’il a développée ailleurs : notre univers est devenu celui des documents de toutes sortes, écrits, visuels, virtuels, inscrits dans nos médias et notre cybermonde, et ces documents sont devenus, bien plus que les biens économiques et le capital, les enjeux du pouvoir et des échanges. Dans sa troisième dissertation, Ferraris aborde la question essentielle de toutes ces discussions sur la post-vérité : quelle place peut-il rester pour la vérité objective dans l’univers qui est devenu le nôtre ? Il rejette la thèse des postmodernes, qui ne nous laissent qu’une « hypo-vérité », c’est-à-dire une conception parfaitement sceptique ou « soft » de la vérité, réduite à la manifestation de l’opinion, aussi bien que celle des philosophes analytiques, qui, selon lui, défendent une conception parfaitement dogmatique et impossible du vrai comme correspondance avec les faits qu’il appelle « hypervérité » et rejette tout autant. Il est dommage qu’ici Ferraris s’accorde avec les postmodernes et les constructivistes qu’il prétend attaquer par ailleurs, quand il nous dit qu’il n’y a pas de vérité pure et indépendante de nos moyens de connaître.

Quand il nous dit par exemple : « Que le sel soit du chlorure de sodium ou qu’il y ait eu des dinosaures ne dépend en rien de nous ni de nos schèmes conceptuels. Toutefois il peut subsister une dépendance technologique : il dépend de nous que soit élaborée la science de la chimie (elle aurait pu ne pas exister), qu’on ait trouvé des ossements, formulé des propositions, des classifications, des interprétations » (p. 137), on ne voit pas trop ce qui le distingue des constructivistes. Que l’eau soit composée de deux atomes d’hydrogène et d’un d’oxygène est un fait, qu’on ait une chimie ou pas. Notre notation « H2O » ne fait rien à l’affaire. Si c’est un fait, dur et net, que les Allemands ont envahi la Belgique en 1914 en violation de tous les traités, pourquoi faudrait-il douter que c’en est un ? Si c’est un fait, comme le soutient Stephen Hawking, que l’univers n’a pas de commencement, pourquoi ne pas le reconnaître, ou le nier si cela n’en est pas un ? Et, si c’est un fait que torturer gratuitement un être humain ou un animal est mauvais, c’est un fait. Ou pas. L’essai de Ferraris s’arrête là où commence ce que tous ces écrits sur la post-vérité ont négligé, une philosophie un peu consistante de la vérité, qui en analyse le concept et la nature. Si nous voulons résister au postmodernisme et à la post-vérité, il nous faudra bien une conception plus robuste, et plus métaphysique, de la vérité.

Arendt et les straussiens s’accordent curieusement sur un point avec la philosophie politique de Rawls la seule vraie conception politique sérieuse de notre temps. Rawls soutient que la vérité, au sens des vérités de raison et des vérités normatives, celles qui portent sur le bien ou la vie bonne), n’a pas de place dans une démocratie pluraliste, où seul le consensus rationnel est possible. Mais c’est ici que la post-vérité, dont les grands penseurs que sont Rawls ou Habermas sont si proches dans le domaine métaéthique et métapolitique, trouve ses limites. Faut-il réellement mettre à l’écart, dans le contrat idéal proposé par Rawls, toute considération sur la vérité des conceptions de la vie bonne et de la nature des faits moraux, et de la pertinence de ces faits dans la vie politique et sociale ? Cela ne me semble pas évident.

  1. Dont j’ai rendu compte jadis dans La Quinzaine littéraire, n° 930, 16-09-2006.

  2. Voir aussi, notamment, Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, Seuil, 2018, ; Mayvonne

    Holzem (dir.), Vérités citoyennes. Les sciences contre la post-vérité, éd. du Croquant, 2019.

  3. Voir cet article. Je me permets aussi de renvoyer à mon article « La leçon de philosophie de

    Donald Trump », AOC, janvier 2019 

 










La vérité, what else ?

par Pascal Engel
En attendant Nadeau , 82, 18 juin 2019 https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/06/18/verite-what-else/

La « post-vérité », « mot de l’année en 2016 », désignait à la fois l’atmosphère politique qui a conduit à l’élection de Trump et au Brexit, et, à travers la diffusion massive de fake news, l’ensemble de la culture de l’internet et des réseaux sociaux, et finalement tout notre Zeitgeist, relativiste et vériphobe. Il y a des liens entre tous ces développements, mais ils sont loin d’être clairs. Pour paraphraser Alphonse Allais, il vaut mieux aller à la poste vérifier plutôt que d’aller à la post-vérité.

Maurizio Ferraris, Post vérité et autres énigmes. Trad. de l’italien par Michel Orcel. PUF, 174 p., 15

Manuel Cevera-Marzal, Post-vérité. Pourquoi il faut s’en réjouir. Le Bord de l’eau, 120 p., 12

Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre. Allia, 48 p., 6,20

Bien que la floraison de livres sur la post-vérité soit récente, la notion n’est pas spécialement nouvelle. Les premiers diagnostics d’une désaffection de notre époque pour la vérité, la connaissance et les faits sont venus en particulier des livres de Richard Rorty et de ceux de la French Theory, qui ont trouvé que la post-vérité était une bonne chose. Plus tard, Bernard Williams (Truth and Truthfulness, 2002, trad. fr. Gallimard, 2006 [1]) ou Ralph Keyes (The Post-Truth Era, 2004) ont donné des analyses plus critiques. Mais depuis 2016 plus d’une quarantaine d’essais sont sortis dans toutes les langues, dont ceux de Lee McIntyre (Post Truth, 2018), Michiko Kakutami (The Death of Truth, 2018), Giovanni Maddalena et Guido Gili Gili (Chi ha paura della post-verità? 2018) ou Aså Wikforss (Alternativa fakta. Om kunskapen och dess fiender, Stockholm, 2017). Les ouvrages en français dont il est question ici ne forment qu’une petite partie de cette vague déferlante [2].

La « post-vérité » recouvre au moins trois phénomènes distincts, bien que liés : les conséquences sur l’univers des médias et l’espace public de l’internet et des réseaux sociaux, la libération d’un nouveau type de parole politique et publique fondé sur le mépris des faits et du savoir, et la réalisation par l’époque des diagnostics et des prescriptions d’une philosophie postmoderne proclamant la fin de la vérité et des valeurs du savoir : la vérité, c’est comme Capri, c’est fini, nous disent ces prophètes. Mais ces phénomènes ne s’impliquent pas

mutuellement, ni ne forment un ensemble cohérent qui pourrait nous faire croire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère.

En premier lieu, on a soutenu que la post-vérité désignait la situation, maintenant bien connue, créée par l’invasion des technologies de l’internet dans la production et la réception d’informations et leurs effets dans l’espace public. Alors même que l’information est supposée accessible par tous et partout, elle devient si abondante qu’elle sature l’espace médiatique et le dérégule. Alors qu’on pouvait, avec les anciens médias, se référer à des sources relativement fiables ou, du moins, vérifier si elles l’étaient, l’abondance des sources a créé une méfiance généralisée, conduisant les consommateurs d’informations à s’en remettre plutôt à leurs propres communautés et à partager cette information avec ceux qui ont les mêmes opinions, notamment sur les réseaux sociaux. Ainsi sont nés les phénomènes de tribalisme et de bulles informationnelles qui ont transformé ce que Marshall McLuhan appelait jadis le village global en une myriade de petits hameaux. Sur cette base ont fleuri les phénomènes, eux aussi bien connus, de manipulation de l’information et de tentatives d’invasion de l’espace public à des fins politiques ou de propagande : trolling, effets de chambre d’écho des informations, astrosurfing (simulation d’un vaste ensemble d’internautes sur un sujet) et autres variétés de pollution et de « cancers informationnels », dont la multiplication et l’omniprésence des fake news sont les effets les plus visibles. En plus de cela, la majeure partie de ce que nous savons, aussi bien pour notre connaissance ordinaire que pour notre connaissance savante et spécialisée, est de la connaissance googlée. Et, selon des statistiques récentes, 40 % au moins de ce qui est sur internet est faux, et 60 % produit par des machines et non des humains.

En eux-mêmes, ces développements technologiques et ces changements dans l’univers des médias produisent des effets de perte de confiance dans l’information et une production massive et planétaire de fausseté et de bobards, mais on ne voit pas pourquoi ils créeraient une situation dans laquelle on aurait moins besoin de la vérité, encore moins où la vérité se trouverait, comme on le dit souvent, indistinguable de la fausseté et de la fiction, et pourquoi ils conduiraient à l’abolition de la distinction du vrai et du faux, ou de celle entre l’opinion et le savoir. Certes, les sites internet et les productions de contenus sur les réseaux sociaux visent à attirer les consommateurs d’informations en les orientant vers ce qui est intéressant, curieux et étonnant plutôt que sur ce qui est vrai et justifié. Selon des statistiques récentes, les contenus faux mais surprenants se diffusent bien plus vite que les informations vraies. Mais le fait que l’on essaie de faire croire aux gens des bobards, et même qu’ils les croient, n’a jamais entraîné que la distinction entre le vrai et le faux disparaisse, ni que les gens soient incapables de faire la différence. Après tout, les producteurs de fake news font de gros efforts pour démontrer que leurs nouvelles sont vraies : ils donnent de prétendues preuves, ils font comme si les informations étaient vraies, et les récepteurs agissent en conséquence. Ainsi, dans la fameuse affaire dite du « pizza gate » où un idiot dangereux a cru au bobard selon lequel une pizzeria de Washington abritait un réseau pédophile tenu par Hillary Clinton et s’en est allé tirer au fusil dans l’établissement, il fallait bien qu’il croie vraie l’information, et agisse sur la base de celle- ci. Les consommateurs de nouvelles antisémites, racistes, xénophobes et autres complots n’ont aucune propension, ni intérêt, à traiter les soi-disant nouvelles qu’ils diffusent comme fausses, et ceux qui les reçoivent ne les considèrent pas comme des fictions. L’idéologie, comme la religion, a besoin de la notion de vérité, et ce n’est pas parce qu’il y a dans le cybermonde plus de faussetés que de sargasses dans la mer du même nom que la frontière du vrai et du faux disparaît.

De plus, la prolifération des fake news est-elle vraiment nouvelle ? À cette échelle, sûrement. Mais, comme on sait, il y a des siècles qu’elles sont là. À bien d’autres périodes de l’histoire,

rumeurs, propagandes, bobards, bourrage de crâne et canulars ont pris des tours endémiques sans pour autant qu’on devienne sceptique quant à l’existence de la vérité et la possibilité de la connaître, ou que la vérité s’en trouve dévaluée. Le phénomène des fake news (infecta) est même très bien décrit par le Poète, quand il raconte comment la fama, la rumeur, se répand autour des amours de Didon et Énée :

« La rumeur, de tous les maux le plus véloce. Son mouvement fait force
Et sa marche accroît sa puissance. La peur la rend d’abord petite,
Mais bientôt elle se dresse dans les airs, elle a les pieds sur la terre et plonge Sa tête dans les nuages, ses pieds sont agiles, ses ailes sont rapides
C’est un monstre effroyable, gigantesque. »
(
Énéide, IV ,173-177, trad. Paul Veyne, Les Belles Lettres, 2013)

Thucydide rapporte que, durant la guerre du Péloponnèse, la rumeur se répandit à Athènes que les Spartiates avaient empoisonné tous les puits. Les déclarations du général Mercier pendant l’affaire Dreyfus, le silence sur les mutineries de 1917, les mises en scène nazies, les procès staliniens, le maccarthysme ou Colin Powell exhibant sa fiole à la tribune de l’ONU sont des mensonges d’État. L’espionnage, la propagande de guerre, les légendes urbaines et la propagation de fausses nouvelles en temps de guerre, analysés par Marc Bloch, dans un article passionnant opportunément réédité par Allia, anticipent les fake news et la cyberguerre d’aujourd’hui. L’échelle a changé, mais pas le phénomène. Les bandits, les maffiosi, les espions n’ont jamais cessé de mentir et de manipuler la vérité, mais ils savent par où elle passe ou ne passe pas : comment tiendraient-ils autrement leurs comptes en banque et les serments sur la base desquels ils ont établi leurs commerces ?

La tromperie, les falsifications, les rumeurs et les mensonges ne sont donc pas des nouveautés, et en ce sens la notion de « post-vérité » est bien naïve, si elle laisse supposer qu’il y aurait eu, avant les épisodes récents, une époque bénie où la vérité et la véracité étaient la règle du discours journalistique et public, et qu’on la respectait. En revanche, il est clair qu’un changement profond a eu lieu dans le style du discours politique, dont Trump est sans doute le signe le plus visible. Son mode de communication, qui passe par Twitter, qui consiste à insulter et à harceler systématiquement ses adversaires, et la manière qu’il a de faire des mensonges éhontés, ont fait qu’il est devenu le symptôme le plus net de l’invasion du discours public par ce que le philosophe Harry Frankfurt a appelé le bullshit, la foutaise : dire n’importe quoi, sans se préoccuper de savoir si c’est vrai ou faux, factuel ou non (On Bullshit, 2005, trad. fr. De l’art de dire des conneries, 10/18, 2006).

Trump n’est pas une exception, il est emblématique : le bullshit est devenu une caractéristique majeure du discours contemporain, présente dans la publicité, le journalisme, les médias et internet. Il ne s’agit plus d’affirmer, ou de proposer à croire, en donnant des raisons de ce que l’on avance, mais juste de dire, et d’occuper le terrain. Quand quelqu’un affirme quelque chose, et qu’on lui objecte, preuves à l’appui, que c’est faux, il est supposé retirer son assertion, ou la

réviser. Mais cette règle simple a largement disparu, notamment chez les hommes politiques : ils sont prêts à dire ce qui leur passe par la tête, du moment que cela produit des effets utiles à leur entreprise. Ils ne demandent même pas, comme jadis les tribuns et les idéologues, qu’on les croie, mais juste que le doute, ou une adhésion molle, s’installe. Très intéressante est de ce point de vue la pratique du retweet, dans laquelle Trump est passé maître : un groupe d’internautes produit un bobard ; au lieu de lui donner un « like », ce qui vaudrait approbation, on se contente de le retweeter, pour le faire circuler, sans dire si on le tient pour vrai ou faux, et pour obtenir le bénéfice du doute. Comme le disait joliment Dany Carrel dans Le pacha (dialogues d’Audiard): « J’balance pas, j’évoque ». Le bullshit n’est pas le mensonge, car le menteur se préoccupe de la vérité, s’il veut faire croire le faux. La foutaise traduit une véritable indifférence à l’égard de la vérité. En ce sens, comme l’a dit le philosophe Peter Pagin, Trump a acquis une place de choix dans l’histoire de l’assertion [3].

En troisième lieu, ce cynisme des politiques vis-à-vis du vrai et les mécanismes médiatiques qui le renforcent ont-ils un rapport direct avec la notion plus ou moins philosophique de « post- vérité » promue par les auteurs « postmodernes » ? Sans doute pas directement, car on ne peut pas soupçonner Trump ou Nigel Farage d’être des lecteurs assidus de Derrida, de Foucault, de Lyotard, ou même de Stanley Fish. Mais il ne fait pas de doute que le relativisme postmoderniste s’est répandu, après avoir été une doctrine typique de la gauche, chez les hommes politiques de droite : « les faits n’existent pas », « la presse raconte n’importe quoi », « pourquoi croire aux experts ? ». S’est-il répandu aussi dans l’opinion, voire dans l’esprit de notre époque, au point que l’on pourrait soutenir que nous serions dans un nouveau paradigme ou, pour parler comme Foucault, dans un nouveau « régime de vérité » ? C’est ici que les confusions deviennent rampantes.

La notion de « post-vérité », si elle est supposée désigner une attitude collective vis-à-vis de la vérité, peut vouloir dire plusieurs choses. Cela peut, d’abord, vouloir dire qu’on est devenu sceptique quant à la vérité elle-même, autrement dit qu’on tient qu’elle n’existe pas, ou qu’elle est inconnaissable. Cela peut vouloir dire ensuite qu’on doute de la valeur de la vérité, soit qu’on doute qu’elle mérite d’être respectée, soit qu’on la tienne pour inutile ou nuisible. Cela peut vouloir dire aussi qu’on doute de la valeur et de l’efficacité de la véracité, qui n’est pas la vérité, mais le fait de dire le vrai, de ne pas mentir ou d’être sincère. La confusion, entretenue par des philosophes aussi éminents que Foucault, entre le dire vrai et le vrai, est fréquente. Il y a peu de chances pour que nos politiques, ou l’opinion elle-même, soient devenus sceptiques quant au vrai ou à sa valeur, si cela veut dire qu’ils n‘admettent plus la notion factuelle ordinaire de vérité. Si fantasmagoriques que soient certaines allégations de Trump et d’autres, ces gens font la différence entre le vrai et le faux, même s’ils ont intérêt à ne pas reconnaître les vérités qui les gênent.

Il y a peu de chances aussi pour que la vérité au sens ordinaire soit considérée comme inutile ou cesse d’avoir de la valeur : tout le monde ou presque souhaite savoir l’état de sa santé ou de son compte en banque. Les producteurs de fake news eux-mêmes et les menteurs ont besoin de la vérité. Même si une bonne partie de ce que ce que l’on appelle « post-vérité » désigne le règne de l’opinion, à la fois au sens où chacun estime avoir un droit absolu à exprimer la sienne et au sens où elle devient dominante, la distinction entre l’opinion et la vérité ne disparaît pas. Certains postmodernes, comme Baudrillard, ont brodé sur l’idée qu’avec le monde des médias la distinction entre le réel et la fiction disparaîtrait et qu’on se retrouverait dans une sorte de vaste Matrix ou de rêve de Zuhangzi rêvant qu’il est un papillon rêvant qu’il est un papillon, mais cette idée est elle-même une fiction : la téléréalité a beau être de la « réalité », elle n’en

est pas moins de la télé, et tout le monde le sait. De même, la post-vérité a beau être post, elle n’en est pas moins vérité.

La notion de post-vérité n’est donc, pour l’essentiel, qu’un faux-semblant, si elle implique que la vérité elle-même la propriété ou la chose – serait tenue comme n’existant pas et n’ayant aucune valeur. Il est très douteux que les philosophes postmodernes – à supposer qu’ils croient eux-mêmes être venus à bout de la notion usuelle de vérité factuelle et de la définition classique de la vérité comme correspondance aux faits – soient parvenus à en convaincre l’humanité. En revanche, le scepticisme quant à la valeur de la véracité, du dire vrai, de la sincérité, à la fois dans le domaine politique et en général, est bien réel, mais il n’est pas nouveau. Il a un fond aristotélicien – dans le domaine de l’action, et donc du politique, on ne délibère pas de la même façon que dans le domaine de la connaissance et un fond machiavélien dans le domaine politique, le mensonge du Prince peut être au service du bien de la République. À cela s’ajoute le thème hobbesien décisionniste auctoritas, non veritas, facit legem, que reprirent Carl Schmitt et Leo Strauss, ce dernier étant l’un des inspirateurs des néo-cons. Les néo- machiavéliens et néo-straussiens (ou néo-schmittiens) ont tôt fait de dénoncer la naïveté de ceux qui soutiennent que nous serions entrés dans l’ère de la post-vérité. Le mensonge, nous disent- ils, la propagande, la manipulation de l’opinion, et même la duplicité des gouvernants, ont non seulement toujours fait partie de l’action politique, mais sont la plupart du temps des instruments parfaitement légitimes pour le bien de la cité. Prétendre revenir à l’innocence et à la sincérité, c’est faire preuve d’un idéalisme et d’un angélisme que même Rousseau et Kant n’auraient pas soutenu.

Quand on entend discuter des relations entre vérité et politique, on se réfère en général au célèbre article éponyme d’Hannah Arendt de 1967 (in La crise de la culture, trad. fr. Gallimard, 1972), qui reprend la thèse aristotélicienne en excluant les vérités de raison ou philosophiques de la politique. L’article d’Arendt est subtil, bien que souvent obscur, ne distinguant pas toujours clairement vérité et véracité, vérité et connaissance de la vérité. Mais à aucun moment elle ne chasse la vérité du domaine politique, du moins au sens de la vérité factuelle, sans laquelle la démocratie ne pourrait vivre. Elle cite Clemenceau à qui on demandait quelles seraient les positions des historiens sur les responsabilités de l’Allemagne dans la Première Guerre, et qui répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. »

Manifestation (2017) © Cody Williams/CC

Manuel Cervera-Marzal entend s’inspirer des leçons d’Arendt dans son petit volume au titre provocateur. Vive, nous dit-il, internet qui libère la parole de ceux qui en étaient privés. La post-vérité n’est un épouvantail que pour ceux qui veulent garder le pouvoir, intellectuels et dominants. Jamais, nous dit-il, la vérité n’a été au service du peuple, et c’est tant mieux. Par conséquent, plus il y a de post-vérité, mieux c’est, car les illusions que charrie cette idée sont pires que ce qu’elle entend dénoncer. La politique est par essence conflit, et le peuple n’en a pas besoin. On s’épargnera la lecture de ce libelle confus, qui ne va guère au-delà du machiavélisme vulgaire.

Le livre de Maurizio Ferraris, paru en italien en 2017, offre un diagnostic plus intéressant. Il propose, comme Nietzsche dans Généalogie de la morale, trois « dissertations ». Dans la première, il soutient, non sans de bons arguments, qu’il y a une relation étroite entre le postmodernisme et la post-vérité. Ce sont, nous dit-il, les philosophies radicales de l’Occident, et au premier chef celle de Nietzsche, qui ont fait de la vérité une illusion, et une manifestation de l’autorité et de la volonté de puissance. Le déclin de l’autorité dans la démocratie aurait produit celui de la vérité. Pour finir, les idées postmodernes se seraient répandues dans la culture, les médias, la politique. Comme je l’ai indiqué, je suis d’accord sur le fait que la contestation de la vérité dans le domaine de la connaissance, notamment scientifique, avec la montée du relativisme, a joué un rôle non négligeable dans la dévalorisation de la notion scientifique et philosophique de vérité. Mais je doute que ces développements, qui sont indéniables, aient réellement menacé l’idée de vérité proprement dite, celle de tous les jours, même s’ils ont introduit du soupçon sur sa valeur et celle de la véracité. Ou, plus exactement, ils ont introduit une méfiance vis-à-vis de ceux qui s’en réclament, ce qui n’est pas la même chose, et une oscillation caractéristique du public, qu’avait bien notée Bernard Williams, entre rejet des experts et soif de vérité (quant aux dangers des médicaments ou de la technologie, par exemple).

Dans sa deuxième dissertation, Ferraris propose, pour rendre compte de la révolution d’internet et des séismes qu’elle a fait subir à l’information et à la culture, sa théorie de la « documentalité » qu’il a développée ailleurs : notre univers est devenu celui des documents de toutes sortes, écrits, visuels, virtuels, inscrits dans nos médias et notre cybermonde, et ces documents sont devenus, bien plus que les biens économiques et le capital, les enjeux du pouvoir et des échanges. Dans sa troisième dissertation, Ferraris aborde la question essentielle de toutes ces discussions sur la post-vérité : quelle place peut-il rester pour la vérité objective dans l’univers qui est devenu le nôtre ? Il rejette la thèse des postmodernes, qui ne nous laissent qu’une « hypo-vérité », c’est-à-dire une conception parfaitement sceptique ou « soft » de la vérité, réduite à la manifestation de l’opinion, aussi bien que celle des philosophes analytiques, qui, selon lui, défendent une conception parfaitement dogmatique et impossible du vrai comme correspondance avec les faits qu’il appelle « hypervérité » et rejette tout autant. Il est dommage qu’ici Ferraris s’accorde avec les postmodernes et les constructivistes qu’il prétend attaquer par ailleurs, quand il nous dit qu’il n’y a pas de vérité pure et indépendante de nos moyens de connaître.

Quand il nous dit par exemple : « Que le sel soit du chlorure de sodium ou qu’il y ait eu des dinosaures ne dépend en rien de nous ni de nos schèmes conceptuels. Toutefois il peut subsister une dépendance technologique : il dépend de nous que soit élaborée la science de la chimie (elle aurait pu ne pas exister), qu’on ait trouvé des ossements, formulé des propositions, des classifications, des interprétations » (p. 137), on ne voit pas trop ce qui le distingue des constructivistes. Que l’eau soit composée de deux atomes d’hydrogène et d’un d’oxygène est un fait, qu’on ait une chimie ou pas. Notre notation « H2O » ne fait rien à l’affaire. Si c’est un fait, dur et net, que les Allemands ont envahi la Belgique en 1914 en violation de tous les traités, pourquoi faudrait-il douter que c’en est un ? Si c’est un fait, comme le soutient Stephen Hawking, que l’univers n’a pas de commencement, pourquoi ne pas le reconnaître, ou le nier si cela n’en est pas un ? Et, si c’est un fait que torturer gratuitement un être humain ou un animal est mauvais, c’est un fait. Ou pas. L’essai de Ferraris s’arrête là où commence ce que tous ces écrits sur la post-vérité ont négligé, une philosophie un peu consistante de la vérité, qui en analyse le concept et la nature. Si nous voulons résister au postmodernisme et à la post-vérité, il nous faudra bien une conception plus robuste, et plus métaphysique, de la vérité.

Arendt et les straussiens s’accordent curieusement sur un point avec la philosophie politique de Rawls la seule vraie conception politique sérieuse de notre temps. Rawls soutient que la vérité, au sens des vérités de raison et des vérités normatives, celles qui portent sur le bien ou la vie bonne), n’a pas de place dans une démocratie pluraliste, où seul le consensus rationnel est possible. Mais c’est ici que la post-vérité, dont les grands penseurs que sont Rawls ou Habermas sont si proches dans le domaine métaéthique et métapolitique, trouve ses limites. Faut-il réellement mettre à l’écart, dans le contrat idéal proposé par Rawls, toute considération sur la vérité des conceptions de la vie bonne et de la nature des faits moraux, et de la pertinence de ces faits dans la vie politique et sociale ? Cela ne me semble pas évident.

  1. Dont j’ai rendu compte jadis dans La Quinzaine littéraire, n° 930, 16-09-2006.

  2. Voir aussi, notamment, Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, Seuil, 2018, ; Mayvonne

    Holzem (dir.), Vérités citoyennes. Les sciences contre la post-vérité, éd. du Croquant, 2019.

  3. Voir cet article. Je me permets aussi de renvoyer à mon article « La leçon de philosophie de

    Donald Trump », AOC, janvier 2019